Le pape, le roi, le vide

République n°19-20, avril-mai 1994

Alexandre VI Borgia qui régna de 1492 à 1503 : le symbole par excellence d'une Eglise alors profondément corrompue.

Parlant des premiers jours d'août 1993, le livre del'Observatoire Médiatique de Louvain-la-neuve intitulé Lamort du roi... (EVO, BXL, 1994) pose la question de savoir (p.111), si l'événement avait une dimension religieuse ou si ce sont les médias qui le lui ont conféré. L'un des coauteurs, J.C Guyot,écrit : « Cette question n'a pas de sens. » (p.111). C'est toujours ainsi que le livre procède chaque fois qu'il se demande (entre autres p.160), si l'émotion a été suscitée par les médias ou sic'est l'inverse, sans voir qu'ainsi il avalise l'idée qu'aurait existé cette émotion. Or, sans douter de l'importance de la monarchie, on peut douter de l'importance de l'émotion du mois d'août. Dans La mort du roi... ou ailleurs, on oublie que, depuis des dizaines d'années, chaque événement touchant la personne du roi ou sa famille est rapportée avec émotion, une émotion chaque fois fabuleuse.

Le 8/9/91 par exemple, à la fin du 40/60, le roi se rend à Mons, rue des Clercs. Celle-ci étant l'une des plus étroites du Royaume, la caméra du JT fait de cette foule une multitude bloquant la rue. L'après-midi, on est à Dinant, à la fin de la braderie annuelle: le roi arrive et la foule énorme semble être là pour lui... L'image du roi, depuis 40 ans, est partout dans la vie quotidienne (timbres, monnaie, photos des bâtiments publics, unes des journaux), en bonne place à la télé, surtout quand il y a de l'exceptionnel (du type catastrophe) qui crée l'unanimité (chagrin ou joie). Ces événements sont étrangers à l'institution monarchique en tant que telle, mais celle-ci y est tellement associée qu'elle finit par se confondre avec. C'est le beffroi de Mons 1 . Sa disparition désolerait tout le monde à Mons (etailleurs). Baudouin meurt. L'émotion est là. Fatalement.

Comment on crée l'émotion

Les foules rassemblées en août 1993 est-ce si exceptionnel? Non! Observons la Joyeuse-Entrée d'Albert II à Namur le 7 octobre 1993. Dès le matin, le centre de la ville est quadrillé par la gendarmerie. A 10 heures, arrivent les cohortes d'enfants des écoles débarquent de cars affluant des quatre coins du Namurois. Les forces de l'ordre sont partout. Il se passe déjà quelque chose en apparence. Le bourgmestre, le gouverneur, l'évêque de Namur, le barreau, le conseil provincial, le doyen de Namur, les parlementaires, les ministres, les anciens combattants de Namur, le conseil communal de Namur etc! sont là. RTL est là. LaRTBF est là. Le Soir est là. La libre Belgique est là. La Meuse est là etc! Bref, tout le monde... A partir de quelques milliers de personnes, le « tout le monde » en cause acquiert la force de l' évidence. D'autant que, en cette affaire l'Etat, l'Ecole, l'Eglise, les Médias et quelques royalistes passionnés (ils n'ont pas à être très nombreux) poussent à la charrette. Il y a des séquences interminables dans les JT du soir, deux, trois, quatre pages pleines dans les quotidiens. Qui oserait encore dire: « Il ne s'est rien passé à Namur » (comme à Timisoara)? Le jour de la visite, nous tirions cette conclusion que les journaux ajouteraient la note finale (mais décisive) à ce formidable non-énement en surestimant la foule. Plusieurs quotidiens parlèrent de 30, 40, voire 50.000 personnes. Mais, à notre grande stupéfaction, la RTBF et La Dernière Heure dirent « quinze mille » et Vers l'Avenir « quelques milliers », estimation à notre sens exacte, les autres auraient rendu impossible toute traversée de la ville, même à pied, ce que nous fîmes plusieurs fois ce jour-là

Parmi ces milliers, 75% de notables, de gendarmes, d'enfants, d'adolescents, et des personnes désoeuvrées. Malgré les chiffres de Vers l'Avenir il s'était cependant passé « quelque chose »...

Le non-événement du mois d'août 1993

La mort du roi... cite parfois le chiffre de 200.000 personnes sur la place des Palais lors de la mort du roi (addition des chiffres de deux journées). Le défilé devant le corps du roi a duré 36 heures ce qui voudrait dire, alors, 20 à 30 personnes toutes les secondes devant la dépouille de Baudouin Ier? Non, bien sûr, c'est impossible et cela aurait dû modérer les commentaires.

