L'Europe, la Wallonie et la République

Toudi mensuel n°24, janvier 2000
Dans quel cadre politique serons-nous amenés à vivre: Région, Nation, Europe, Monde? Pour le moment, c'est encore l'État-Nation. Il faut le dépasser: comment? Pour Gellner, le principe nationaliste résulte d'une coïncidence entre l'identité culturelle et l'État: l'État-Nation s'efforce d'éduquer ses ressortissants au même "langage" (la langue, mais aussi quelque chose de plus vaste), ce qui rend possible le développement sur la base d'une population instruite (qui lit, écrit, se comprend). Mais avant d'examiner la manière de dépasser la Nation, examinons les nouvelles nations en Europe depuis cent ans.

1) Les faits: treize États européens de plus qu'il y a 100 ans

On s'effraie du désir d'autonomie de certaines entités en Europe. Il y a une tendance constante à parler de ces phénomènes en termes de «repli-identitaire-à-cause-de-la-crise».

Or, en Europe occidentale, juste avant 1890, il y avait moins d'Etats souverains, moins d'entités autonomes (sauf le cas particulier de l'Allemagne).

Le Luxembourg devient indépendant en 1890, la Norvège se sépare de la Suède en 1905 (mais les pays scandinaves se comprennent en parlant chacun leur langue). La Finlande (1917), l'Irlande (1921), l'Islande (1944), l'île de Chypre (1960) et de Malte (1964) sont des indépendances récentes. Les fortes autonomies de Catalogne et Pays Basque, Flandre et Wallonie s'esquissent dans l'entre-deux guerres. La République accorde les autonomies catalanes et basques en 1935, que supprime la victoire fasciste de 39. La fixation de la frontière linguistique de 1932 en Belgique est le geste capital qui fixe les territoires wallon et flamand et bruxellois. L'Écosse est un processus plus ancien (voir TOUDI mensuel n°6) puisque depuis l'union avec l'Angleterre, droit, système d'enseignement et religion y sont particuliers. Les autonomies de ces cinq entités, s'accomplissent ces vingt dernières années.

Enfin, à rebours, l'Autriche actuelle, qui date de 1919, est la conséquence de la perte de l'Empire par cette nation qui en était le noyau: l'Autriche n'existait pas (comme l'a vu Musil) dans l'Autriche-Hongrie.

Cela concerne 50 millions d'Européens

Le Luxembourg (0,4 million d'habitants), la Norvège (4,3), la Finlande (5,1), l'Irlande (3,5), l'Islande (0,26), Chypre (0,7) Malte (0,36), la Catalogne (6,01), le Pays Basque (2,1), la Flandre (6,6), la Wallonie (4,1 avec Bruxelles francophone) et l'Écosse (5,1) regroupent près de 39 millions d'habitants, 47 millions avec l'Autriche (7,9).

L'Europe occidentale d'avant les unifications italienne et allemande (1870) est plus morcelée que celle de 1999, mais celle de 1999 compte sept Etats indépendants de plus et cinq pays très autonomes ayant vocation à l'indépendance (et le cas particulier de l'Autriche). L'Europe d'aujourd'hui plus morcelée que celle d'après 1870 contient des peuples plus proches les uns des autres qu'en 1870-1890 époque où les nationalismes se rechargent en vue de l'explosion horrible de la Grande Guerre.

Les indépendances récentes n'ont mis à mal que l'unité d'Empires peu légitimes (britannique, russe, austro-hongrois), ou une domination danoise, anglaise, suédoise. Flandre, Wallonie, Catalogne, Pays Basque, mettent en cause des Etats ayant, par le fascisme, en Espagne, par une monarchie autoritaire, en Belgique, fondé peu démocratiquement, l'unité. Il y a les particularismes comme idéologies, mais aussi les... particularités: objectives, légitimes, indispensables. On n'invente pas, un beau jour en se levant, Catalogne, Ecosse ou Flandre (comme la Padanie). Mettons-nous à égale distance de deux caricatures de la nation: l'essence éternelle d'un côté, la manipulation anecdotique de l'autre (comme chez Gellner).

Les entités en cause ont toutes un siècle ou plusieurs. Leur identité n'est pas le fruit de manipulations d' «intellectuels et journalistes». Le mouvement wallon (ou le catalan) a des aspects différents avant la Première guerre mondiale; entre les deux guerres; après la dernière; récemment. Ils ont été travaillés, tantôt à droite, tantôt à gauche, tantôt par le mouvement ouvrier, tantôt par la bourgeoisie, par des démocrates ou des gens peu démocrates, en période de crise ou de croissance etc. On peut parler avec Gramsci de leur indépendance relative par rapport aux conditionnements économiques plus conjoncturels (mais capitaux!): ils se définissent par la «longue durée» (langue, culture, relation aux éléments «naturels» comme mer, fleuves, emplacement des villes etc.). Cette durée n'est pas essence, mais participe d'un «Contrat social» cependant sans cesse à réformer. Comme la République...

