Nouveau renouveau de la culture wallonne

Oeuvres et analyses/ Histoire
Toudi mensuel n°3, mai 1997

1) Oeuvres et analyses

Il y a une définition "faible" de la culture wallonne: seulement tout ce qui naîtrait dans notre espace. On a peur des embarras que fait naître une définition "forte" où telle production - peinture, littérature, musique - serait dite "wallonne", en soi. Quasi essentiellement: ce qui est d'ailleurs impossible.

Alors, qu'est-ce qui est "wallon"?

Les définitions de la culture wallonne ont eu cette faiblesse (Destrée, Genicot), pour éviter le dérapage essentialiste (la belgitude a quelque chose d'ethnique malgré et à cause de l'idée de métissage). Mais, même s'il n'est pas possible de parler de productions artistiques intrinsèquement, telles ou telles, on peut faire mieux que de les classer seulement à partir de leur espace. On peut remonter à la société et alors la définition d'Hegel devient intéressante: la culture est à la société ce que sont les facultés de l'esprit à tout individu (la mémoire, l'intelligence, l'imagination ...). Examinons d'une part, les oeuvres d'autre part les analyses.

Voici une oeuvre de Jean-Claude Servais, La belle Coquetière, Dupuis, Charleroi 1997. Elle fait surgir des légendes, des sites et des créatures de rêves du pays gaumais, qui modifient l'image que nous avons de cette région qui est une part de nous-mêmes. On peut le dire tout en respectant l'autonomie du champ artistique.

Voici une analyse - le travail de Ph. Raxhon sur la mémoire de la Révolution française en Wallonie 1. Là, on comprend immédiatement l'effet sur l'image qu'un peuple a de lui-même et qui amène à une réflexion, à une "action de soi sur soi" - définition minimale et démocratique de la nation. Il reste maintenant à définir le rapport entre oeuvres et analyses.

Selon Ricoeur 2 , le "poème" (au sens grec) - toutes les sortes d' oeuvres - est la sélection d'éléments, matériels ou vécus, en vue d'élaborer une cohérence reconquise sur le tohu-bohu du réel brut (quitte à faire réapparaître ce désordre à un second degré comme dans certaines formes d'art contemporain). Quand l' oeuvres'est ainsi structurée, en se détachant, d'une certaine façon, du "réel", elle y retourne avec sa force signifiante, s'impose à un public. Avec comme vocation de signifier quelque chose pour tous les temps et tous les espaces. A la manière universaliste, justement, d'une loi physique ou sociologique (par exemple), en jeu dans une analyse. Alors qu'elle est pure création, pure imagination, l'oeuvre peut avoir la même universalité que ce qui fonde l' analyse. Voilà le lien entre analyses et oeuvres.

Pourquoi parler de nouveau renouveau?

Pour le moment, naissent beaucoup d'oeuvres ou d'analyses qui concernent la Wallonie. La comparaison osée par Phillippe Raxhon entre la destruction de la cathédrale Saint-Lambert et la décapitation de Louis XVI en est une. C'est une fameuse modification de la Wallonie par rapport à l'essentialisme belge qui fait de nous des gens du compromis et du terre-à-terre. Car ce geste radical exprime une passion de la rupture qui pèse encore aujourd'hui.

L'ouvrage de Paul Germain sur les patronymes de notre région, Dictionnaire des noms de famille en Belgique romane, Crédit Communal, BXL, 1996,est un lent travail s'étendant sur un demi siècle, qui a un autre sens. Quelles que soient leurs origines, les Wallons ont ce "petit" patrimoine commun des patronymes, au-delà des nationalités diverses qui ont forgé la Wallonie: noms de famille qui renvoient aux paysages, aux métiers, aux jeux, aux jeux sur la langue (picarde et wallonne), à cette langue elle-même, patrimoine rehaussé par l'apport d'autres peuples (les Allemands, les Flamands). Ces noms nous relient, objectivement, à la Wallonie. Les 13% de patronymes ni wallons ni picards ni allemands ni flamands, mais marocains, italiens, se lieront un jour à cette terre où ils commencent à s'installer et y enrichiront ce patrimoine, apparemment secondaire, des signes infiniment variés (100.000 noms de famille différents) par lesquels les hommes et les femmes se saluent, tout le temps (on sait l'extrême minutie que mettait Simenon à choisir le nom de ses héros).