Un journaliste de la télé l'avoue finalement dans le livre « [Il yeut] sur la place des Palais [...] l'équivalent d'un match de foot au Heysel [...] ce n'était pas une foule à ce point impressionnante. » (p.160). Le chiffre de 60.000 est cité à la page166. Mais le journaliste insiste sur l' « émotion ». A la télé,toutes chaînes francophones confondues, il y a 1,3 million de téléspectateurs, l'audience d'un grand film. L' « émotion »estquelque chose d'à ce point obscur qu'il faut rappeler ces chiffres,maintenant avoués, et en tirer les conclusions que se garde bien de tirer le livre de l'Observatoire (peu observateur) Médiatique de Louvain-la-neuve

Par la seule faculté d'imaginer, on ne peut pas « compter » (les barreaux de la grille de son jardin, par exemple). Malgré le « un million de personnes » lancé par F.Delpérée le lundi 9 août à la RTBF, 100.000 personnes toutau plus!, se sont déplacées à Bruxelles. C'est beaucoup mais pas exceptionnel. L'impression d'unanimité est née, au moins à Bruxelles, à cause de la presse. Compte tenu de l'incapacité de l'imagination de juger des choses, il suffisait d'unir, aux images de nombreuses personnes émues, les concepts de « multitude », d' « unanimité »(etc.) corroborés par des chiffres records (mais faux: « centaines de milliers », « 500.000 », « un million »).

Le non-événement et la religion

Dans son analyse de la religiosité qui s'est manifestée à la mort du roi, J-C Guyot se réfère à Albert Piette qui évoque une religiosité « civile », « laïque » même pourrait-on dire. Pour des gens comme Debray, cette religiosité provient de ce qu'il n'est pas d'ensemble qui puisse se clore en fonction de ses éléments propres. Il faut une transcendance qui n'est rien de métaphysique et qui estcelle de la sociétépar rapport à ses membres. Cette « transcendance » est créatrice de sacré. Pour J-C Guyot, cette « transcendance », « laïque », si l'on peut dire, et la transcendance religieuse (ou métaphysique), se sont mêlées à la mort du roi. L'effet religieux (religiosité séculière et classique), qu'on a observé découle de tout cela. Même un événement exceptionnel appelle à être sacralisé. Il était plus impérieux encore de sacraliser un événement, certes chargé de présence (un roi dontl'image est omniprésente dans la vie quotidienne), mais n'ayant qu'une signification très limitée en termes rationnels (ce quiautorise, tant les non-monarchistes que les monarchistes, à dire que le roi n'a pas de pouvoirs réels, soit pour l'exalter enle dédouanant comme pouvoir ordinaire, soit pour le discréditer).

L'événement étant sacralisé, il fut facile de faire taire les voix discordantes, même dans les journaux de gauche. Soulignons la bonne foi des agents de cette immense imposture. Les médias ne voyaient plus rien du tout. Le phénomène religieux est très fort, notamment quand il se projette dans la personne d'un roi. Dans le fameux conte d'Andersen Les habits neufs de l'Empereur, les gens croient bien que le roi est habillé! On parvient à faire considérer comme vu ce qui n'est pas visible, ou, comme étant ce qui n'est pas. Les médias ne veulent pas l'admettre ni même, comme dans La mort du roi..., les gens chargés de les critiquer. Ricoeur commentant les diatribes desprophètes contre les idoles parle de « réel non-être ». C'est ici que la religion (pervertie) se porte au secours de l'inanité de la monarchie en occultant justement le rapport avec leréel concret, notamment des « gens », d'un pays, d'un peuple sauf prosternés et donc annulés. Le sacré masque le fait que le règne d'un roi, la nomination d'un évêque... sont le fait d'hommes et de femmes de chair et de sang, non pas d'un Dieu (transformé) ici en instrument de manipulation). L'intérêt de la chose c'est que, sur ces personnes sacrées que sont le roi et les évêques, il deviennedéplacé de se poser des questions. L'Eglise catholique s'est ruéesur ce sacré porté cependant par très peu de gens mais couverts (comme lors de la visite de Namur), par les Médias et l'Etat,suscité par l'omniprésence d'un homme récemment décédé dansnotre vie quotidienne (timbres, monnaie etc.). L'Eglise a eu alors

le discours de l'Eglise médiévale, du Grand Inquisiteur, de Jean-Paul II. Mais il y a sacré et sacré.

