Daniel Seret peint Hölderlin : la forme matricielle

Toudi mensuel n°71, mai-juillet 2006

Dans l'interview ci-dessous Daniel Seret parle de son expérience qui a fait l'objet d'une exposition de ses œuvres à Tübingen où Hölderlin fut enfermé durant les trente ans de sa folie avant sa mort. Un catalogue de cette exposition (qui a duré un an de mars 2005 à mars 2006 et se prolonge encore trois mois cette année) sera bientôt disponible. Il est intitulé Hölderlin, l'autre, Der andere Hölderlin, Hölderlin Gesellschaft, Tübingen, Edition Isele, Eggingen, 2006. la forme matricielle a quelque chose à voir avec le schématisme kantien, c'est une puissance de l'imagination que Charles Ferdinand Ramuz, d'une certaine manière, tente de rejoindre par ce qu'il appelle « notre » français par rapport au « bon français ». Le peintre s'exprime à ce propos.

Daniel Seret - Je crée des choses en direct à partir d'un autre art, le théâtre, la musique, la littérature. Pour la musique, je commence quand elle commence et je finis quand elle finit. Il me semble que la musique impose sa forme à la peinture et c'est la même chose avec l'écriture théâtrale. Cela voudrait dire qu'il y a quelque chose de commun à tous les médias artistiques et que cette forme pourrait être celle sous-jacente à tous les arts alors que, habituellement, on dit que les choses sont différentes. Avec des vidéos et des films, je peins en direct il y a une relation qui s'installe et ce que je peins relève de la relation que j'ai avec la personne, de la relation de la musique aux auditeurs. La musique impose sa forme aux autres médias.

En 1975, j'ai commencé à peindre des gens et nécessairement la forme de mes peintures avait la même forme et la même couleur que les gens que je peignais, par exemple la couleur de leur vêtement.

Je me duis demandé comment cela se faisait

Dans les ateliers d'animation auxquels je participe, c'est la même chose qui se produit : le groupe impose une forme qui est celle de son fonctionnement. Il faut bien voir toutes les formes en même temps : celle de la personne, celle du groupe auquel elle appartient, celle du milieu dans lequel ce groupe évolue. A un moment donné les formes se mettent en œuvre pour constituer la matrice de l'œuvre. Quand cette matrice est constituée, des groupes qui n'ont pas la capacité de formuler leur vie et leur projet, le fait de passer par la peinture, cela peut libérer l'expression et cela structure les personnes qui peuvent dépasser certains blocages qui sont ceux de la personne, du groupe, de l'environnement.

Cela veut dire que le travail de cette matrice stimule un potentiel refoulé ou qui dort.

Ce dont je me suis rendu compte, c'est que lorsque j'ai un projet que je n'arrive pas à bien formuler ou concevoir, je peins et le seul fait d'avoir peint permet d'être rapide et juste.

J'ai rencontré énormément de gens qui me rétorquent qu'il s'agit d'un fantasme alors que pourtant, on peut comprendre aisément ce qui se passe.

Mon souci est de comprendre ce phénomène et de le reproduire de manière volontaire pour que cela soit utile et donne une possibilité à ceux qui ne s'expriment pas de le faire et de stimuler leur éventuel projet.

Mon travail sur Hölderlin résulte de toutes ces expériences.

L'origine, c'est la lecture de Dominique de Roux s'exprimant sur Céline à Meudon « comme Hölderlin dans sa tour jaune ».

J'ai cherché ce qu'était cette tour jaune et j'ai vu le musée avec la tour jaune où il avait été enfermé les trente-six années de sa folie jusqu'à la mort. C'est là que se sont écrits les poèmes dits de « la folie d'Hölderlin ». C'est là aussi qu'est installée la Fondation Hölderlin.

Killmayer avait écrit des chants à partir de la folie d'Hölderlin. A ce moment-là, j'ai décidé de ne pas lire les poèmes, mais de peindre les musiques. Chaque pièce de musique correspond à un poème.

Et donc j'ai peint les 50 peintures correspondant aux cinquante musiques correspondant aux cinquante poèmes d'Hölderlin

Quand j'ai eu fait cela, seulement à ce moment-là, j'ai lu les poèmes et directement après la lecture je traçais le dessin d'un geste dans l'espace qui me semble être celui même du poème.

J'ai fait cela notamment pour répondre à l'objection selon laquelle ce que je peindrais, ce serait mon émotion.

Il faut dire que lorsque je peignais la musique, je n'avais rien dans la peinture qui vienne de l'écriture d'Hölderlin que je n'avais jamais lue.

