La Wallonie et l'Europe des nations

Toudi mensuel n°11, mai 1998

Il fallait reproduire dans ce numéro, l'interview que nous donna Jean-Marc Ferry en 1992 où il jetait un regard critique sur l'Europe d'avant la ratification du Traité de Maastricht par le peuple français (de justesse!). Il était question de l'identité « postnationale » en 1992. En juin 1996, le philosophe français nous proposait, dans une conférence à Charleroi, de lier ce thème politique à ce qu'il appelle l'identité reconstructive, thème plus philosophique et qui englobe toutes les dimensions de l'existence. Ces deux textes sont une sorte d'introduction ou de résumé de cette pensée, d'autant plus intéressants qu'ils sont le fait de Jean-Marc Ferry lui-même (qui les a relus tous les deux).

Une constante dans notre réflexion: l'Europe

Jean-Marc Ferry dans le n° 3 de TOUDI (annuel), avec une interview sur l'identité reconstructive, et une critique plus marxienne (L'Europe comme mystification de Pascal Zambra), Alain Lipietz, Jürgen Habermas (TOUDI n° 4 annuel), l'analyse des autres monarchies d'Europe (in Les faces cachées de la monarchie dans TOUDI n° 5), Jean-Marc Ferry à nouveau, Yves Lacoste, Bernard Poche, Claude Vaessen, Henk te Velde (TOUDI n° 6), Jack Ralite (TOUDI n° 7), le n° 8 de TOUDI annuel (Le citoyen déclassé) imposent la perspective européenne. Comme 40 numéros de République avec Philippe Larsimont, Jean-Marc Ferry, Yves de Wasseige (ses articles critiquent tous la politique économique européenne), Ulf Hedetof, Paul Thibaud, François André... Cet intérêt procède de notre démarche wallonne et républicaine, du rejet d'une Belgique fondée sur le refus, en partie inconscient, de la souveraineté, typique d'un Etat soumis dès sa naissance à un traité limitant cette souveraineté (imposition de la neutralité en 1831), dont la « belgitude », identité de la non-identité, est un peu la théorie.

Nous sommes aussi sceptiques vis-à-vis de l'Europe des Régions. On la justifie à partir de l'idée que l'Etat-Nation est devenu trop « petit » face au transnational (l'environnement par exemple) et demeure trop grand face au local (les problèmes régionaux). A l'idée que les Etats-Nations sont trop grands (par rapport au local) et trop petits (par rapport au global), on peut opposer l'idée que l'Europe est trop grande pour la démocratie (l'idée d'un Parlement européen comme solution aux problèmes de démocratie de l'Union Européenne ignore que les parlements nationaux fonctionnent déjà très mal) et que la région est trop petite pour la formation de l'identité culturelle. D'où le projet postnational d'une union de Nations ne se défaisant nullement, mais se dépassant dans une communauté politique européenne amorçant elle-même, non un super-Etat européen, mais une organisation mondiale incitant les Nations à se confronter pacifiquement.

Nous verrions bien la Wallonie prendre sa part de cette large construction puisqu'elle a les traits spécifiques d'une nation: autonomie construite à travers un siècle de débats et combats, richesse de la confrontation avec l' « Autre » qu'est la Flandre, réalité d'une culture wallonne qui, même si elle ne se coupe pas de la culture française (elle s'exprime dans la même langue) est entée sur l'Universel à travers les oeuvres diverses d'Andrien, Louvet, Haumont, Plisnier, Chavée, le surréalisme, la peinture, la musique, la réflexion politique (le courant renardiste par exemple), philosophique (Jean Ladrière entre autres), historique (Pirenne entre autres), sociologique (Bernard Francq par exemple).

La Wallonie: une identité forte, donc discutable

En même temps que l'Europe, nous observons aussi depuis longtemps la dérive que constitue la belgitude (avec le mot célèbre de Jacques Sojcher: « J'aime le non-État qu'est ce pays »). Une récente critique du livre de Ph. Destatte par C. Kesteloot nous semble en partie non fondée.

