"Voie royale" : l'avis éclairant d'un monarchiste
Paul Vaute est un monarchiste convaincu, ce qui est déjà presque paradoxal, la plupart des monarchistes dans notre pays l'étant par calcul ou par opportunité (au sens noble du terme). Son livre commence par souligner l'importance de la question monarchique: «C'est avec cette réalité monarchique que nous vivons quotidiennement. N'est-il pas paradoxal qu'elle alimente si peu la réflexion politique? Sauf exceptions, surtout situées dans la corporation des historiens, l'intellectuel dédaigne pareille problématique, qui lui paraît réservée à la presse people et à son lectorat de concierges et de chauffeurs de taxis, alors que les journalistes du coeur et du grand monde refuseront d'aller au-delà des apparences, des anecdotes.» (p.17). Magnifiquement bien vu! Comme l' idée de placer la monarchie belge entre le modèle des monarchies absolutistes et celui des monarchies scandinaves qui tendent vers l'honorifique pur. C'était déjà le sentiment de Raymond Fusilier dans Les monarchies parlementaires... Éditions Ouvrières, Paris, 1960, (lui-même monarchiste...).
Le débat du 5 décembre dernier à la RTBF où Paul Vaute était présent a vu s'opposer deux visions de la monarchie: celle qui lui donne une influence centrale (Paul Vaute), et celle de Francis Delpérée qui, tout en ne la minimisant pas, s'en tient aux textes et prétend que la monarchie a une influence devant s'accorder toujours avec celle du gouvernement contrôlé par les assemblées. Il y a une troisième position qui est celle (non dite) de la quasi totalité de la classe politique: hausser les épaules en privé et devant des publics restreints, la vénérer à la télé. La position que défend F. Delpérée convient le mieux à la classe politique, d'où sans doute la participation de ce constitutionnaliste à tout média où la monarchie est concernée.
Paul Vaute est un essayiste d'inspiration chrétienne discrète. Pour lui, la transcendance des valeurs, leur permanence, leur continuité fondent la Cité humaine. Les plus laïques des républicains auraient tort de le critiquer. La République française, Claude Nicolet l'a montré, participe d'une religion laïcisée, d'une philosophie de l'histoire et d'une vision du monde où la France a à jouer un rôle particulier. Pareille vision reste religieuse mais c'est la religion d'athées ou d'agnostiques comme Moulin, de Gaulle, Clémenceau, Régis Debray. Des penseurs modernes comme Jean-Marc Ferry, Delruelle appellent au contraire à un abandon de la religion dans l'espace public. Cela n'est pas une attitude antireligieuse, mais, la Foi étant vraiment renvoyée à la vie privée, une désacralisation radicale des enjeux politiques. Entre «religieux» et «a-religieux» le débat est lancé aujourd'hui et c'est ce qui rend importante la lecture de Paul Vaute. À première vue, les «a-religieux» ont gagné lorsque l'on observe l'extrême platitude de la vie politique réduite à un pragmatisme médiatisé à court terme. Mais les «a-religieux» ne souhaitent pas cet aplatissement dans la mesure où leurs exigences éthiques sont fondamentales.
Paul Vaute cite Michel Anselme pour se faire comprendre: «Quand par un scepticisme de plus en plus raffiné..., l'homme refuse de s'attacher à aucun système, quand il prétend se placer au-delà des définitions, il rétrograde lentement, en vertu de son procédé même, vers la vague mentalité des animaux errants et vers l'inconscience de l'herbe. Les arbres ne croient à rien. Les navets ont une singulière largeur d'esprit.» (p.35)
Cette transcendance des valeurs, Paul Vaute la voit s'incarner dans la monarchie: défense de la paix, représentativité de la Nation, sens social, arbitrage au-dessus des partis, sens de l'action politique à long terme etc. L'hérédité, paradoxalement, reflète cela et Paul Vaute de citer un Francis Balace: «Face aux politiciens de plus en plus discrédités, le Roi a l'avantage d'être le seul dont l'homme de la rue puisse jurer que son intérêt personnel coïncide avec celui du pays.»
Mais à première vue, l'hérédité révolte l'idée démocratique. J'ai souvent essayé de montrer que ce n'est pas si simple, non par attachement au principe héréditaire mais parce que la démocratie ce n'est pas d'abord les élections mais le contrôle et le débat. Paul Vaute a l'audace d'argumenter en faveur de l'hérédité pour montrer qu'elle est une foi dans l'homme et il cite Vladimir Volkoff qui voit dans la royauté «le seul système de gouvernement qui fasse ouvertement passer l'homme avant les institutions. Tabler sur la primogéniture plutôt que sur la majorité des suffrages, il y faut une forte dose de foi en l'homme. C'est préférer l'individu incarné à ses qualités hypothétiques. C'est admettre qu'une chose aussi sérieuse que le gouvernement puisse se fonder sur le plus incertain et souvent le moins bien fondé des sentiments: l'amour humain, un amour, de surcroît, posé par définition comme mutuel.»