L'intention que j'avais ce n'était pas de peindre l'aspect littéraire des poèmes ni l'image romantique d'Hölderlin fou, mais peindre l'écriture et ces poèmes-là.

Pour les traits,les gestes, j'ai choisi le noir parce que c'est la couleur qui correspond le mieux à l'écriture et cela doit être très rapide.

J'ai aussi peint sur des musiques d'Holliger qui sont composées également à partir d'Hölderlin

Une fois que j'ai fait tout cela, je compare les peintures à partir des musiques et des lectures d'Hölderlin. Certes, les lectures musicales d'Hölderlin diffèrent entre elles, mais, à l'intérieur, il y a une forme qui est la même et cette structure se retrouve dans le dessein du geste.

Les musiques que je peignais, je ne savais jamais au départ à quel poème cela correspondait.

Quand j'ai eu fini toutes les peintures tant à partir d'Holliger que de Killmayer j'ai pris les commentaires des CD et regardé à quel poème cela correspondait.

Et j'ai vu les nombreuses correspondances qui existaient entre les deux musiques, ma peinture sur ces deux musiques et le geste que je dessine en noir sur le papier, lecture faite du poème.

Cela me frappe par exemple pour le poème d'Hölderlin, L'automne.

Le traducteur du catalogue de l'exposition de mes peintures à Tübingen a également récité pour moi les poèmes d'Hölderlin. Je ne comprends pas l'allemand et il n'y a donc rien qui pouvait être rétroactivé dans ma mémoire et de nouveau il y eut de nombreuses correspondances entre les peintures faites sur ces lectures en allemand. Il est arrivé que des dessins faits avec la lecture en français et des dessins faits à la lecture en allemand correspondent. Cela se retrouve pour L'automne, L'été, La Grèce.

L'hypothèse, c'est celle de la matrice formelle : je pense que c'est la matrice formelle du poème qui s'imprime à la musique et via la musique à mes tableaux

J'ai rencontré Robert Estivals qui a participé au mouvement lettriste, au signisme. Il écrit dans la Théorie générale de la schématisation 1, L'Harmattan, Paris, 2002, que « le schème comme phénomène mental est délimité antérieurement à son apparition par la perception de l'image mentale et postérieurement par l'intention de la conceptualisation de la pensée logico mathématique et du langage. Le schème est une synthèse intuitive de la compréhension. C'est en ce sens qu'il est dynamique et construit. C'est aussi à cause de sa nature qu'il se confond avec le sens. »

Ils ont fait des expériences de peinture effectuée dans le noir de manière spontanée correspondant à l'image mentale qui traverse le cerveau. Il y a, quand je dis « Révolution » ou « Tendresse », une image mentale qui traverse rapidement l'esprit. Cette image est donc fugitive et émotionnelle et propre à chaque individu, mais ce que j'éprouve en ce qui me concerne, je le structure sur une feuille.

TOUDI - Mais alors en quoi est-ce communicable ?

La langue établit une universalité rigide , beaucoup plus rigidement codifiée en tout cas que ce que je transmets et qui a aussi une visée universelle aussi à travers la peinture.

Je me dis que la Wallonie a aussi une « matrice formelle », il y a une intuition de celle-ci (au sens de l'imagination), mais qui est mal traduite dans le français que la Wallonie a adopté comme langue officielle. Cette langue, en Wallonie, participe du code. Elle est d'une certaine façon mal adaptée à ce qu'est la Wallonie. Toute cette culture wallonne liée au vocabulaire de l'industrie dans ses mille aspects (charbonnage, acier, construction métallique etc.), lié aux reliefs complexes d'un grand pays carié comme l'est le pays wallon, tout cela a été d'une certaine façon réprimé. Il y a là quelque chose de vécu qui n'a pas été exprimé. Le français dont nous usons est déconnecté du symbolique. Il me semble qu'on écrit le français administratif d'une part et, d'autre part, il y a ce que l'on fait lorsque l'on écrit des poèmes qui, même écrits en français, sont en réalité des poèmes écrits en wallon.

Estivals dit aussi que dans la communication il y a trois choses : la dualité entre l'émetteur et le récepteur, le système qui englobe notre communication et enfin la communication que j'ai avec moi-même. C'est dans la tête que cela se passe : Killmayer m'a ainsi dit que sa musique était dans ma peinture.

Le texte de cette conversation a été établi par la rédaction de TOUDI et Daniel Seret.