Deux émissions RTBF (12 et13/9/1998). Appel aux Bruxellois
S'il est vrai qu'une chose n'est réellement dans le monde historico-politique tout comme dans le monde sensible que lorsqu'elle se montre et est perçue sous tous ses aspects, alors il faut toujours une pluralité d'hommes ou de peuples ou de positions pour que la réalité soit possible et pour lui garantir la continuité. En d'autres termes, le monde ne surgit que parce qu'il y a des perspectives et il existe uniquement en fonction de telle ou telle perception de l'agencement des choses du monde.
(Hannah Arendt, Qu'est-ce que la politique?)
On le sait, notre revue s'est lancée, avec d'autres comme La Revue Nouvelle et Les Cahiers marxistes dans une vaste discussion, à la fois difficile et pleine de promesses, sur les rapports entre Bruxelles et la Wallonie et, en fait, sur l'avenir démocratique, d'une part, d'une grande ville et, d'autre part, d'un espace qui, de Liège à Tournai et de Tournai à Arlon en passant par Mons, La Louvière, Namur et Charleroi, à même d'être républicain à cause d'une histoire déjà longue, tendue vers la Justice, possède le profil caractéristique de la Nation au sens de l'Universalisme de 1789. La Wallonie, en effet, n'a pas d'illusions exagérées sur le profit qu'elle tirera de son indépendance, ne désire nullement rompre avec la Belgique en tant que celle-ci serait multiculturelle (la Wallonie l'est autant, sinon plus), mais elle veut briser la Belgique comme Etat monarchique impropre à la démocratie, impropre à une vraie souveraineté de corps politique, « visant haut et se tenant droit ». Impropre à faire. Impropre à agir. L'exergue de ce texte est à lire avec la plus grande attention: que la réalité soit possible.
Nous ne serons pas suspects d'exagération si nous disons que c'est de la réalité qu'il est question, rien que d'elle. Ou encore, de la démocratie, car, sans elle, la réalité humaine est impensable et impossible. Nous battrions-nous depuis si longtemps pour affirmer ou consolider une identité purement ethnique (ou ethniquement pure)? Pareil jeu n'en vaut la chandelle que pour les démagogues, les semeurs de haine et les fauteurs de guerre. Nous, nous ne voulons que sortir du vide, de la mort que la Belgique francophone représente à nos yeux, de ces régions désolées de Wallonie (même si d'autres gravissent à nouveau la pente du gouffre où la patrie avait roulé), comme le Centre ou le Borinage, que l'Etat fut incapable de relever alors qu'elles avaient participé à la richesse inouïe de la Belgique impériale (détail: l'énorme gare d'Anvers a été toute entière construite par une entreprise de Marchienne). Nous, ce que nous voulons, c'est la réalité, la vie, la liberté. Pourquoi, autrement, nous battrions-nous avec nos mains nues pour faire ce canard? Pourquoi ces heures et ces heures de discussion, depuis si longtemps, avec Bruxelles et les Bruxellois, que nous avons le sentiment d'en discuter depuis des siècles?
Le vide du système politique et médiatique
Les remous au sein du PSC, par exemple, sont un aspect de la mauvaise farce que continuent à jouer les politiciens francophones et à laquelle il n'y a plus d'enjeu. Il faudra peut-être garder spécialement en mémoire le JT1 du mardi 13 janvier 1998 qui, très brièvement, en a rendu compte. Ce ne sont ni le présentateur ni les journalistes qui doivent être mis en cause, mais tout un système où nous nous débattons comme eux: la toile d'araignée du néant civique et démocratique dans lequel nous périssons.
Nous n'avons pas compris très bien en quoi l'abandon de termes comme « militant », « section », « parti » constituait une « relance » du PSC, comme le prétend Joëlle Milquet. Si nous le disons, ce n'est pas par agressivité vis-à-vis de J.M. ni du PSC. Les partis wallons en sont arrivés à se ressembler si fort que nous croyons peu aux différences qui les séparent. Au même JT du 13 janvier 1998 - date à retenir! - Alain de Gerlache s'est livré à une sorte de lecture talmudique du fameux « contrat» de Joëlle Milquet, signalant que ce texte ne contenait qu'une seule citation, celle de Lionel Jospin, autre candidat malheureux à une présidence (celle de la République française, J.Milquet l'ayant été à celle du PSC ). Pour que la subtilité de ce commentaire n'échappe pas aux téléspectateurs, François de Brigode ajouta que cette citation de Jospin par J.Milquet était une façon de « chiraquiser » le président élu (du PSC), CF Nothomb. Ô culture française! (Que F. de Brigode nous pardonne, mais nous ne voudrions pas faire son métier pour le moment, il n'a vraiment rien de « formidable »).