Voilà donc deux analyses fortes. A mi-chemin entre les analyses et les oeuvres, Guy Denis - dans ce genre bien particulier qu'est l'essai - accumule les informations sur la Wallonie. On a dit qu'il était difficile de résumer Wallonie Rapsodie (Gilson, BXL, 1996). Un professeur d'une université étrangère qui l'a lu, établit, spontanément, le lien avec Michaux. "C'est comme dans le poème de Michaux Le grand combat", me dit-il, "il y a une volonté de parler français en wallon ou wallon en français, dans une langue que, francophone par apprentissage, je comprends et qui m'enchante." Guy Denis n'a pas essayé de proposer une analyse scientifique de la Wallonie. Il n'est ni historien ni économiste ni sociologue ni critique d'art. Mais il relie ces disciplines entre elles au nom de la liberté créatrice, enfilant les recettes de cuisine à l'infini (je note cependant qu'il a oublié, par exemple, la "côte de porc al'berdouille"), mais aussi les grèves ouvrières, les comptines au coin du feu - "Chauffez le feu Zabelle/ Vos genoux contre mes genoux/ Pour nous réchauffer quand il gèle/, Raculottons-nous!" -, les élans féminins, mystiques ou mystico-politiques, de Ste Julienne à Théroigne de Marcourt, l'art étrangement pudique du nu chez Delvaux, les pierres des églises, le sens de l'Etranger, à commencer par l'aïeul flamand dont il est issu, les révoltes de la Wallonie, les attentats de la Résistance, les forêts et les champs, les rivières gorgées d'or, les Celtes immémoriaux, la magie et l'amour, la science, la culture savante et la culture populaire. Il donne vie à un pays fourmillant de mille vies patiemment explorées, pour en tirer les substances les plus fortes: éclats, colères, extases, exaltations, souffrances poignantes et ignorées des humbles, sens de la crise actuelle. Rien, jusqu'ici n'avait été écrit, ainsi, d'une seule traite avec une telle abondance d'éléments, tous fondamentaux. Pour résumer Denis, on peut dire que ce fourmillement, "capiche", lance un défi prodigieux à ceux qui veulent comprendre la Wallonie. Denis leur dit, en somme (et ceci n'est pas une citation mais une paraphrase de lecteur): "Voyez cette abondance de traits, cette complexité, cette luxuriance. Et pourtant, de temps à autre, nous sous sommes rassemblés. On dit que nous ne sommes pas. Je l'admettrais bien. Mais avant de répondre à cette objection, il faudrait que j'achève ma quête, mon enquête, à la recherche, mémoriale et immémoriale, de ce que nous sommes. Pardonnez-moi! Tant que nous nous cherchons nous-mêmes et que nous nous trouvons et retrouvons à travers les plus surprenantes découvertes, c'est vrai que nous vivons de cette recherche passionnée sans répondre à l'objection sur notre existence. Peut-être est-il possible que nous n'existions pas? Mais nous ne nous en soucions pas. Nous "sommes", au sens de la "force qui va". Peut-être avez-vous raison de nous demander: à quel titre? Mais voilà! avant de vous répondre, ayant beaucoup à faire (excusez-nous!), nous devons vous dire que, au moins temporairement, il est probable que nous existions. Réponse temporaire, répétons-le. Mais cette existence temporaire, nous vous prions de l'accepter encore un certain temps: pouvez-vous attendre cinq ou six décennies? Le temps que nous ayons parcouru ces morceaux de temps et d'espace qu'on nous a peu enseignés jusqu'ici? Et qui nous concernent. Après, on verra."