Philippe Destatte a tenté dans son livre L'identité wallonne 1 de présenter le mouvement wallon autrement que comme antiflamand. Chantal Kesteloot le critique 2, non sans argumenter. Mais elle oublie le contexte historiographique - et surtout sociologique - de la belgitude ou belgification. Même par des Wallons affirmés, le mouvement wallon a souvent été décrit jusqu'ici comme « réaction à » (au mouvement flamand). Comme « réaction à », le mouvement wallon est hétéronome, ne surgit pas d'une société distincte dont l'existence est dès lors niée. Sans doute allons-nous donner l'impression de durcir les thèses de C.Kesteloot (sur lesquelles nous reviendrons le mois prochain, avec plus de nuances), mais ces thèses sont si répandues qu'elles s'émettent sans que l'on ne voie qu'elles participent de cet état d'esprit délétère de belgification en lequel nous baignons.

Chantal Kesteloot envisage les réformes institutionnelles (passage à l'État fédéral), comme la cause (et la seule, nous semble-t-il) du démarrage des études historiques sur la Wallonie. Sur le plan des faits, on peut lui rétorquer, entre mille choses, que l' Histoire de Belgique de Pirenne, au début de ce siècle, était déjà conçue pour faire pièce aux tendances centrifuges que constituaient à ses yeux tant le mouvement flamand que le mouvement wallon. Sur le fond, c'est radicalement qu'il faut mettre en cause cette manière de penser. L'idée que le « processus de fédéralisation » a seul rendu possible le développement d'une historiographie wallonne fait de ce développement un développement hétéronome, à l'image de son objet (un mouvement wallon, lui aussi, soi-disant, hétéronome). Ce mouvement wallon hétéronome (« réaction à » la Flandre) aboutit à un fédéralisme (pour la Wallonie) tout aussi hétéronome, impulsant ensuite un développement historiographique artificiel, de propagande (le Manifeste francophone fait de même pour le mouvement flamand qu'il décrit comme la résultante de manipulations par les élites). On réduit ainsi à néant, dans le sens de la belgification, toutes les sortes de consciences. Pas seulement flamandes ou wallonnes: l'idée même qu'il pourrait y avoir des sociétés civiles agissant de leur propre chef.

En effet, les gens qui vivent dans le triangle Tournai-Liège-Arlon ont assisté, depuis 60 ans, à une guerre terrible marquée douloureusement par la dualité nationale, à une régression économique (et, un temps, démographique) sans précédent, à deux grèves insurrectionnelles (1950 et 1960), au développement d'une culture wallonne de plus en plus spécifique et affirmée (culture populaire, culture savante), à l'érection d'un Parlement et d'un Gouvernement wallons autonomes, dont les fêtes de Wallonie à Namur, surtout, mais aussi dans toutes les grandes villes, marquent chaque année l'enracinement populaire (à côté, le 21 juillet...). Ou bien ces gens en ont - fatalement! - tiré des conclusions, au moins quant à la réalité d'une problématique (ce n'est pas aller très loin que de revendiquer cela comme certain!), ou bien il ne s'agit que d'êtres manipulés d'une Wallonie purement virtuelle. C.Kesteloot ne va pas jusqu'à le prétendre, mais c'est bien ce qu'affirme (pour les Flamands cette fois), le « manifeste francophone ».

C.Kesteloot pose des questions: « Comment cette affirmation wallonne est-elle perçue par la masse des citoyens wallons? (...) Comment mesurer les changements? » ( 3 qui en appellent à des sondages. Indépendamment des mérites des sondages (nous n'y sommes pas nécessairement opposés, il faut être très nuancé), on ne peut accepter qu'ils tranchent la question de la conscience ou de l'identité wallonne. Ceux qui utilisent la technique du sondage en sont d'ailleurs eux-mêmes conscients puisque la population wallonne fait maintenant presque toujours l'objet d'un comptage distinct (donnant d'ailleurs des résultats différents). Or ce n'est pas la technique elle-même du sondage qui a conduit à ce comptage séparé, mais une vieille évidence que les historiens ne devraient quand même pas oublier: c'est ainsi que l'on a dépouillé les résultats de la Consultation populaire en 1950, malgré le danger que cela comportait (pour la Belgique).