Ce ne sont pas ici les personnes dans leurs compétences et qualités que nous mettons en cause, mais la vanité sans fond et sans fin du système politico-médiatique. A chaque JT1, nous nous disons « Cette fois, ce n'est plus possible, ils n'oseront pas aller plus loin ». Mais ils y vont! Depuis les envoyés spéciaux des tunnels de Jumet intervenant pour dire qu'on n'avait rien trouvé (mais cela en direct), et interrogeant (toujours en direct!), le gendarme de service confirmant qu'il n'y avait rien à dire, on a eu droit à pire encore: comme la longue présentation du nouveau décor du JT, la veille de son inauguration. Voilà une information qui restera dans toutes les mémoires. Mais qui a coûté aussi cher que le reste (tout juste un peu moins vide) des journaux télévisés: 80.000 F la minute! (Interrogé en 1994, M.Konen, rédacteur en chef du JT nous confirma que son coût s'évalue à 700 millions de F/an, soit 2 millions par jour pratiquement).
Le JT1 du 13 janvier s'est attardé pendant au moins vingt minutes sur les affaires de pédophilie, les attaques de transporteurs de fonds, le temps qu'il fait en Suède centrale et l'épaisseur de la couche de neige dans les stations de ski polonaises (sans même nous renseigner sur la t° des plages de Californie ni sur les risques de pluie à Tombouctou). Nous avons vu que le Prince héritier s'intéressait au Centre européen des enfants disparus et enfin, in cauda venenum, le JT comportait une séquence sur un autre épisode du journalisme, la parution, il y a tout juste cent ans, du fameux article J'accuse d'Emile Zola volant au secours du capitaine Dreyfus et écrivant l'une des plus belle pages d'histoire de la République.
Lisons Zola! Lisons, si possible sans pleurer de rage, cet enthousiasme formidable côtoyant contrats de relance PSC, pistes de ski polonaises et Prince héritier dardant son regard pénétrant sur les autos du Salon : « Je le répète avec une certitude plus véhémente: la vérité est en marche et rien ne l'arrêtera (...) J'ai dit ailleurs et je le répète ici; quand on enferme la vérité sous terre, elle y prend une force telle d'explosion que, le jour où elle éclate, elle fait tout sauter avec elle (...) Je n'ai qu'une passion, celle de la lumière, au nom de l'humanité qui a tant souffert et qui a droit au bonheur... » (cité dans Le Monde du 13 janvier 1998). Au nom de l'humanité! Au nom de l'humanité! Pleurons de rage! Mais aussi de joie qu'il ait été possible que la République engendre ce cri de fraternité formidable. Que nous n'avions pas oublié. Que nous n'oublions pas. Que nous n'oublierons jamais. En songeant spécialement à toutes les personnes d'origine étrangère et qui sont chez nous! De la même et profonde manière que nous sommes chez nous, chez nous!
On nous rétorquera qu'il est facile de mettre en opposition un fait du passé dont on a pris la mesure et qui se présente en sa gloire « tel qu'en lui-même l'éternité le change » et la triste banalité trisomique du JT1. D'ailleurs, des Français eux-mêmes, en ce fameux JT, nous ont mis en garde sur leur tendance à la commémoration des hauts faits de l'histoire dans leur pays et qu'ils peuvent servir d'alibi à un combat actuel sur les droits de l'homme. Mais comme ils ont quand même raison, les Français, malgré tout, de commémorer! Nous, nous rabattons sur les pistes de ski, les contrats de relance et le sourire du Prince héréditaire! Et, ce JT1 du 13 janvier n'était pas devant une actualité vide. Il y avait, il y a toujours, cette extraordinaire révolte des chômeurs français, cette volonté de gens qui n'ont plus rien, qui ne sont plus rien, qu'on force à ne plus rien être, de se redresser, de viser à nouveau haut, et de se tenir à nouveau droit, au point de former des associations s'adressant aux plus hautes personnalités. N'y a-t-il pas chez nous un mensuel liégeois, C4, à qui il aurait été bon de donner la parole sur cette révolte exemplaire de chômeurs? N'y a-t-il pas aussi des associations de chômeurs CSC, FGTB? Ne serait-il pas possible à la RTBF du JT1, entre les séquences de baleines prises dans les glaces, d'avions atterrissant sur le ventre ou de présentation du nouveau studio du JT, de donner la parole à des gens qui réfléchissent sur le destin économique de la Wallonie dans l'Europe néolibérale? Comme notre ami Yves de Wasseige ou les responsables de La Lucarne par exemple?