La violence du film des Dardenne La Promesse rive les spectateurs à leurs fauteuils comme sous l'effet d'une pressurisation. "Il ne faut écrire que ce qui est nécessaire" aime à dire Thierry Haumont. C'est bien ce qu'ont fait les Dardenne en s'en tenant au seul "nécessaire" qui est la "vie même". J'ai entendu les Dardenne un peu réticents à l'idée que leur film s'intègre dans la lignée d'un cinéma wallon. Mais les situer dans cette lignée n'a rien de récupérateur au bénéfice d'une théorie sur le cinéma wallon. Ce qu'ils ont réalisé fait effectivement penser à des choses filmées avant "La Promesse", mais ce film ne perd rien de sa singularité si on l'insère dans ce cinéma auquel il appartient. La matière qui inspire les Dardenne, au demeurant, est aussi celle de Richard Olivier (Marchienne de vie) ou de Simenon (voir plus loin), matière universelle - une région industrielle soumise aux tourments des mutations répétées du 20e siècle. Comme beaucoup d'autres régions de ce genre. Mais à laquelle la société wallonne, à l'instar des créateurs, donne une forme unique. Dont les éléments sont si nombreux qu'il vaut mieux ne pas l'enfermer dans une définition étroite mais qui comporte, par exemple, l'existence de deux villes liées l'une à l'autre (Liège-Charleroi), liées à la Flandre, liées à Bruxelles, où le socialisme n'est pas celui de la France (etc!), où il a été numériquement plus puissant que partout ailleurs etc.

Pour la première fois, depuis les années 80, (avec Le grand paysage d'Andrien, L'homme qui avait le soleil dans sa poche de Louvet, les romans de Dubois et Haumont, la fin des volumes La Wallonie, le pays et les hommes, les analyses de Quévit), on a l'impression que se redynamise une "culture wallonne". Paul Meyer prépare un film sur la catastrophe de Marcinelle. Ce grand cinéaste, comparé, lors de la (re)découverte à Paris, en 94, de son film Déjà s'envole la fleur maigre (sorti 25 ans avant et aussitôt censuré par Spaak), aux meilleurs du néo-réalisme italien, est porteur d'une promesse immense, reliant l'identité wallonne et l'identité italienne, à nouveau.

Pour appartenir à plus qu'à nous-mêmes

Jacques Dubois propose une critique magistrale de l'oeuvre de Louvet en reliant Conversation en Wallonie, pièce incarnée dans la problématique sociale, en apparence plus lisible, et Un Faust, pièce qui accepte la confrontation avec un grand mythe plus complexe, plus extérieur. Jacques Dubois écrit: "Les deux pièces sont écrites dans les retombées d'une histoire mouvementée, scandée par deux secousses révolutionnaires. La génération de Louvet a connu en Wallonie la grande grève de soixante, au cours de laquelle nombre d'intellectuels rejoignirent les ouvriers au combat; elle a connu dans un cadre plus large, le mouvement étudiant de soixante-huit (...) La grève du siècle, qui semblait annoncer un renversement de régime, figurait surtout le baroud d'honneur d'une classe qui pendant si longtemps avait multiplié les conquêtes sociales mais allait cesser d'être l'avant-garde d'une société ou d'un peuple. Quant à la révolte étudiante, elle devait, en dépit de sa haute capacité de transformation, entraîner l'enseignement humaniste vers l'éducation de masse et du fait même dévaloriser le statut de larges fractions du monde intellectuel à travers ses enseignants. A cette détérioration des perspectives historiques de la gauche et de tout le monde socialiste, l'oeuvre de Louvet ne pouvait que se montrer réceptive (...) On ne s'étonnera donc pas de voir baigner Conversation en Wallonie comme Un Faust dans la lueur crépusculaire d'un climat de désenchantement. Le temps des grands élans a pris fin." 3. Le même Jacques Dubois a dit la petite chose précise et créatrice qu'il y avait à dire dans une interview donnée à la La Revue Nouvelle en indiquant la "violence symbolique" exercée par Bruxelles sur la Wallonie. Le cinéaste Richard Olivier a osé (sur RTL) dire ce qu'il y avait à dire sur l'environnement désastreux dans lequel a poussé un psychopathe comme Dutroux. Il faudrait signaler aussi le travail philosophique très important d'un Marc Maesschalck avec Droit et création sociale chez Fichte (ISP, LLN, 1996) et, à nouveau, dans les analyses, la recherche d'une Denise Van Dam 4 par exemple ou encore, les travaux de Pierre Lebrun qui propose des périodisations inédites de l'histoire économique de la Belgique et de la Wallonie. On cite si souvent Pierre Lebrun, dans les études les plus poussées, comme pour se donner bonne conscience. Il faut lire cet historien de l'économie qui est aussi penseur, politologue, philosophe 5.

