La crise agricole (I)

31 July, 2009

En 1960, l'Europe prise en sa totalité ne pouvait pas à 100% nourrir sa propre population. Elle a tenté de devenir autosuffisante dans ce domaine économique qui n'est pas un secteur économique comme un autre.

L'Europe des années 60 instaure une politique pour assurer son autosuffisance

L'autosuffisance de l'Europe en matière agricole pouvait à l'époque être considérée sous l'angle de la sécurité presque « militaire » en un contexte de guerre froide. Nous nous souvenons de ces responsables agricoles comme Emile Scoumanne (alors secrétaire des UPA), insistant sur le danger que représenteraient pour les populations européennes, de graves atteintes, par exemple, à la liberté de navigation , en cas de crises internationales sérieuses. L'Europe atteint son autosuffisance dans plusieurs secteurs dans les années 70, mais dans les années 80, elle produit de trop.

L'époque des « montagnes de beurre »

C'est l'époque où l'on caricature la PAC en parlant des lacs de lait dont elle est la source et des montagnes de beurre qu'elle a édifiées. Comme l'a dit Yves Somville dans sa conférence à Libramont le 27 juillet dernier, la PAC « a trop bien réussi » 1 A ces époques, il pouvait arriver qu'en un an les prix agricoles soient fixés à 14% d'augmentation par rapport à l'année précédente. Le budget agricole de l'Union européenne était le plus important, ce qui pouvait mécontenter les Anglais par exemple et faire considérer que la PAC avait été conçue en fonction des intérêts agricoles français, un pays dont les agriculteurs représentaient encore alors 7 à 8% de la population active (contre 2% en Wallonie par exemple). Des mesures furent prises à l'époque pour limiter la production tout en garantissant toujours les prix aux agriculteurs, notamment dans le domaine de la production laitière. C'est l'époque des « quotas laitiers ».

De 1992 à 2003

A partir de 1992, et donc sans rapport avec les problèmes de la surproduction des années 80, on a abandonné le mécanisme classique des prix garantis. Ceux-ci diminuent à partir de 1992, mais il y a des aides compensatoires partielles. C'est l'époque également où l'on introduit des contraintes environnementales. L'agriculture doit devenir multifonctionnelle. Elle joue un rôle dans le maintien des paysages (le mot paysan signifie « l'homme du pays »). La PAC se préoccupe à la fois d'environnement et de libéralisation.

A partir de 2003

A partir de 2003, les prix des produits agricoles se rapprochent des prix sur le marché mondial entre les grandes Régions agricoles du monde (Europe, Amérique du Nord, sous-continent indien etc.). Les aides directes à l'agriculture sont dites « découplées » et fixées en fonction d'une situation historique « photographiée » en 2002. Il ne s'agit donc plus d'aides en fonction de la production. A la limite, il ne faut même plus produire pour recevoir des aides. Il y a quelque chose de pervers dans ce mécanisme. D'autant plus que la PAC, tout en étant de plus en plus libéralisée soumet en même temps les agriculteurs, pour des raisons de sécurité alimentaire, d'environnementalisme, à des contrôles de plus rigoureux et qui exténuent le monde agricole, lequel, sur le marché mondial, doit faire face à des agriculteurs comme ceux de la Nouvelle-Zélande, qui ne sont pas soumis à des contraintes aussi fortes.

On travaille à perte

La conséquence de cela, c'est que, dans certains domaines, comme l'escourgeon ou le lait, il arrive que les producteurs travaillent à perte, le prix qu'ils obtiennent pour leurs marchandises ne couvrant même pas l'ensemble de leurs coûts de production. Evidemment, en 2007-2008, on a assisté à une croissance formidable (et passagère), des prix agricoles. A l'époque, la chose a été ressentie comme une catastrophe dans les pays du sud, à un tel point que les experts de la Banque mondiale se sont rendus comptes qu'ils avaient eu tort, quelques années auparavant, face à la situation d'endettement catastrophique des pays du tiers monde, de les pousser, selon une certaine logique ultralibérale, à travailler pour exporter. Cela eut comme conséquence de pousser à l'abandon des cultures vivrières, abandon qui a fait grimper le nombre de personnes dans le monde souffrant de la faim. Le raisonnement ultralibéral était particulièrement mal fondé et injuste, car si l'Europe avait pu parvenir à une agriculture autosuffisante et compétitive, c'est en raison du fait que les agriculteurs y travaillaient à l'abri de la protection des frontières de l'UE.