Est-on vraiment contraint, par l'audimat ou les pressions politiques, de présenter les résultats « positifs » d'années d'austérité qui permettent à l'Etat belge, grâce à des dizaines de milliers d'exclus du chômage, à des dizaines de milliers de gens jetés dans la précarité et la misère, de ne plus dépenser que l'équivalent de 2,5 % du PNB? Est-ce une bonne nouvelle qu'on puisse continuer à rembourser les Belges les plus riches, s'accaparant les trois-quarts de la richesse nationale et percevant, chaque année, une rente de 700 milliards de francs prélevés sur la diminution généralisée des salaires, sur la mise à la porte des professeurs, des éducateurs, des responsables de crèche, sur la fermeture des entreprises, l'augmentation des taxes sur la circulation, sur l'assèchement des crédits culturels, la misère du cinéma wallon, la non-indexation des barèmes fiscaux, sur l'accroissement vertigineux de la pauvreté et même de la faim? Les prisons sont débordées, des régions entières de Wallonie meurent, comme dans le Borinage ou le Centre, même si d'autres gravissent à nouveau la pente où notre Wallonie a roulé, mais seules comptent les petites phrases de J.Milquet, CF Nothomb ou L. Michel. Ou les tunnels vides de Jumet entourés de gendarmes salvateurs.
Et pourtant, c'est de la Wallonie qu'il est question
Nous ne sommes pas du tout antipolitiques en le disant, en le soulignant, en le hurlant. Car, en effet, dans cette affaire Milquet-Nothomb-Deprez en l'occurrence, dans les débats politiques actuels, au nom de quoi et pourquoi s'agite-t-on? Au nom de la Wallonie. Cela paraît étrange, mais c'est ainsi. Et aussi vide que semble être le monde politique, il faut reconnaître que ce sont surtout les partis de droite qui ont évoqué l'état de détresse de la Wallonie. Nous ne devons pas penser, nous l'avons dit il y a quelques lignes, que les politiques soient tout à fait inconscients du vide dans lequel ils se déploient. Ils cherchent donc à accrocher stratégies et discours à quelque chose de ressenti. Laissons-leur cela! Il doit y avoir chez eux cette préoccupation. Or à quoi assistait-on la veille même (lundi 12 janvier)? À un incroyable et scandaleux Ecran-Témoin sur la Yougoslavie.
Arrêtons-nous ici une seconde pour faire savoir, à M. Paul Germain en l'occurrence, et aux responsables de cette émission, qu'il y a plus de gens qu'il ne le pense, qui sont révoltés par la manière dont la RTBF utilise l'argent des téléspectateurs wallons. Nous sommes le samedi qui précède, à Namur (le 10 janvier), à la Maison de la Poésie, réunis avec les comités de rédaction de La Revue Nouvelle, des Cahiers Marxistes et de TOUDI. Le temps est venu d'être franc pour les Wallons présents. On souligne l'indifférence insupportable et écoeurante, l'ignorance et le mépris des médias bruxellois pour la Wallonie (on pourrait dire que toute réalité - relire l'exergue d'Arendt - finit par être englobée dans ce mépris de l'establishment belge). Quelqu'un signale que, le surlendemain, l'Ecran-Témoin sera consacré à la Yougoslavie: « Nous allons bien voir », poursuit-il, « mais je doute qu'on y ait invité un seul porteur de l'idée wallonne ». « Il y aura tout de même Guido Fonteyn » rétorque un ami de Bruxelles avec une ironie sympathique. Tel est le sort des Wallons dans cette Belgique francophone qui les ignore d'une manière de plus en plus ridicule: lorsqu'un Flamand est présent dans un débat , il évoquera, lui, la Wallonie s'il s'agit de la Belgique. Ce ne fut même pas Guido Fonteyn, ce fut Marc Platel qui était là. L'émission fut lancée par Paul Germain sur ce thème incroyable: « Ce qui est arrivé en Yougoslavie pourrait arriver chez nous et si vous ne le croyez pas, c'est que vous vous considérez comme des gens civilisés et les " Yougoslaves " comme des barbares (sic) ». Les premiers à dénoncer ce rapprochement entre Yougoslavie et Belgique furent les deux " Yougoslaves " du débat, une jeune femme serbe et une dame de Sarajévo, invoquant ( élémentaire rappel!), nos traditions démocratiques.