Dans Le pays noir de Simenon CEFAL, Liège, 1997, Michel Carly démontre qu'une part de l'inspiration de Simenon se situe à Charleroi, l'autre cité minière et sidérurgique de Wallonie. Je ne sais si en soulignant la chose, à la fin de cette contribution, je serai suspect de donner l'idée d'une unité sous-jacente de la Wallonie. Mais, comme beaucoup de mes compatriotes wallons, je pensais, quand j'étais jeune, qu'il s'agissait d'un Français ou un Belge devenu français (même rumeur sur Plisnier). Nous n'avons pas besoin qu'elle soit "bien de chez nous" pour apprécier une oeuvre, ou pénétrer une pensée. Mais si elle est enracinée en Wallonie, à valeur égale, nous en recevons autre chose et la Wallonie en vaut mieux. De la même façon que les meilleurs polyglottes pénètrent le mieux la complexité d'un texte dans (ou à partir de) leur langue maternelle. Et sa complexité rationnelle, pas seulement son message en quelque sorte affectif (on songe aux textes philosophiques ou littéraires). Pourquoi la culture wallonne? Pour dire que la culture d'ici est de nous et à nous ce qui ne veut pas dire qu'elle ne serait que de nous et qu'à nous. Au contraire! Grâce à elle, nous appartenons à plus que nous-mêmes et nous avons une maison où inviter les autres à entrer.

C'est ce que démontre Carly: la Wallonie de Liège à Charleroi a été l'inspiratrice de Simenon. Il y a une autre dialectique que celle de la création et du pays du créateur, celle du décor et des personnages. C'est le paysage qui crée le personnage, pense Michel Carly et il conclut, parlant du héros du roman Le Locataire, "Charleroi a suscité Elie". A cause du désarroi dans lequel se trouvait Charleroi au moment de la crise des années 30. La Wallonie comme point d'ancrage et d'inspiration créateurs, par excellence, pour ceux qui veulent dire le désarroi contemporain (ainsi du réalisateur Richard Olivier sur l'affaire Dutroux).

Ceux qui veulent le dire, le maudire, le créer. C'est-à-dire le dépasser. Quel beau défi pour la "culture wallonne" au-delà de tout programme politique, étatique, idéologique. Quel beau défi au coeur même du champ autonome de la culture et qui, pourtant, est aussi, tout uniment, défi humain, défi wallon.

2) Histoire

La parution prochaine aux éditions de l'Institut Jules Destrée de l'ouvrage de Philippe Destatte L'identité wallonne... nous amène à faire le point sur la manière classique dont on fait l'histoire de la Wallonie. Pour en avoir une bonne idée, nous ferons trois sondages: en 1973 dans Histoire de la Wallonie, Privat, Toulouse, 1973 (dir. L.Genicot article d'A. Boland)), en 1980, avec un article de GH Dumont L'identité wallonne et sa prise de conscience in Etudes et expansion, janvier 1980 pp. 27-38 et, en 1993, dans un Courrier du Crisp établi par C.Kesteleoot Mouvement wallon et identité nationale. Il y a une assez grande similitude des appréciations.

