Gendebien, réunioniste paradoxal
Gendebien en vrai écrivain, écrit les choses nécessaires. Comme son inquiétude à l'île de Gorée, étape au large du Sénégal de la traite des noirs aux siècles passés et qui a parfois tendance à devenir touristique (p. 88-89): s'il en allait de même des camps de la mort plus tard?
Irrités du chauvinisme français (moins méprisable que le belge mesquinant les Français), nous oublions la France, puissance économique (la quatrième), politique, scientifique et culturelle (première, avec d'autres). Gendebien à Paris a senti («presque physiquement») y venir la «planète entière» (p.51). Le Monde titra un jour «Une petite France dans le vaste monde». Vrai et faux: Londres avec Paris (10 millions d'habitants, plus qu'à Londres), est l'une des rares villes vraiment mondiales. Le rayonnement de l'Allemagne, de l'Hispanité, du Brésil, de l'Islam, les multitudes chinoises, la puissance américaine n'éclipsent pas Paris, mais la renforcent. De Gaulle propose, en 1945, de réorganiser le Quai d'Orsay en lui intégrant une Direction de la coopération scientifique et culturelle dans le but de rejeter (de Gaulle dixit) «une psychologie outrée de nationalisme intellectuel» (p.50). Nous lisons les livres en multiples langues du monde entier traduites en français. La France fermée?
Il y a des partisans wallons de la réunion à la France qui ont vite réglé son compte à la Wallonie. Chez Gendebien, la connaissance de la Wallonie, sa conviction qu'il s'agit d'un «peuple» avec une «identité», une «histoire» (toute la p.119 est un cri de foi et d'amour), s'arrête (tout juste avant) l'idée que la Wallonie est une nation. Avant que ne s'opère dans le mouvement wallon la synthèse entre réunionnisme et indépendantisme, je veux renvoyer Paul-Henry Gendebien à la pensée de Ramuz qu'il m'a fait découvrir, à sa propre citation de Malraux, «la culture ne connaît pas de nations mineures, elle ne connaît que des nations fraternelles» (p. 70) et à cette magnifique description d'une Francophonie plurielle à la Willy Bal: «La langue française a désormais " échappé " à l'État-Nation qui l'a mise au monde (...) le bel oiseau a quitté son nid et (...) telle une bête joyeuse qui s'est répandue dans la forêt, elle fait beaucoup de " petits ", elle s'est en un mot, multipliée (...) Si la langue française est une patrie, on voit bien également que la langue française elle-même n'a plus de patrie au sens géopolitique du terme. Si elle n'a plus de patrie, c'est qu'elle en a plusieurs. Tellement que la voici apatride. Elle est en Europe, aux Amériques, en Afrique, en Asie, en Océanie.» (p.80).
Sur la couverture du livre, la «Liberté guidant le peuple» de Delacroix, mais, seule, avec son drapeau. Suit cette description d'une icône qui hante, par exemple, les manuels japonais: « Elle figure la liberté en marche, mais son visage n'exprime aucune joie ni aucune violence. En plus de l'inquiétude, c'est la volonté et la gravité qu'il reflète. La volonté parce que l'héroïne sait qu'elle a raison, la gravité parce qu'elle sait ce que les autres ne savent pas, ce que les gamins qui la suivent ne peuvent pas savoir: que la mort va faucher de nouvelles victimes dans quelques instants. Liberté splendide, liberté douloureuse.» Les peuples ne peuvent admettre qu'on écrive d'eux n'importe comment ni quoi. D'où notre chance d'avoir Gendebien.
Paul-Henry Gendebien, Splendeur de la liberté, Quorum, Ottignies, Gerpinnes, 1999.