La Chute des Anges Rebelles, ou l’explosion des banlieues de France

Toudi mensuel n°71, mai-juillet 2006

Sur le fond, les raisons de l'explosion généralisée sur laquelle nous aimerions revenir, à quelques mois de cette frénésie médiatique sur « les violences urbaines »(Rappelons à cet égard que lors de la campagne des élections présidentielles de 2002, opposant MM. Jospin (PS) et Chirac (RPR), les journaux télévisés - et la chaîne privée TF1 en tête - ont tous participé à une spectaculaire montée en puissance des reportages et autres documents sur le thème de l'insécurité, devenu du coup la question centrale des débats. Il a été notoirement analysé que ce traitement basé sur la recherche de l'Audimat a favorisé l'arrivée de Jean - Marie Le Pen, chef de file du parti xénophobe d'Extrême - droite, le Front National, au premier tour. Immédiatement après l'élection de Jacques Chirac, ce sujet a disparu, du moins pour un certain temps, de nos écrans.), sont connues de tous : taux de chômage dépassant dans certains quartiers les 40%, conditions de vie indignes dans un urbanisme et une vie quotidienne déshumanisantes, discriminations pas seulement à l'embauche des jeunes et des moins jeunes qui, ne prenant ni « ascenseur social » ni même escalier de secours, ne servent plus alors d'exemples aux yeux des autres.

Cette explosion a trouvé son détonateur dans la politique de provocation du Ministre de l'Intérieur, Nicolas Sarkozy, guidé - comme tant d'autres - par une inextinguible soif de pouvoir personnel et la répression des obstacles à celui-ci, mais publiquement appuyée par la stigmatisation et l'invective1.

Cependant, cet adepte de la Rupture à l'ambition présidentielle révèle et concentre à la fois la réalité de la société française: repli sur soi, arrogance nourrie d'un sentiment ô combien ambivalent de supériorité, manque de confiance et d'inquiétude généralisée, décalage flagrant entre son histoire mythifiée à certains égards2 et une actualité domestique et internationale pour le moins contrariante, agressivité et violence des rapports sociaux à tous les niveaux, individualisme exacerbé par une morosité économique sans précédant, peur savamment entretenue par le jeu combiné des médias de l'Audimat et des politiques du sondage.

M. Sarkozy, dont le déploiement maximal de son emprise politique et de son appétit concorde avec une France vulnérable et en perte de repères, semble être aujourd'hui l'exact reflet d'une société raidie par son aveuglement, ses défauts et ses contradictions, drapée dans son orgueil historique et ses sacro-saints principes universalistes - qu'elle a d'ailleurs un certain mal à respecter -, fermée aux appels pressants de l'étranger concernant notamment les questions de l'immigration et de l'aide au développement des pays les plus pauvres.

Stigmatisée, humiliée, sans cesse discriminée, une large partie des jeunes de banlieue est donc devenue l'otage de cette logique d'affrontement dans laquelle elle a cru pouvoir, sans crainte, tels les Anges Rebelles du Peintre Bruegel, exprimer sa révolte et son désespoir - sa chute dans la Chute3. Comme dans tous les quartiers populaires que l'histoire et l'ordre social ont isolé du cœur de la ville et de la société, ces jeunes - et leurs parents - transforment leur ressenti d'exclusion en fierté identitaire prête à rébellion.

Hélas, selon nombre d'observateurs, de responsables associatifs et de politiques, rien n'a vraiment changé entre l'avant et l'après, comme si, pour paraphraser Jacques Attali, ancien conseiller écouté de feu François Mitterrand, Président socialiste de la République4, celle-ci en voulait et en veut encore à ces jeunes de lui avoir fait si peur...