Avant 1912

Les trois voient le mouvement wallon s'organiser en réaction au mouvement flamand même si (A.Boland, 1973) évoque la minorisation de la Wallonie du fait de la suprématie catholique en Flandre (p.338), surtout en 1912 ("La victoire de la droite aux élections de 1912 excita les milieux anticléricaux de Wallonie."(p.346)). Mais il reste que "les milieux artistiques et intellectuels étaient davantage sensibilisés aux thèmes wallons" (p.347). GH Dumont (1980) insiste sur les origines linguistiques du mouvement. Pour lui, "L'année 1912 marque une date importante dans l'histoire du mouvement wallon." (p.32), et il insiste aussi sur son aspect anticlérical ("très accusé"), estimant qu'il est boudé par le POB. GH Dumont considère que Destrée étaye sa démarche dans sa fameuse "Lettre au Roi" d'arguments de nature politique et économique. Pour C.Kesteloot (1993) qui marque quelque distance avec l'interprétation du mouvement wallon comme étant surtout, à partir de 1912, celui de la minorisation politique de la Wallonie, "il s'agit d'un mouvement d'élites intellectuelles, comprenant de nombreux universitaires (avocats, enseignants, journalistes,...) (...) On y rencontre peu d'ouvriers (...) il touche essentiellement ceux pour qui la langue est un instrument de pouvoir." (p.46).

Aspect surtout linguistique du mouvement, son caractère "marginal" (GH Dumont, p.33). de "courant minoritaire (...) ayant peu de prises sur des enjeux sociaux et politiques" (C.Kesteloot, p. 24). Bref, on a peu envie d'en savoir plus puisque cela compte peu. Cette interprétation minimaliste était générale jusqu'à aujourd'hui.

Face à la politique de neutralité

Nous négligeons ici, sans en nier l'intérêt, la première moitié de l'entre-deux-guerres. Le dynamisme du mouvement wallon face à la politique de neutralité prônée par PH Spaak et Léopold III, surtout à partir de 1936, est assez ignoré par GH Dumont (rappel: texte de 1980), mettant surtout en évidence le "cinglant échec" de l'abbé Mahieu aux élections de 1939. Cette opposition est effleurée par C.Kesteloot (rappel: texte de 1993) et dans l'histoire de Genicot (rappel: texte de 1973): les opposants wallons à la neutralité ont une "audience assez limitée" (p.435).

L'après-guerre

a) 1945 et 1950

Curieusement, A.Boland (rappel: texte de 1973) passe sous silence le Congrès wallon d'octobre 1945. Mais il exprime son étonnement devant l'explosion de 1950 après le retour du roi: "Les faits qui suivirent ne manquent pas d'étonner par leur âpreté." Mais il n'analyse pas la dimension wallonne de 1950. Pour GH Dumont (rappel: texte de 1980), le rattachisme du Congrès de 1945 "le privera longtemps ... de toute crédibilité" (p.35). Pour C.Kesteloot (rappel: texte de 1993), "Malgré la présence de syndicalistes, en général de permanents, on ne peut pas encore parler de véritables contacts entre la classe ouvrière et le militantisme wallon (...) Le pouvoir politique ne nie plus l'existence d'un problème wallon, mais on demeure au stade des principes" (p.38).

b) La grève de 1960

Tous les auteurs s'accordent sur l'importance de 1960 et de la grève renardiste dans la prise de conscience wallonne. GH Dumont, à l'instar de beaucoup d'autres auteurs, estime que les catholiques seront ralliés au mouvement wallon de manière décisive par la scission de l'Université Catholique de Louvain en 1968. Pourtant, dès mars 1967 - mais sur un plan non-linguistique - le Conseil de pastorale ouvrière édite une brochure L'avenir économique de la Wallonie, y défendant des thèses radicales (économiques et sociales, moins politiques), contresignée (avec des réserves) par tous les évêques wallons et le Cardinal Suenens.