Vrai et faux sacré

Le philosophe wallon Marc Richir, au début de son livre Du sublime en politique (Paris, Payot, 1991), cite Jules Michelet, àpropos de la Révolution française: « Les lieux ouverts, les campagnes, les vallées immenses où généralement se faisaient ces fêtes, semblaient ouvrir encore les coeurs. L'homme ne s'était pas seulement reconquis lui-même, il entrait en possession de la nature. Plusieurs de ces récits témoignent des émotions que donna à ces pauvres gens leur paysvu pour la première fois... chose étrange! ces fleuves, ces montagnes, ces paysages grandioses, qu'ils traversaient tous les jours, en ce jour ils lesdécouvrirent; ils ne les avaient vus jamais. » Richir voit dans cette expérience des débuts de la Révolution (et des fêtesorganisées alors, dont celle de la Fédération le 14 juillet 1790), la découverte du monde au sens phénoménologique, celle qui survient après la mise entre parenthèses proposée par Husserl. La mise entreparenthèses consiste à faire comme un trait sur le monde tel qu'il est aperçu à travers les « codes » dans lesquels nous l'appréhendons: couleurs, froid, chaud, bon, mauvais etc. A la place du monde vrai, « vécu », nous substituons le monde tel qu'il est arrangé par ces codifications, les traditions, etc. Ce monde arrangé n'est plus le vrai monde. En politique, ce qui nous met en présence du monde vécu, c'est la révolution et, entre toutes, la Révolution française.

D'où cette phrase de Michelet qui fait état du monde social en son surgissement absolu, quand il s'est débarrassé des codes politiques, symboliques et religieux dans lesquels on l'avait enfermé. La Révolution rouvre tous les possibles, le « vrai » monde social par delà le code dans lequel nous enfermons ses possibilités infinies. L'expérience de ce monde vécu, de ce monde social qui est, dans sa vérité, au-delà! de toutes les déterminations dans lesquelles on avait voulu l'enfermer, Marc Richir le rapproche dece que Kant appelle le sentiment du sublime. Celui-ci s'éprouve au contact de certains spectacles de la nature - comme le ciel étoilé, une tempête en mer, des monuments grandioses... -, au cours desquels l'imagination humaine éprouve le sentiment de sa radicale finitude par rapport au caractère absolu ou infini de ce que Kant appelle les « Idées » et qui relèvent de ce qu'il appelle le domaine de la Raison. Parmi ces Idées, celle du Monde, de laLiberté, de « Dieu » mais d'un « Dieu » dont Kant, ici agnostique, necroit pas qu'on puisse le connaître, car il reste au-delà de toutedétermination, invisible et énigmatique 2 Il y a entre ce« Dieu » de Kant et ma propre singularité une mise en abîme: le caractère insondable et énigmatique de « Dieu » renvoie à mon proprecaractère insondable en tant que singularité irréductible, en tantque liberté. C'est toutes ces indéterminités en présence desquelles nous met la Révolution française: du monde, du moi, de « Dieu ». Maisce « Dieu » n'est pas le « Dieu» de l'Eglise. Au contraire, le Dieu del'Eglise est déterminé (il décrète même la façon de contrôler les naissances!).

Le Dieu de l'Eglise est celui du Grand Inquisiteur de Dostoïevsky, celui qui fait des miracles (qui jette de la poudreaux yeux) et qui a accepté d'exercer le pouvoir à travers l'Eglise:un Dieu-Père, un Dieu-Roi. C'est-à-dire non pas le « Dieu »insondable, énigme de Lui-même et de l'Homme, mais un Dieu qui délivre à la fois de notre énigme - notre liberté - et de sapropre énigme au bénéfice d'un « mystère » perverti.

Pour Marc Richir, la « tentation » (au sens de Dostoïevsky), serait de vouloir échapper sans cesse à cette indéterminité radicale. Cela a été même la tentation de l'An II de redonner à la société une autre armature, conçue comme bonne et définitive, et rompant radicalement avec l'ordre ancien par sa « rationalité ». Le rôle de la monarchie féodale puis moderne, en France, n'aurait pasété différent à cet égard de l'institution de la République! Quantà l'Eglise, elle parle de la résurrection du Christ et de la permanence du corps du Christ à travers elle. Mais la symbolique de la résurrection place la figure du Christ à l'écart de toute incorporation, de toute réification du sublime dans les institutions quelles qu'elles soient (Eglise, Etat etc.)... L'Eglise, au contraire, se réapproprie le Christ et se sacralise àtravers lui, ce qui la fait rencontrer le besoin de sacré del'Etat, symétrique et parfois hostile. Voici comment.