Dans le mythe imprégnant encore de larges pans de la conscience nationale à sensibilité de Gauche, Mai 68 n'a rien à voir avec ces émeutes de « sauvages maghrébins et noirs », issus des mafias et des islamistes des « cités »5. Et pour cause : cette révolution - similaire en certains points au moins de désordre public aux émeutes de novembre dernier - et la mythologie entretenue a servi à la prise de pouvoir des leviers de décision dans les milieux intellectuels, culturels et universitaires, ceux-là même qui, aujourd'hui et avec avantage, font les médias et les sondages, orientent l'opinion publique, confortent les politiques, sans parler de ceux qui sont liés, de près ou de loin, à la gauche institutionnelle et au Parti socialiste (PS) ou, plus largement, à cette « pensée unique » qui a, par exemple, puissamment sévi lors de la récente campagne pour le Traité Constitutionnel Euriopéen.

Et ce même parti de sauter sur l'occasion, en dénonçant trop vite les politiques successives depuis 2002, qui, selon lui, « portent une grande part de responsabilité dans les évènements », en opérant des coupes drastiques dans les budgets des associations chargées de l'insertion des jeunes, en supprimant la police de proximité mise en place avec succès par Jean - Pierre Chevènement6. Cette analyse est partiale, toujours intéressée quand l'on sait, par exemple, comme le rappelle notre nouveau Ministre de la Promotion et de l'Égalité des chances, M. Azouz Begag7, les fausses promesses que « la Gauche plurielle » a faite pendant longtemps aux minorités notamment maghrébines8 désireuses d'être représentées politiquement, l'instrumentalisation à courte vue du milieu associatif présent (et de son financement) dans les banlieues.

Cependant, il est vrai que le démantèlement du tissu associatif, l'abolition des emplois-jeunes, des postes d'aides-éducateurs dans les écoles, la suppression des subventions aux associations, la menace sur les postes d'adultes-relais ainsi que la disparition de nombreux guichets de service public (Électricité et Gaz de France, Poste, Trésorerie municipale, Polices nationale et municipale, etc.), en réponse aux récentes baisses de crédits de l'État et à son désengagement, favorisent grandement les inégalités territoriales, sociales et fiscales et précarisent de plus en plus les populations déjà fragilisées. Nombre de jeunes ont ainsi réalisé, à leurs dépens, qu'ils ont été installés dans des impasses, sans réelle action de revalorisation au regard de la société, du fait que les médiateurs et les associations ont en bien rarement eu les moyens et le pouvoir de leur bien lourde tâche.

Cependant, la situation a été rendue explosive par le produit de très longues années de sous-estimation de la gravité des problèmes posés par une part importante de la société française, une sorte de cécité à la fois politique mais aussi culturelle et sociale, un refus de prendre en compte l'abandon croissant d'une population marginalisée, oubliée, majoritairement issue de l'immigration.

C'est en ce sens que le degré de violence de ces évènements n'a pas été prévu par la grande majorité des élus concernés9, mais aussi que l'explosion en chaîne, de ville en ville, a surpris l'opinion publique nationale restée littéralement fascinée par les décomptes des journaux télévisés concernant les voitures brûlés à travers le territoire10.

D'entre ces élus, M. Gilles de Robien, Ministre de l'Éducation nationale, n'a eu de cesse, ces derniers temps, d'interpeller les milieux de la recherche et de l'enseignement supérieur, sur cette absence de prédiction de leur part, comme lors de l'inauguration de la Maison des Sciences de l'Homme « Villes et territoires », le 5 janvier dernier, en compagnie de Michel Lussault, Président de l'Université de Tours, du Maire de la ville et de Sylvette Denèfle, Directrice des lieux, en demandant quelles leçons les chercheurs en sciences humaines pouvaient en tirer.

Et Michel Lussault de remettre aussitôt en question « la politique de zone trop catégorielle et monofonctionnelle (habitat, Zones d'éducation Prioritaire, etc.) qui ont produit, peu ou prou, les mêmes effets négatifs. »

Cécité donc, même de la part des spécialistes de la ville et de la société censés donner l'image pertinente et anticipatrice des phénomènes. Il est en effet trop facile de critiquer l'architecture et l'urbanisme ordinaires des années 60, effectivement largement déficientes en France, sans les lier avant tout à une conception de l'esprit à laquelle elles répondaient, une forme de canevas culturel ou d'archétype de la pensée française nourrie par cette même logique du catégoriel et du mono-fonctionnel ; bref, de la ségrégation.