Conclusions

Les trois auteurs cités ont tendance à souligner la marginalité du mouvement wallon jusqu'en 1960, date à laquelle ils reconnaissent qu'il rencontre les masses. Certains auteurs contemporains de 1960 ont parfois presque absolument tu cette dimension wallonne-là aussi ou la considèrent comme une déviation et un repli (H. Lepaige par exemple).

L'ignorance de la Wallonie est toujours actuelle

Il suffit de lire l'interview de M.Lits dans ce même n° pour avoir une idée, non de ce que pense la personne interrogée, mais, plutôt, l'establishment politico-médiatique belge: c'est à peine si la Wallonie existe. Le regard rétrospectif sur l'histoire est encore plus dévalorisant. Les signataires du manifeste francophone parviennent à passer sous silence: la nature économique et politique du mouvement wallon de 1912, l'opposition à la neutralité, les grèves de 60. Et il s'agit de personnes défendant une autonomie pour la partie "non-flamande" du pays, c'est-à-dire - on le suppose! - la Wallonie aussi. Isolons un fait, un seul, tout de même significatif: la popularité constante de José Happart. Ses prises de position républicaines au lendemain de la mort du roi Baudouin Ier, la manière dont il a rejeté, - et avec quel éclat! quelle diffusion! - toute perspective belge. Cela est-il vraiment pris en compte?

Distinguer la Wallonie et le mouvement wallon

En rigueur de termes, il n'existe plus vraiment aujourd'hui de mouvement wallon depuis le lent effacement de Wallonie Région d'Europe. Peut-on dire pour autant qu'il n'existe pas une société wallonne ayant la capacité d'agir sur elle-même (ceci étant peut-être la meilleure définition de la nation: non ethnique, politique et citoyenne, universaliste)? L'histoire permet de répondre. On a fortement critiqué Pirenne pour son finalisme, son idée d'une Belgique existant depuis des siècles. Et cette critique est souvent retournée contre les essais d'histoire de Wallonie, pourtant infiniment plus prudents. Mais, alors, il y a ce phénomène observable dans l'actualité. Quelle que soit l'ancienneté du mouvement wallon, en dépit du doute qui tenaillait les partisans d'une identité belge - Pirenne et Albert Ier en tête - dès les années 1880-1920, malgré qu'elles furent des années de grandes réussites "belges", d'épreuves victorieusement assumées, quelles que soient les évolutions ayant mis à mal, depuis, cette identité, la Wallonie en paraît toujours seulement déduite. Comme si elle ne pouvait se penser qu'à partir d'une Belgique évidente et d'une Flandre certaine.

Le livre de Philippe Destatte

Le livre de Philippe Destatte qui sera prochainement publié, dément catégoriquement tout ceci. Dès 1912, la Wallonie - et non seulement un mouvement wallon différent de la société où il se déploie - a été une société prenant conscience d'elle-même mais toujours maintenue dans un cadre belge qui la rendait dépendante.

S'il faut se précipiter sur ce livre - qui sera paru au moment où ces lignes seront publiées -, c'est parce qu'il permet de transformer la vision de l'histoire de la Wallonie qui s'était installée. Philippe Destate réorganise l'histoire de la Wallonie autour de trois moments forts: 1912, 1936, 1960. Ce n'est pas nécessairement totalement distinct de ce que nous avions entendu jusqu'ici sauf que l'auteur donne de nombreux, très nombreux éléments d'appréciation, recueillis à l'infini, là où on ne pensait pas les trouver: meetings ouvriers, grèves, articles de journaux de grande diffusion, congrès mal étudiés des socialistes et des communistes à la veille de 1940 etc. On voit mieux se dessiner la vraie histoire de Wallonie.