L'Eglise, trahit le Christ, dissimule Dieu

Sur le même modèle, selon Kantorowicz, la monarchie féodale invente la théorie des deux corps du roi, le corps empirique et mortel du monarque temporaire étant parallèle à un corps éternel lié à la perpétuité d'un peuple. Cependant, la communauté humaine qui, au fond, donne (un peu comme le Christ travesti par l'Eglise), son sens au corps éternel du roi, est comme retournée après cette donation de sens: « La communauté est désormais redevable, indéfiniment, au roi, de son incarnation. Détenteur de son énigme, il en devient le garant intouchable et inviolable, que seule la nature peut affecter par la mort et le pourrissement, mais seulement en son être empirique.La révolte contre le roi eta fortiori le régicide, en devient un véritable attentat contre la société elle-même, un acte sacrilège... » 3 Tel est le tour de passe-passe qui fait que la communauté humaine n'éprouveplus son existence qu'à travers le roi alors que c'est pourtant elle qui le crée! En dépit du caractère constitutionnel de la monarchie belge, celle-ci joue bien le rôle de l' « incorporation » au sens de Richir, c'est-à-dire de blocage dans le symbolique des possibles contenusdans la société belge. Possibles bloqués ailleurs par d'autres figures que celle de la monarchie, mais dont la monarchie représente le meilleur paradigme. Possibles qui peuvent s'ouvrir et se découvrir comme « Flandre » et « Wallonie », risquant, cependant,à leur tour, de redevenir « monarchiques » et « pourrissantes » à la manière de la Révolution française. On voit la raison pour laquelle tant de catholiques - et, surtout, les catholiques pratiquants 4 - se vouent à la monarchie.

La monarchie aide l'Eglise à trahir le message de liberté de l'Evangile, trahison réitérée par le pape actuel. La lutte du sacerdoce et de l'Empire avait été au moyen âge, non pas, comme on le croirait, l'oppositiondu pouvoir temporel « pur » et du spirituel « pur », mais la lutte de deux institutions tendant à se sacraliser de manière exclusive.

Aujourd'hui, une entente est à nouveau possible. C'est la vraiemenace contre la démocratie.

La vraie menace contre la démocratie n'est pas l'extrême droite

Luc Vandendorpe observant ces dérives dans L'abdication symbolique de la société (in République n° 13, p. 1,1993), se demandait si nous n'étions pas en train d'abandonner la démocratie. Le pape situe la référence à Dieu au-dessus de la démocratie et des Droits de l'Homme. Les charismatiques, présentés à la RTBF le 13 avril 1994, félicitent le roi Baudouin Ier d'avoir viol é la Constitution (dans l'affaire de l'avortement) parce qu'il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes. Groupes « charismatiques »,Opus Dei ou tendance à mettre l'accent exclusivement sur le spirituel (culte, prière etc.) participent dela même négation de la liberté de l'homme et de l'indéterminité de « Dieu ». La complaisance avec laquelle la télévision traite de tout cela, qu'il s'agisse du roi ou de l'Eglise, le peu de réactions,même chez les laïques militants, montre que le rapport des forces dans la société civile s'est inversé en faveur de l'obscurantisme contre la modernité, la démocratie, la raison. Séparer radicalement Eglise et Etat n'y changera rien. De même, la suppression de la monarchie ne suffit pas à instaurer la république c'est-à-dire une Cité des hommes ne s'attribuant qu'à elle-même ce qui relève d'elle seule, non à un Père bienveillant,image du faux Dieu.

Il faut aller plus loin. Il faut que les chrétiens combattent dans l'Eglise le retour du Grand Inquisiteur: Jean-Paul II et ses complices de Namur et d'ailleurs. Il faut supprimer la monarchie, ce qui suppose un sursaut de l'esprit public qui aille au-delà du simple changement de la façon de choisir le Chef de l'Etat. Dans ce cadre, s'impose aussi la suppression, non des liens entre Flandre et Wallonie, mais d'un Etat belge trop lié à la monarchie et à l'Eglise pour qu'il soit encore possible d'y séparer le bon grain de l'ivraie. C'est l'aspect tout à fait positif de l'émergence d'une nation wallonne et d'une nation flamande parce que la République, qui est au-dessus de la nation, suppose quand même la nation pour exister. Sur ces fronts- la monarchie qui étouffe les citoyens, l'Eglise qui asservit âmes - chrétiens non-dogmatiques et laïques tolérants doivent se donner la main au nom de la Liberté. Au vide de la Monarchie et de l'Eglise, il faut substituer la libre recherche du bien et de la vérité, à travers le débat, celle qui fonde, en sa modestie, la gloire de la Cité humaine.

  1. 1. Bart Maddens, De monarchie en de publieke opinie in België (enquête de la KUL sur la monarchie en 1990), in Het Koningschap in het parlementaire stelsel, in Res Publica, n°1, 1991, p.156.
  2. 2. Emmanuel Kant, Critique de la Faculté de juger, Paris, Vrin, 19658,p. 85.
  3. 3. Marc Richir, op. cit., p. 100.
  4. 4. Selon l'enquête citée plus haut et résumée par Bart Maddens, près de 95% de catholiques pratiquants en Wallonie, 96% à Bruxelles.