N'ayons pas peur du mot Nation

République n°39, octobre 1996

Journal République

L'écrivain Mario Vargas Llosa proposait récemment l'idée suivante que l'on retrouve dans la mauvaise conscience de beaucoup d'hommes politiques wallons: « Si l'on considère le sang qu'elle a fait couler au cours de l'histoire, la manière dont elle a contribué à nourrir les préjugés, le racisme, la xénophobie et le manque de compréhension entre les peuples et les cultures, l'alibi qu'elle a offert à l'autoritarisme, au totalitarisme, au colonialisme, aux génocides religieux et ethniques, la nation me semble l'exemple privilégié d'une imagination maligne. » A cela, Dominique Schnapper répond par l'argumentation suivante que nous avons extraite de son livre La communauté des citoyens, Gallimard, Paris, 1994:

Voilà le national au ban des accusés pour avoir déchaîné les passions collectives, les conflits et les horreurs du 20e siècle. On peut regretter qu'un grand écrivain sud-américain, démocrate, se fasse, à son tour, le porte-parole de ces analyses qui ont le charme du simplisme. Il ne s'agit évidemment pas d'excuser ou de justifier des conceptions ou des agissements aussi condamnables que tous ceux qui aboutissent à massacrer les hommes et à effacer les civilisations. Mais les empires, les régimes dynastiques ou théocratiques étaient-ils tolérants et pacifiques? L'histoire a connu les guerres, les tyrannies, la xénophobie et les massacres de peuples avant que naissent les nations politiques modernes. La guerre de Trente Ans au 17e siècle n'avait pas été moins coûteuse pour l'Allemagne que les guerres du 20e siècle. Il avait fallu plus de temps pour relever ses ruines et réparer le malheur des populations. La spécificité du 20e siècle, de ce point de vue, tient moins à l'existence des nations qu'à l'efficacité technique des instruments de destruction, et surtout au fait qu'on ait appliqué, méthodiquement et bureaucratiquement, l'esprit rationnel de l'homme à l'ambition, formulée et organisée par un Etat, d'éliminer physiquement des peuples dans leur totalité. A partir du moment où l'ordre politique est organisé en nations, les guerres et les contraintes de la vie collective qu'entraînent inévitablement l'organisation et la centralisation politiques sont nationales. Cela ne signifie pas pour autant que le national en tant que tel soit responsable du déclenchement des conflits. Lorsque l'ordre politique est organisé en nations, les guerres sont nationales; lorsqu'il était fondé sur des principes dynastiques, religieux ou impériaux, elles étaient dynastiques, religieuses ou impériales. Il ne suffirait pas de supprimer les nations, "alibis à l'autoritarisme, au totalitarisme, au colonialisme", pour que le monde connaisse la démocratie mondiale, que Mario Vargas Llosa appelle de ses voeux, fondée sur les échanges économiques pacifiques et la protection des petites cultures authentiques. Cela ne signifie pas non plus qu'on puisse assimiler toutes les formes nationales, démocratiques, autoritaires ou totalitaires, et les condamner égalementsans tenir compte de leur régime politique [...] Si le lien social se réduisait à la seule collaboration imposée par le travail collectif, à la seule solidarité objective que crée le système de redistribution et à l'intégration des catégories marginales par la politique d'intervention sociale, la réalité et l'idéal du citoyen, qui sont au fondement de l'idée de nation, ne s'affaibliraient-ils pas au point de menacer ce que Durkheim appelait la cohésion sociale? L'affaiblissement de la nation politique ne risque-t-il pas d'entraîner celui du lien social?