Critique (I) : Les peupliers (Thierry Haumont)
A la fin du mois dernier, ayant rendez-vous, non loin de Charleroi, pour des raisons professionnelles, je proposais à Thierry Haumont de passer par chez lui. Il devait me remettre le manuscrit de son futur roman. A la dernière minute, l'autre rendez-vous fut décommandé. Je pensais revenir à la maison. Je ne pus m'empêcher de jeter un coup d'œil sur les premières lignes de cet étrange récit beaucoup moins long que Le conservateur des ombres 1et qui s'intitule étrangement Les peupliers.
Je ne parvins jamais à m'en détacher et je lus tout sur place en deux heures. Ce qui fait la force secrète du plus grand livre qu'ait jamais écrit Thierry Haumont, ce qui fait le charme terrible de la plus grande œuvre qui ait peut-être jamais été écrite en Wallonie, c'est le désespoir. J'en donne un aperçu en citant longuement Thierry Haumont :
« Le désespoir n'est pas ce qui s'abat sur l'homme, le rend mou et craintif ; le désespoir est ce qui nourrit la force d'un homme et le conduit aux actes les plus accomplis. Pourquoi éviter de nommer le désespoir, puisque tout le monde le reçoit à sa naissance - mais l'ayant reçu quel usage chacun en fait-il ? Vaut-il mieux faire semblant de l'ignorer et de vivre avec lui comme s'il ne nous appartenait pas ? Faut-il conduire sa vie, sa vie et ses pas, sur une vision partielle de la réalité ? Pourquoi renoncer à sa condition humaine ? Pourquoi ne pas en faire état, puisque ce sont forcément des êtres humains que vous allez devoir engager ?
Ceux qui se conçoivent comme désespérés savent bien que l'impétuosité que cela leur donne n'est qu'une toute petite part d'une plus grande consolation. Mais au moins ils tiennent bien cette petite part-là, et ne la lâchent plus. Et je vous jure que ça les fait bouger.
On les dit ombrageux, mais ils manifestent facilement leur joie, et, parfois vulgairement. On se trompe en disant qu'ils ne sont jamais satisfaits, mais c'est une insatisfaction qui n'est pas maussade, et quand elle pèse malgré tout elle ne pèse que sur eux ; qui ne fait d'abord qu'une seule victime et qu'un seul bénéficiaire, qui ne fait d'autre victime - mais parfois d'autres bénéficiaires.
Alors, si je traîne avec moi cette connaissance du désespoir et que je ne cherche pas à devenir le maître de ce désespoir, mais seulement de mes rapports avec ce désespoir, vous devez penser avec moi que c'est un gage que je mènerai scrupuleusement la mission que vous voudrez bien me confier, et cela sans céder à la facilité, car un homme qui est conscient du désespoir de son existence ne se laisse pas dominer par les mille contrariétés d'une expédition, il sait que ce sont de petites choses et son esprit est si en avant qu'il n'a pas le temps de voir ce qui retiendrait un esprit apeuré, il suit toujours son mouvement. »
Il me semble que ce court passage sur le désespoir est l'une des clés de ce grand livre. L'une des raisons en tout cas pour lesquelles nous avons renoncé à en publier des bonnes feuilles. C'est qu'il est impossible de retrancher quoi que ce soit de plus important de ce livre, tellement la trame en est serrée à l'extrême. Il y a de tout dans ce livre où Haumont se fait encore plus profondément philosophe que dans le Conservateur des ombres. Ce livre relève de multiples genres : du roman policier, du roman d'aventures, du conte philosophique, du récit poétique... mais alors, tandis que viennent les dernières pages, alors que l'esprit s'est fixé sur l'étrange malaise qui tenaille le narrateur, d'un seul coup, la dimension politique du récit apparaît. Non pas - certainement pas - comme surajoutée au reste mais comme en procédant avec une implacable logique.
On m'attribue généralement une certaine connaissance de la culture wallonne. En refermant le livre d'Haumont, je me suis simplement dit que ça, cela n'avait jamais été montré, ni dit, que ça, c'était comme un tournant dans notre culture, que ça c'était d'une manière subtile qui surprend et désarçonne, le chant le plus fort qu'on n'ait jamais entonné ici pour la liberté et du pays et sa dignité. Mais, je le répète, d'une manière étrangère - ô combien ! - au schéma politique. D'une manière qui risque de retentir longtemps en nous. Déjà, je sais que je n'oublierai jamais les dernières lignes du roman d'Haumont, Les peupliers.
L'amitié qui me lie à Thierry n'explique pas la profondeur des éloges réservés ici. Il est très difficile d'avoir un rapport intime avec quelqu'un et d'assumer ce que l'on lui dit d'élogieux, si ce n'est pas la vérité,, de même qu'il est difficile d'assumer la vérité de ce que l'on a parfois l'obligation de dire à ceux qui font partie de notre vie.
Par conséquent, lorsque je prétends que Les Peupliers est le livre de Thierry Haumont qui surpasse tous les autres et qui surpasse tout ce qui a jamais été écrit, ici, en Wallonie, il m'est d'une certaine manière difficile de le dire. Mais dire la vérité est une joie.
Voir une autre critique Critique (II) : Les peupliers (Thierry Haumont)
- 1. Gallimard, Paris, 1994. Prix Rossel.