Une évolution complexe

On ne peut expliquer ces émergences par un seul facteur (le «repli» par exemple), et on ne peut en déduire une idéologie de type «Europe des Régions». Certaines de ces entités sont parvenues à devenir ou demeurer souveraines (ou quasi) et d'autres pas. À la suite d'évolutions longues et compliquées. En les analysant, on verrait que la crainte d'une Europe balkanisée n'a de fondement que sur papier. L'opinion publique qui a appris, depuis 10 ou 20 ans, l'existence d'entités qu'elle ne connaissait pas (Slovénie, Tchétchénie etc.) a tort de penser que ces espaces, s'ils sont «artificiels» comme toute nation, ne sont pas arbitraires...

Ainsi, dans les années 70, les régionalismes en France semblaient déboucher sur des autonomies fortes (à l'écossaise). Il n'en fut rien. Occitanie et Bretagne, qui ne sont pas plus des inventions que Catalogne ou Flandre, demeurent des espaces remarquables, mais ne semblent pas vouloir se donner les capacités ni le statut d'État et, de ce point de vue étatique, Bretagne et Occitanie ont autant de sens que Poitou-Charentes, South England ou Norvège du Nord. On peut parier que, demain, l'Europe occidentale ne verra plus advenir autant de nations que les treize (avec l'Autriche) nées depuis 1890.

La souveraineté populaire dans le cadre de la souveraineté étatique est mise en cause par la mondialisation et peut sembler une illusion. Mais les époques antérieures ont vécu aussi la mondialisation: que l'on relise Braudel... Aussi poussée que soit la mondialisation, elle n'autorise pas de traiter à la légère la souveraineté de pays peu peuplés comme l'Islande ou le Grand-Duché. Le principe de la souveraineté étatique est à dépasser, mais sans que cela ne viole la démocratie.

Des entités viables?

S'agit-il de nations viables? La Catalogne, l'Ecosse ou la Flandre sont plus peuplées que le Danemark. Les autres pays sont comparables au Danemark sauf le Grand-Duché, Chypre et Malte. Le Luxembourg, avec 400.000 habitants vit des débats et déchirements (1848, 1914, 1940) le hissant à la hauteur d'un authentique espace public. Les Etats-Unis sont quatre fois plus peuplés que la France, la nation par excellence avec son incontestable grandeur et qui, cependant, est vingt fois plus petite que la Chine. Mais la Chine est-elle une nation? Ce sont les cas extrêmes qui posent problème: Etats-lilliputs comme Monaco, Grenade, Liechtenstein, ou, à l'opposé, États-titans comme Inde, Chine, voire États-Unis. Une nation viable ou valable, c'est celle qui vit à l'épreuve de la durée, les défis économiques et sociaux et les défis de la démocratie.

Sans positivisme, nous pourrions dire que beaucoup de débats mal conduits s'éclairciraient à la lumière des faits rappelés dans leur complexité et dont il est cependant simple de s'informer. Par exemple, en Belgique, l'ancienne organisation d'associations nombreuses sur une base wallonne (et francophone) ou flamande: syndicats paysans, de classes moyennes, mouvements de jeunesse, associations patronales, Action Catholique se sont créés d'emblée sur ces bases. Plus tard des associations d'anciens combattants. D'autres se sont scindées avant la fédéralisation de l'Etat: Ordres religieux, syndicats ouvriers, Ligue des Familles. D'autres ont été depuis toujours travaillés par les deux appartenances comme les partis, l'Église, l'armée et l'économie. Tout ce qui participe de la culture est marqué par la dualité: presse, cinéma, théâtre, télé, arts et lettres, mémoire populaire (les Flamands se souviennent autrement de 1914, 1940, 1950, 1960 que les Wallons). Nous vivons ces réalités dans le cadre d'un espace rendu homogène seulement par l'État, non par la (les) société (s) civile (s) qui, oublieuse d'elle-même déclare qu'elle s'est laissé imposer un Etat fédéral alors que c'est elle qui pousse à la division/disparition du Royaume. La gauche n'a pas à perdre son énergie à l'entretien de ces divisions de la Belgique? L'a-t-elle à maintenir une unité étatique belge qui se ressent d'avoir été conçue, comme les Pays-Bas de 1815, le Second Empire en 1852, l'Espagne du coup d'État de 1936, la France de Vichy, contre 1789, la République, la Modernité?