Cette pensée peut être vue comme une pensée discriminante, une pensée qui sépare, divise, cherche avant tout à identifier l'appartenance et l'origine11 - en refusant viscéralement le multiple, le différent, l'autre qu'elle somme inlassablement de se dissoudre dans une homogénéité fondée moins sur une pratique que sur un idéal de laïcité et de république libérale (au vrai sens), égalitaire et fraternelle. C'est cette pensée à l'œuvre, à terme destructrice du lien social et de la cohésion nationale - qu'elle croit justement sauvegarder, qui est à l'origine de la construction et du maintien des ghettos urbains, de l'assignation spatiale des corps et des individus classés avant tout selon leurs appartenances ethniques mais aussi sociales et professionnelles.

C'est donc en ce sens que Sylvette Denèfle est revenue fort à propos sur la stigmatisation, trop unilatérale, de l'architecture du bâti social, « faux problème » selon elle, puisque « quand une population vit dans de grandes barres dont les appartements ont été vendus très cher, personne ne condamne leurs architectures. La population ne pose pas de problème à partir du moment où il y a eu, économiquement, une sélection. »

Crier au scandale quand les voitures et les équipements sont en feu était bien hypocrite. Les pouvoirs politiques de tout bord ont en effet laissés s'installer depuis longtemps, dans un cynisme sans équivalent, l'exclusion de (ou à) l'école, du travail, du logement décent, de la culture, le mal-être quotidien et identitaire dans ces franges urbaines qui sont devenues de véritables et nouvelles colonies. Comme si l'on cherchait à punir, de manière inavouée, cette population immigrée de l'échec de la colonisation française, de la déroute du fraternel et humaniste projet de « fusion des races » - cher à Napoléon III - symbolisée par la blessure « Algérie », population accusée avec constance de constituer, même involontairement, une menace pour l'identité française ; comme si l'on souhaitait, au fond, les punir de ne pas être français, ou, plus grave encore, de ne pas chercher à le devenir...

D'où cette sommation à, et cette quête sans fin de l' « intégration »12, véritable miroir aux alouettes, marché de dupes au pays de Descartes et de Montesquieu.

C'est donc bien le noyau des politiques d'intégration et de démocratie locale qui est en cause, au-delà de l'architecture urbaine et de son budget alloué, au-delà même de leurs propres aspects techniques et fragmentaires. En effet, la lutte contre les exclusions ne se résout pas à travers la mise en place de politiques parcellaires voire provisoires, sectorisées et répondant à l'urgence des problèmes prioritaires, mais doit obéir à une vision d'une société humaine, généreuse, non pas seulement tolérante, mais, comme le disait le grand et discret philosophe de l'éthique, Paul Ricoeur, qui accepte la vérité de l'autre comme une part de la vérité. Ceci ne peut se faire sans le concours et l'adhésion minimale de l'ensemble de la société, dans ses manières de penser et de croire.

C'est en cela que réside le vrai défi que jettent ces « Anges rebelles » déchus à la face de la société française, à la face de chacun d'entre nous.