Rappel élémentaire et d'élémentaire respect pour la démocratie : ce régime qui oblige à préférer la parole à la violence, si complexe, auquel nous sommes rompus depuis deux siècles (malgré les récents dérapages de Van Cau. et d'Onkelinkx qu'il ne faudra jamais oublier!), comment peut-on croire qu'il soit sans effet sur le fond des âmes et des coeurs. Ce qui écoeure dans ces comparaisons entre « Yougoslavie » et « Belgique », ce n'est pas d'abord la fonction d'évidente négation de tout le mouvement wallon qu'elles remplissent, c'est l'indifférence stupide à l'idée de souveraineté du peuple, de liberté de la presse, de liberté du débat qu'elles révèlent. La suite du débat devait l'indiquer. Il n'y fut guère question de Yougoslavie, les deux invitées de cet ancien pays étant marginalisées dans la discussion au bénéfice d'Olivier Deleuze, d'un autre journaliste de la RTBF et d'un romancier d'anticipation.
La grande question de ce débat, c'était BRUXELLES. C'est à peine si un Marc Platel, courtoisement comparé aux Serbes en tant que Flamand, put évoquer le livre de Philippe Destatte sur L'identité wallonne. Pour les gens de la RTBF, comme l'écrivait récemment Théo Fauconnier rapportant les recherches de Denise Van Dam sur la question, « L'intellectuel francophone bruxellois est une découverte étonnante. En caricaturant à peine, on pourrait dire que pour lui, la Wallonie n'existe pas. Il ne comprend absolument pas la revendication wallonne, ni cette idée d'avoir créé une " sous-capitale " à Namur, ou cette envie d'une culture wallonne " de seconde zone ". » 1 . En dépeignant de cette façon l'ignorance et le mépris de trop de Bruxellois vis-à-vis du pays wallon (qui est aussi le leur finalement!), nous n'attisons aucune haine, mais nous sommes, comme Zola, saisis par la véhémence d'une longue révolte. Tout vient confirmer ce point de vue bruxellois. Les écrivains comme Jean-Luc Outers le confirment, comme les premiers interviews de notre amie Denise Van Dam sur le sujet, comme tel ou tel texte de Françoise Colin: pour ces gens descendus à Bruxelles, le pays qui les fait tout entier, la Wallonie, sans lequel il n'y aurait ni « Soir », ni « RTBF », ni ULB, ni « littérature belge » (comme ils disent), ni cinéma, ni rien, ce pays à qui ils doivent tout, ils se sentent obligés de le décrire sans cesse comme émergeant, silhouette indistincte, d'une brume irréelle. Non, nous n'attisons pas la haine en le disant. Puisque, avec trois autres revues, nous voulons sortir de ce piège mortel pour la démocratie qu'est le mépris de trop de Bruxellois pour la Wallonie, pour leur réalité et, finalement - que l'on regarde les JT en se rappelant Arendt - pour la réalité tout court.
Négations, manipulations, omissions...
Puisque nous en sommes à parler de Denise Van Dam, signalons que son livre sur les élites flamandes et wallonnes vient de sortir en français. L'éditeur a réussi à piéger notre amie en la contraignant à accepter le titre Flandre, Wallonie: le rêve brisé. 2 Quel est ce rêve? La Belgique! En est-il question dans l'analyse de Denise Van Dam? Pas vraiment: l'une des révélations de cette enquête qui a pris des années, c'est l'indifférence des élites à l'égard de la Wallonie. Pourquoi alors choisir ce titre? Mais parce que l'opinion dominante, attisée des milles feux follets de l'ULB, de la RTBF et du JT1, c'est que l'opinion ne s'intéresse pas à la Wallonie!
Il fallait au livre de notre amie Denise un titre accrocheur, qui s'accroche au vide que nos élites portent en elles. Nous exagérons? Même dans nos contacts avec nos amis bruxellois, combien de fois ne revient pas l'idée - soi-disant constatée par les sondages - que « les gens » ne s'intéressent pas aux nouvelles institutions. Or à ces sondages on pourrait en opposer d'autres. Mais surtout s'interroger sur la validité de cette pratique. Le même de A. de Gerlache prédisait des difficultés à Joëlle Milquet dans son plan de relance du PSC qui pouvait être mis à mal « par des sondages habilement distillés » où les résultats du PSC maintenu apparaîtraient comme mauvais! Quel aveu! On nous dit platement: voici comment on trompe l'opinion et même l'opinion de parlementaires!