2) Pour une Europe postnationale

La nation est toujours, peu ou prou, coïncidence entre identité culturelle (Nation) et politique (État)? Soit de manière conventionnelle: on peut tout faire, même tuer, si c'est l'intérêt et la loi du groupe (seul nationalisme condamnable). Soit de manière post-conventionnelle: est reconnu comme juste, non pas ce qui est conforme aux règles, mais aux principes profonds qui les justifient (Antigone enterre son frère malgré qu'une loi l'interdise car, principe «profond», tout homme a droit à une sépulture). La conception républicaine française est post-conventionnelle car le patriotisme y est subordonné aux principes universalistes des Droits de l'Homme (par exemple, le droit reconnu par la Constitution de l'an I, de s'insurger contre le gouvernement légal s'il «viole les Droits du Peuple»).

Pour Jean-Marc Ferry il faut aller plus loin que la République. L'Europe est cette chance car elle devient une communauté politique supérieure aux États-Nations. Dès lors, elle met en cause la coïncidence entre Nation (identité culturelle) et État (identité politique), puisque l'identité politique ultime devient cette communauté politique qui dépasse l'État-Nation (Europe ou toute association d'États-Nations), obligeant l'État-Nation démocratique, non seulement à respecter les Droits de l'Homme, mais aussi à entrer en communication avec les autres Nations.

L'identité postnationale, ce n'est pas le supranational

Pour Jean-Marc Ferry, si l'Europe devient supranationale, elle fera coïncider la Nation ( et une identité culturelle européenne) et l'État. Un tel État européen serait simplement un État-Nation plus grand. Le nationalisme ne serait pas dépassé, mais porté à un niveau plus élevé.

Ferry considère que l'Europe doit devenir une Communauté politique supérieure aux États-Nations sans devenir elle-même un État-Nation. C'est cela l'identité postnationale. Si l' «État» européen peut se développer (sans être un État classique), il doit le faire en permettant à chaque État-Nation de conserver nombre de compétences, notamment l'essentielle compétence de formation de l'identité individuelle par l'éducation «nationale» qui ouvre à l'existence professionnelle, citoyenne, humaine. La Nation resterait, dans ce cadre (à élargir au monde), le pivot de la vie sociale sans en être la référence ultime, celle-ci étant l' «État», européen, puis mondial. Un État-Nation européen de centaines de millions d'habitants pourrait-il fonctionner démocratiquement quand l'on sait que parlements nationaux (et régionaux) sont déjà fort coupés de leurs mandants de dizaines de millions ou de quelques millions?

La guerre et les arbres

L'identité postnationale s'inspire de Kant qui, dès 1795, pensait que la guerre entre Nations était barbare et délicate à dépasser. Le conflit est positif: des arbres proches les uns des autres, doivent sans cesse, s'ils veulent survivre, se battre pour s'élever en vue de trouver air et lumière que les autres peuvent leur ravir. La lutte rend tout le monde plus grand, la civilisation en sort grandie. Au contraire, un arbre seul dans la plaine, n'ayant pas à se battre, s'étale rabougri. Il faut donc que les Nations puissent continuer à s'affronter, mais sans violence, sous la gouverne d'une Loi établie par une Communauté politique supérieure, en un conflit sublimé qui sera dialogue ou confrontation.

Dans ce cadre universaliste, il y a nécessité de maintenir les Nations. Les abolir, ce serait aller vers un État unique où se rabougriraient civilisation et démocratie et où la guerre renaîtrait probablement.

Un État comme l'État belge, regroupant plusieurs cultures, n'est pas postnational de ce fait. La coïncidence entre État et Nation reste la voie normale. L'aspiration de la Flandre ou de la Wallonie à devenir Nations est compatible avec l'identité postnationale si ces Nations restent post-conventionnelles (Constitution démocratique et octroi de la citoyenneté à tous les habitants), et si elles s'engagent dans une Europe obligeant à dialoguer.

Un multiculturalisme interne (le melting-pot américain) serait une nouvelle identité belge mais sans dépasser la Nation (belge en l'occurrence). La Nation ne peut être dépassée que de l'extérieur, par la confrontation avec des identités. Si la Flandre fait partie de l'identité wallonne c'est parce que nous nous sommes confrontés longuement à elle, non sans agressivité mais toujours sans violence et dans un cadre démocratique. On peut dire que la Flandre fait partie de l'identité wallonne sans tomber dans le mirage du multiculturalisme ou les fantasmes de la belgitude (et sans fuir vers le rattachisme). Il y a de la Flandre dans la Wallonie comme il y a du masculin en toute femme et du féminin en tout homme, sans que tout le monde ne soit hermaphrodite ce qui supprimerait la différence des sexes et le sel de l'existence. La Paix et la Fraternité humaines ne sont possibles que par le maintien de Nations s'ouvrant les unes aux autres et fortement affirmées dans un cadre politique européen puis mondial.