Le mouvement wallon, une réaction au mouvement flamand, sur le même plan, avant tout linguistique? Non! Les événements de juin 1912, avec des élections qui reconduisent la majorité catholique au plus haut niveau de l'Etat belge, malgré une majorité profondément, radicalement différente en Wallonie (laïque et progressiste), constituent les événements véritablement déclencheurs de la fameuse "Lettre au Roi" publiée dans le quotidien de Charleroi le plus lu (tirage: 15.000 exemplaires, ce qui est énorme pour l'époque et n'est dépassé qu'à Bruxelles). L'idée d'autonomie de la Wallonie est portée par les forces politiques les plus importantes. Les masses s'y rallient, au moins jusqu'à un certain point, parce qu'elles sentent que leurs suffrages ne changent rien à la conduite de l'ensemble de l'Etat. Leurs préoccupations ne sont pas d'abord linguistiques ou culturelles, mais politiques, sociales, économiques.

La politique de neutralité traumatise profondément la conscience wallonne. Marquée, plus encore que la Flandre, par les massacres allemands durant l'été 14, une partie de l'opinion wallonne (peut-être une majorité), est prise d'angoisse devant la politique de neutralité qui consiste à traiter sur le même pied les deux voisins, le fasciste allemand et le démocrate français: des troupes étant déployées à l'est comme à l'ouest. Rien ne vient compléter les défenses de la ligne Maginot à la frontière wallo-allemande, de sorte que les plus lucides voient que les Wallons sont livrés sans défense aux premiers feux de l'attaque allemande. Ce point de vue wallon est oublié dans l'Etat belge. Les Wallons se sentent encerclés en tant que peuple par cette politique de neutralité, mais aussi en tant que pays démocrate. Au sommet de l'Etat belge, avec Léopold III, les "socialistes" Spaak et De Man, des conceptions autoritaires commencent à s'imposer. Les Allemands le savent et traiteront les Wallons de manière discriminatoire pour cette raison aussi, pas seulement parce qu'ils sont "latins". Certains historiens passent sous silence cette dimension du mouvement wallon qui, pourtant, se relie très logiquement à la violence de la Résistance en Wallonie (six à sept fois plus d'attentats qu'en Flandre), au coeur d'une "ligne de vie", discrète mais profonde, de l'ensemble wallon. Comme elle se relie à la radicalité du Congrès wallon d'octobre 1945, représentatif, cette fois, de l'ensemble de la Wallonie. La dimension wallonne de 1950 aurait dû aveugler les observateurs. La Wallonie de 1950 est au bord du séparatisme (même le PSC de Neuchâteau le reconnaît). Cette rencontre plus profonde entre masses et mouvement wallon n'a rien de soudain: elle est préparée de longue date. Ceci et le ralliement fédéraliste des régionales wallonnes de la FGTB explique la facilité avec laquelle Renard propose sans difficultés de passer, en 60, d'une grève à objectifs nationaux et généraux (pas abandonnés), à une grève "wallonne".

Les erreurs concernant la Wallonie proviennent de ce qu'elle est une nation dominée dont l'élément moteur (la classe ouvrière) subit une domination plus essentielle encore. Or les dominants s'y entendent à rationaliser les dominations pour les faire apparaître "naturelles". Nous sommes l'objet de cette violence symbolique sur le plan culturel, de la prise de conscience comme sur le plan matériel de la désertification industrielle. Simone Weil a écrit: "Quand les ouvriers meurent pour la France, ils ont toujours besoin de sentir qu'ils meurent en même temps pour quelque chose de beaucoup plus grand, qu'ils ont une part à la lutte universelle contre l'injustice. Pour eux, (...) la patrie ne suffit pas." (L'Enracinement, Gallimard, Paris, p.118). C'est dans cette mesure-là qu'il sera encore longtemps difficile de faire admettre que la Wallonie ne se déduit pas de la Belgique, mais la supplante. Destatte ne le dit pas mais nous y conduit.