(Ce qu'il convient de signaler, c'est que ces prix records de 2007 et 2008 n'ont pas baissé dans certains pays du Sud.)

La méprise de la Banque mondiale sur les pays pauvres endettés

Certains responsables agricoles disent maintenant que le revirement d'opinion dans les milieux de la Banque mondiale, à l'égard de mesures ultralibérales prises autrefois à l'égard du Sud, pourrait être un moyen de les convaincre que c'est toute l'agriculture, où qu'elle se trouve, qui devrait être protégée. Que ce soit dans les pays riches ou les pays pauvres, car il s'agit d'une activité sui generis qui ne peut se comparer avec aucune autre activité économique et qui mériterait de jouir d'un statut spécial, un peu comme l'on parle dans le domaine des œuvres de l'esprit d' « exception culturelle ». Il faut savoir en effet que les contraintes qui pèsent sur les producteurs de lait, par exemple, sont telles que le fait de ne pouvoir disposer de prix garantis rend l'activité humainement impossible. Si l'on veut maintenir une agriculture viable, il faut renverser la vapeur. On demande aux paysans de maintenir les paysages, mais, pour qu'ils y parviennent, il faut que, d'une manière ou d'une autre, ils puissent être rémunérés pour cette tâche. Dans la situation actuelle, l'agriculture des zones défavorisées, par exemple l'agriculture de montagne, est condamnée à mort, mais le reste risque la même chose.

Il existe aussi des raisons de protéger l'agriculture des pays pauvres qui sont de la charité bien comprise. Si l'agriculture s'y délite, en effet, les populations africaines ne pourront simplement plus vivre chez elles et nous ne sommes pas à même d'absorber ces multitudes.

Vers plus d'ultralibéralisme encore?

L'avenir est sombre, car il existe, sur les tables de l'OMC et dans certains Etats membres de l'UE, des plans pour renforcer encore l'extrême libéralisation de l'agriculture. Il y a des propositions qui ne sont pas encore rendues publiques, parlant de réduire les tarifs douaniers de l'UE de plus de 50%. Cela menace la production laitière, mais aussi la production bovine, de même que l'environnement lui-même, car si l'on en arrivait à supprimer les prairies permanentes, cela pourrait impliquer des dégagements de carbone débouchant sur des catastrophes écologiques. Tout est dans tout. Dans le projet « hollandais » non encore officiel, l'idée est même de supprimer à partir de 2013 toute aide directe aux agriculteurs.

Il semble impossible d'expliquer exactement cette ruée vers une dérégulation complète, sinon par la croyance en des dogmes économiques. Un peu de la même façon que l'URSS s'était collectivisée à outrance en fonction de dogmes socialistes, laissant cependant aux paysans quelque 5 % de lopins de terre « libéraux » qui ont vite finit par représenter une part importante de la production soviétique, jusqu'à 30% selon certains chiffres. Il y a d'ailleurs de grandes puissances émergentes comme l'Inde qui n'ont pas hésité une seconde, durant la crise alimentaire de 2007 et 2008 à appliquer une politique protectionniste extrêmement dure en vue de protéger ses agriculteurs. Le risque est réel de voir la totalité de l'économie agricole tomber aux mains de grandes entreprises fonctionnant exactement comme des entreprises industrielles, qui auront la taille pour affronter le marché, mais qui demeureront extrêmement fragiles malgré tout, ce qui annoncerait alors de nouveaux risques pour la nourriture des êtres humains.

[Voir aussi un livre récent]

  1. 1. Yves Somville, La place de l'agriculture demain dans le cadre de l'OMC et de la nouvelle PAC, Libramont, 27 juillet 2009.