  1. 1. N. Sarkozy avait, lors d'une visite-éclair dans un quartier difficile de la banlieue parisienne, à Argenteuil (dans les Hauts-de-Seine, le département plus riche de France, qu'il dirige), lors d'un bref échange - filmé par les caméras convoquées - avec une habitante d'un immeuble, promis de la « débarrasser de la racaille », en parlant des quelques centaines de jeunes regroupés sur une dalle les surplombant qui le huaient.
  2. 2. Depuis les premiers manuels scolaires jusqu'aux émissions très prisées sur le patrimoine et la grandeur passée de la France, dont « Des Racines et des Ailes », diffusées en Prime Time sur chaîne publique, en est l'une des illustrations les plus caractéristiques.
  3. 3. Plusieurs émeutiers ont en effet, en apprenant la sévérité des jugements en comparution immédiate de leurs pairs, déclarés, face à certaines caméras (tolérées), vouloir continuer leur action subversive car, pour eux, « la prison ne fait pas peur » puisqu'ils « vivent déjà dans d'immenses prisons »...
  4. 4. Qui régna comme un monarque et fascina la société française connue pour son ambivalence profonde, son amour / haine des rois et des révolutions, de la couronne et des têtes décapitées.
  5. 5. Le Rapport final des Renseignements Généraux ainsi que d'autres enquêtes de sécurité ont confirmé l'absence d'implication des milieux mafieux et islamistes dans ces évènements, désavouant la thèse de leur propre Ministre de tutelle qui a accrédité l'idée, relayée par nombre de politiques et de « spécialistes » télévisuels de la sécurité urbaine, d'un complot anti-français organisé contre l'ordre républicain.
  6. 6. Président d'honneur du Mouvement Républicain et Citoyen, M. Chevènement est un des rares hommes politiques de premier plan dont la parole est respectée à droite comme à gauche, parole particulièrement critique à l'égard de ce PS dont il a été co-fondateur.
  7. 7. Azouz Begag, sociologue issu de la Banlieue lyonnaise, avait rencontré Jacques Chirac, en octobre 1995, lors d'un débat sur les banlieues à Vaulx - en - Velin, débat dont il regretta « l'absence de jeunes des quartiers venus parler avec leurs mots » pour dire qu'ils « se faisaient balancer des boîtes de nuit ». M. Chirac annonça la nécessité de promouvoir un réseau de salles de sports de combat, comme l'une des mesures - phares, renvoyant ainsi au programme anti-délinquance de Roosevelt aux USA des années 1930 dédié à la construction de salles de boxe. Cette rencontre trop « institutionnelle », selon le chercheur, avait eu lieu deux semaines après la liquidation de Khaled Kelkal par une section du Groupe d'Intervention de la Police Nationale (GIPN) à un arrêt d'autobus. Les images diffusées montrant le policier d'élite, l'ayant achevé quelques secondes auparavant, lui donnant un coup de pied (pour désarmer le bras de l'« ennemi public numéro 1 »), ainsi que les conditions finales de cette traque médiatico-policière ne donnèrent pas lieu à un mouvement d'indignation de l'opinion publique, du fait, probablement, de son conditionnement.
  8. 8. Le PS ayant en effet hérité de vieux réflexes paternalistes de l'époque coloniale, et joué avec de nombreux militants du Maghreb comme alibis électoralistes sans lendemain.
  9. 9. Ce qui est un comble quand l'on sait que depuis l'hiver dernier tous les rapports mensuels des Renseignements Généraux, au niveau des préfectures, ont été pour la première fois unanimement « au rouge » ...
  10. 10. Il est vrai que les émeutiers se sont systématiquement attaqués à l'un des symboles centraux de la vie française et de la réussite indexée sur la seule consommation : la voiture, indicateur important, symbole hautement protégé par le Ministère de l'Industrie et les lobbys y agissant ouvertement, face à ses critiques écologiques, alternatifs ou simplement économiques. Entorse au principe de l'indépendance des médias, ce décompte a été rapidement et simultanément supprimé de toutes les chaînes de télévision, publiques comme privées.
  11. 11. Après un long séjour en Amérique du Nord, j'ai été frappé lors de mon arrivé en France par la récurrence de la question de l'origine posée presque toujours en début de conversation, particulièrement dans les milieux intellectuels et professionnels pourtant a priori les plus ouverts, comme pour identifier l'interlocuteur, le lieu d'où il vient et son appartenance culturelle, ethnique et religieuse.
  12. 12. Qu'Azouz Begag et d'autres, suivi en cela par Dominique de Villepin, Premier Ministre, préfèrent remplacer par la notion de promotion.