C'est ici que je me sépare de Paul Vaute. La démocratie ce n'est pas la loi de la majorité. Erreur qui entraîne le faux débat qui occupe la majeure partie du dernier chapitre de ce livre consacré à la position de Baudouin Ier sur l'avortement (L'Anti-Pilate, pages 93-126) qui consiste à poser la question de savoir ce qui arrive quand une majorité met au pouvoir un gouvernement décidé à violer les Droits de l'Homme. On pourrait rétorquer que l'assurance que constituerait un système monarchique imprégné de valeurs, par opposition à une démocratie pure livrée à elle-même, n'est pas nécessairement aussi solide que l'auteur le laisse entendre: l'antisémitisme avéré d'Albert Ier et de Léopold III (même s'il ne s'agit pas d'un antisémitisme génocidaire), le comportement de Léopold II qui le placerait au rang des inculpés d'un tribunal pénal international sont des «exemples» éloquents.
La démocratie n'est pas seulement la loi de la majorité et ne se confond pas avec l'organisation d'élections régulières. Plusieurs penseurs politiques pensent qu'il y a quelque chose d'aristocratique dans l'élection car l'élu est choisi certes par le peuple, mais pour des qualités distinctives qui le mettent au-dessus du peuple. A cela un Bernard Manin oppose la démocratie athénienne dont le principe fondamental est la désignation des magistrats par le sort et où le seul suffrage concerne les lois votées par le peuple. Il faudrait revenir au moins à l'esprit d'un pareil système. La relativisation du processus électoral permet de mieux voir ce qu'est la démocratie, prise au sérieux, la République. La République, disait Jaurès, c'est «un grand acte de confiance en l'homme». Et de fait, le choix en faveur de la République c'est croire que le destin des hommes dépend d'eux-mêmes et rien que d'eux-mêmes. À ceux qui diraient que cette confiance ne nous garantit pas contre le retour de la barbarie, nous répondrions par le silence muet du Christ face au Grand Inquisiteur dans la fameuse «légende» de Dostoïevsky. Rappelons que, dans cette légende, le Christ est supposé revenir à Séville, au 16e siècle et à un moment où brûlent des dizaines de bûchers d'hérétiques. Le Grand Inquisiteur fait aussitôt arrêter le Christ (que tout le monde reconnaît) et va le trouver dans son cachot, la nuit. Pour lui reprocher d'avoir parié sur la Liberté. Il faut lire en entier ce texte qui est sans doute la plus belle page de littérature au monde. À ce point belle qu'un seul extrait en dit l'âme: «Tu n'es pas descendu de la croix, quand on se moquait de toi et qu'on te criait, par dérision: "Descends de la croix, et nous croirons en toi." Tu ne l'as pas fait, car, de nouveau, tu n'as pas voulu asservir l'homme par un miracle; tu désirais une foi qui fût libre et non point inspirée par le merveilleux. Il te fallait un libre amour, et non les serviles transports d'un esclave terrifié. Là encore, tu te faisais une trop haute idée des hommes, car ce sont des esclaves bien qu'ils aient été créé rebelles...» Il n'est pas question ici de dire que toute philosophie de la Transcendance, au sens où en parle Paul Vaute, débouche nécessairement sur l'effrayante conception du Grand Inquisiteur qui consiste à tabler sur la non-liberté des hommes et à opter pour le totalitarisme. Mais le choix absolu, intransigeant, radical de la Liberté qu'on suppose chez le Christ muet face au Grand Inquisiteur, c'est cela la République, qu'elle se formule dans la foi théiste, dans la sacralisation athée de la Cité ou dans une conception a-religieuse (non-sacrée) de la démocratie.
C'est en définitive cela qui sépare monarchistes et républicains. Les républicains conséquents parient sur la République sans aucune assurance sur la République et la capacité des hommes à la rendre vivante (vie fragile, délicate), car seule l'absence d'assurance permet le «grand acte de confiance» de Jaurès. Une telle conception est liée à la laïcité politique et au rejet de tous les systèmes qui se reposent sur autre chose que les hommes dans leur universalité et fraternité.
paul Vaute, Voie royale éditions Mols, 148 pages, fenses et agréables à lire.
Le livre met en cause l'idée que la monarchie serait nécessaire à notre pays bi-national. Pour lui, ce serait quelque part affaiblir l'idée même de Belgique.