Post-Scriptum

La lecture de l'interview de J.Stengers dans le dernier n° de Politique démontre encore la nécessité du livre de Destatte. J.Stengers estime qu'aucun homme politique wallon (d'envergure), autre que Destrée ne s'est rallié à son programme ("petit mouvement séparatiste"). Mais les résolutions autonomistes du Conseil provincial de Hainaut et de Liège? Et les mots d'ordre wallons du POB du Borinage en 1913 lors de la visite d'Albert Ier? Et le vote de l'Assemblée wallonne de 1913 où siégeaient une majorité des parlementaires wallons? Et Désiré Maroille, les Defuisseaux, Delaite, Troclet etc? J.Stengers pense que l'opposition à la neutralité n'était le fait que d'un petit cénacle liégeois de socialistes et libéraux. Mais l'abbé Mahieu de Charleroi? Et Javaux? Et les communistes? Lahaut entre autres (même si Lahaut a hésité au début de l'occupation)? Et les chrétiens comme Baussart? Et la scission de gauche et à relents wallons des catholiques du Hainaut en 36 (élection de Vouloir à Soignies et Bodart à Charleroi). Ou Duvieusart? Et tout ce qui a suivi, l'attitude bien différente des Wallons et Flamands en mai 1940 [Les Wallons n'aimaient pas la neutralité de 36 et le ressentaient comme Belges, mais la ségrégation des prisonniers de guerre, certes voulue par Hitler, ne se pouvait sans l'aide des Flamands et ce sont bien des Wallons qui ont été visés]? Et le Congrès d'octobre 45 que Le Monde du travail par exemple considère comme représentatif de toute la Wallonie? Ce journal n'est pas fiable parce que wallon? En 1950, "le sang a failli couler"? Hélas! il a coulé à Grâce-Berleur et cet incident est essentiel. On parle encore d'apaisement après 50, alors que, dès mars 50 et tout au long des années 50, les régionales wallonnes de la FGTB se rallient au fédéralisme (voyez R.Moreau, Combat syndical et conscience wallonne, Charleroi, BXL, Liège, 1984, livre qui est un archivage des discussions et résolutions syndicales). Le tournant wallon de la grève de 60, Stengers estime qu'il relève de Renard l'imposant par surprise. Mais cette thèse, cette présentation en tout cas, classique dans certains milieux de gauche, est rejetée par les historiens (et aussi Neuville et Yerna). En outre, ce tournant était prévisible, logique. La décision politique en Belgique (CRISP, 1965), indique bien ce qui l'annonçait. Si Renard a donné seul l'impulsion, pourquoi a-t-il été suivi? Le MPW a compté des centaines de milliers de membres. La Flandre n'était pas nationaliste avant 1940? Un seul indice (tout ceci mériterait une discussion plus poussée et nuancée): dans l'affaire d'Enghien (voir TOUDI annuel n°2), le moniteur des catholiques flamands De Standaard estime que la frontière linguistique est une frontière d'Etat. Parle-t-on de choses vraiment étudiées?


  1. 1. Philippe Raxhon, La mémoire de la Révolution française, Entre Liège et Wallonie, Labor, Bruxelles, 1996.
  2. 2. Paul Ricoeur, Temps et récit, Le Seuil, Paris, 1986.
  3. 3. Jacques Dubois, Lecture in Jean Louvet, Conversation en Wallonie, Un Faust, Labor, Bruxelles, 1997, pp 225-256, p.
  4. 4. Denise Van Dam, Zijn we nog Buren?, Van Halewijk, Leuven, 1996.
  5. 5. Pierre Lebrun, L'idéologie et son décryptage. D'une nouvelle histoire de la pensée économique à une analyse du discours actuel dans Contradictions n° 78, 79 et 80 (1996)