Une comparaison possible: le gaullisme

Comparé au mouvement flamand, formel, organisé, le mouvement wallon, formel, organisé, n'a jamais mobilisé des masses aussi impressionnantes. Mais les grèves de 1950, de 1960, le vote massif en faveur de José Happart ne sont pas étrangers, non pas à un « mouvement wallon », mais à la Wallonie comme société. Encore aujourd'hui, les Flamands (la bourgeoisie notamment) comptent d'abord sur les structures informelles de la finance et de l'économie plutôt que sur l'Etat flamand (voir à ce sujet Denise Van Dam, Flandre, Wallonie: le rêve brisé, Quorum, Ottignies, 1998, notamment pp 128, 142, 260: il s'agit de la thèse de doctorat de Denise Van dam dont nous avons déjà parlé et sur laquelle nous reviendrons). Il est clair que, comme le dit Alain Collignon (voir ci-dessous), le mouvement wallon n'a jamais pu compter sur des structures aussi « stabilisatrices » que le mouvement flamand. Mais la Wallonie, comme nation, ne trouvera sans doute à se « stabiliser » que dans l'Etat. Ce en quoi elle est très républicaine au sens français. N'en va-t-il pas de même pour de nombreuses nations? Que serait la France sans la République, c'est-à-dire aussi sans l'Etat? Les « mouvements nationaux français » (Croix de Feu, Front national, Action française etc.) se sont toujours définis contre la représentation dominante de la nation et pas seulement chez les républicains: chez beaucoup de monarchistes. Le gaullisme fait de la nation l'essentiel mais... Mais le seul gaullisme organisé, formel (le RPF, Rassemblement du Peuple Français de 1947 à 1951, 1952), a échoué. La Résistance de 1940 à 1944, le mouvement d'opinion complexe qui permet à De Gaulle de reprendre le pouvoir en 1958, ne peuvent être définis comme « gaullistes » au sens étroit (du RPF) ni « nationalistes ». Si l'on analysait l' « identité française » comme l'on analyse l' « identité wallonne », on serait amené à conclure que l'identité française a été surtout massivement exprimée (exhibée)... durant les premiers mois de Vichy. Les grèves de 1950 sont « wallonnes », le Front Populaire en 1936 est « français », mais « pas au sens bourgeois » comme dirait le vieux Marx.

Cette identité wallonne est là depuis longtemps: les associations spontanées de citoyens (syndicats paysans, de classes moyennes, mouvements de jeunesse, ordres religieux, sensibilités distinctes du mouvement ouvrier, le plus unificateur pourtant, presse, groupements culturels, tout...), ont toujours été fondées sur des bases soit wallonnes (et francophones) ou flamandes, quitte à ce qu'elles se disent et se sentent « belges », mais cela ne change rien à leur réalité nationale wallonne ou flamande.

Attention! nous n'avons pas l'assurance du Professeur Christian Franck, qui ignore la Wallonie, mais qui, en revanche, sait ce que pensent les Wallons (La Libre Belgique du 14 avril dernier). Nous, nous ne pourrions pas dire ce que pensent et ce que sentent les Wallons! Mais ce que nous savons, c'est que toute procédure d'interrogation sur le « sud du pays », par sondage, par enquête historique, par consultation démocratique, par réflexion procède, aujourd'hui, en fait et en droit, de l'existence de la Wallonie. Qu'il y ait encore des gens qui, ensuite, fassent comme si la Wallonie - qu'ils étudient! - n'existait pas, est intellectuellement inadmissible.

L'identité wallonne n'est pas indiscutable: seule en est incontournable la problématique. Même l'identité la plus certaine - comme l'identité wallonne -, individuelle ou collective, demeure énigmatique. Je « suis », certes, mais malgré cette affirmation forte au départ (« Je suis »), je continue à me demander: « Qui suis-je? ». C'est la question que nous posent Flamands et étrangers. Les Bruxellois (les Wallons!) posant, non pas cette question, mais celle de l'existence même de la Wallonie, découragent l'intelligence (*). Policiers de la pensée, ils intimident encore. S'il est possible de dialoguer avec des idées absolument opposées ou, plus, radicalement étrangères, tout devient impossible si l'interlocuteur nie (met en doute) l'existence de l'Autre (individuel ou collectif) et sa bonne foi. Ludo Abicht ne dit rien d'autre dans sa Lettre de Flandre.

Si la Wallonie n'existe pas, toute activité citoyenne devient impraticable et nous ne voyons pas comment nous nous engagerions dans la construction postnationale qu'implique l'Europe. Ce n'est pas un hasard si TOUDI, revue consciente de la force de l'identité wallonne, revue ardemment républicaine, aborde si souvent la problématique de l'Europe des nations. Les nations, ces identités politiques les plus solides de l'histoire humaine, doivent être dépassées, non pas niées. L'Europe le permet. Mais on y entre avec une clé citoyenne et, pour les Flamands comme les Wallons, cette clé sera de moins en moins belge. Ce que nous aurons à confronter avec les autres nations ne sera pas ce qui relève des moments « belges » d' « émotion » (du Mundial de 1986 à l'évasion de Dutroux en passant par la mort de Baudouin Ier en 1993). Mais la lente montée de deux peuples, à certains égards opposés, parfois hostiles, mais qui pourront être fraternels: la Flandre, la Wallonie.

Accablées de belgitude, de négation de leur langue ou de leur identité, rassasiées de mépris par les francophones ou de déclin par le capitalisme, la Flandre et la Wallonie doivent, avec les Bruxellois, s'émanciper encore - ne serait-ce qu'en approfondissant le fédéralisme - pour n'être pas exclues de l'Histoire. On nous dit que la régionalisation de certaines matières est une façon de fuir les problèmes, la tentation de la « facilité ». Les mobilisations exagérées des médias autour d'émotions donnant l'illusion de « rassembler » les « Belges » sont tout aussi « faciles » et elles nous distraient bien plus gravement encore de l'essentiel: les problèmes politiques et économiques que posent les relations de la Wallonie avec la Flandre, Bruxelles et les autres nations d'Europe.

(*) Le Manifeste francophone ne se réfère qu'à des auteurs flamands pour parler de la Wallonie, les collaborateurs des deux derniers livres d'A.Morelli, largement consacrés à la Wallonie et à la Belgique, viennent, d'une part, en majorité, de centres de recherches à Bruxelles et en Flandre, et d'autre part, en grand nombre de l'étranger, mais un seul (sur 42!) d'une institution wallonne. C.Kesteloot a été interrogée dans Le Matin du 27/4 sur l'identité wallonne pour un compte rendu des 450 pages de Ph.Destatte L'identité wallonne (ce nom et ce travail sont ignorés). Ces exemples ne sont pas isolés.

Un n° spécial de la revue « Cahiers pour l'histoire du temps présent »

Le n° spécial de la revue Cahiers pour l'histoire du temps présent, consacré au Nationalisme (ce mot est le titre du numéro), apporte, en sus de la discussion intéressante que propose Chantal Kesteloot et sur laquelle nous reviendrons, de nombreuses contributions passionnantes à la question nationale en Belgique. Notamment l'article d'Alain Collignon La Belgique, une patrie d'anciens combattants? pages 115-141, où l'auteur montre bien en quoi les revendications wallonnes, même les plus extrêmes (en l'occurrence le Congrès de Liège d'octobre 1945) peuvent rencontrer, jusqu'à un certain point, des sympathies dans les milieux unitaristes et cela, pas nécessairement au sens des « fronts francophones » d'hier ou d'aujourd'hui. Pieter Lagrou dans Welk Vaderland voor de Vaderlanslievende vereningen? (pages 143-161) propose la même analyse, mais pour les milieux flamands avec cette tentative (avortée) des anciens combattants flamands de réunir le souvenir de la Première Guerre et de la Deuxième Guerre (avec sa dimension antinazie en Flandre) au pied du monument de l'Yser. José Gotovitch et Rudi Van Doorslaer étudie l'évolution très surprenante du Parti Communiste du séparatisme à l'unitarisme belge, de 1921 à 1945 in Les communistes et la question nationale, 1921-1945, pages 257-276). Ceci corrobore d'ailleurs notre conviction d'une identité wallonne inscrite dans les faits (les associations spontanées des citoyens) et indépendante du « mouvement wallon ».


  1. 1. Philippe Destatte, L'identité wallonne, Essai sur l'affirmation politique de la Wallonie, Institut Destrée, Charleroi, 1997.
  2. 2. Chantal Kesteloot, Être ou vouloir être, le cheminement difficile de l'identité wallonne, in Nationalisme n° spécial de la revue Cahiers d'histoire du temps présent, Bruxelles 1998, pages 181-201.
  3. 3. C.Kesteloot, art. cit., p. 201.