Nous tremblons à l'idée que des Wallons pourraient prendre le pouvoir dans l'institution blablatique belge (« blablatique » car elle englobe les médias, mais pas seulement). Car on y ment, beaucoup, énormément, constamment, grossièrement. Avec les sondages quand ils sont défavorables à toute idée civique de redressement de la Wallonie. Mais aussi en cachant les véritables chiffres des mêmes sondages quand, réalisés (sans précautions?), ils ne confortent pas la thèse belge. Telle est l'aventure arrivée au fameux livre Belges heureux et satisfaits, édité par Mesdames Voyé et Bawin, avec la Fondation Roi Baudouin, où toute une série de tableaux soulignant les différences profondes entre Flamands et Wallons avaient été omis: on en fut sûr lorsque l'on consulta l'édition néerlandaise du même ouvrage, car ces tableaux, gênants pour la belgitude francophone, avaient été maintenus sans problèmes par ces Flamands dont, paraît-il, nous viendrait tout le mal (voir République n°5, pages 1-3).
Philippe Destatte lui-même nous le rappelait l'autre jour. Lorsque, en décembre 1996, le JT se crut obligé de rappeler les dix ans de la « sous-capitale » de Wallonie, Namur, il sentit la nécessité de faire appel à un expert pour parler de cet événement: Anne Morelli, même pas gênée de parler de ce qu'elle ne connaît pas et de ce qu'elle hait, sans se rendre compte de sa xénophobie de l'intérieur qu'elle exploite à l'envi, était l'invitée du JT sur la question de la Wallonie! Ce serait comme inviter le Cardinal Danneels aux dix ans de la légalisation partielle de l'avortement (mais lui serait plus tolérant).
Lorsque Philippe Destatte publie son livre L'identité wallonne, il y met l'accent sur certains faits contraires à l'idée que l'on se fait du mouvement wallon vers 1912. Destatte montre par exemple que, plusieurs mois avant la parution de la Lettre au Roi sur la séparation de la Wallonie et de la Flandre par Jules Destrée, le thème de l'indépendance de la Wallonie était abordé devant les multitudes ouvrières réunies en meeting notamment à Charleroi, que la presse boraine, entre autres, se déchaîna après le résultat des élections de juin 1912, car elles reconduisaient à la tête du pays une majorité cléricale trouvant son poids en Flandre. Des grèves sauvages éclatèrent et l'idée d'une sécession wallonne se fit jour au POB. Il suffit de lire Le Peuple de l'année 1913 - à l'époque, ce journal était l'un des meilleurs du pays, des plus lus -, la question nationale y est souvent abordée, en tentant d'y voir les accointances ou les contradictions qu'elle recèle face à la cause socialiste, bien entendu primordiale - et qui le reste pour nous. Lorsque Albert Ier fait sa Joyeuse-Entrée à Mons, en 1913, la Fédération socialiste et républicaine du Borinage appelle ses militants, s'ils se trouvent à Mons lors de cet événement, à crier les vieux cris de " libération " et d' " espérance " : « Vive le Suffrage Universel! Vive la Wallonie! » 3 . Il n'y eut que peu de militants socialistes sur le parcours de la visite d'Albert Ier à Mons, cette année-là. Mais telles étaient bien les intentions du leader borain, Maroille. Lorsque Albert Ier vient à Liège le 13 juillet 1913, Le Peuple souligne que, bien au-delà des vivats adressés à la personne du monarque, le cri qui domine la journée c'est « VIVE LA WALLONIE! . 4
Le sentiment wallon plus important que le belge
Pourquoi, alors, notre ami Michel Godard, rendant compte de ce livre dans le n° spécial des Cahiers Marxistes consacré à la Yougoslavie (voir la rubrique Ailleurs ), croit-il devoir dire que les faits qui y sont soulignés sont « mineurs » ou « marginaux » ? C'est d'autant plus inexact que ces manifestations wallonnes des années 1912, 1913 et 1914 ont des origines lointaines que l'on ne souligne pas assez: « Si les ouvriers flamands " écrit Deruette, pour les années 1880-1890 « se disciplinent mieux et s'organisent plus consciemment dans le parti, les ouvriers wallons, plus rétifs qu'eux à l'organisation le sont, par contre, moins pour ce qui est des affrontements violents et des débordements non contrôlés. Incontestablement, le socialisme allemand influence les ouvriers d'Anvers et de Gand; mais c'est le socialisme français qui inspirent les Wallons. » 5. La chose frappe un Engels, d'ailleurs heureux de voir que l'influence allemande (marxiste) finit par l'emporter au sein du socialisme belge. Marcel Liebman note que les premières tentatives pour organiser le mouvement ouvrier sur le plan politique sont le fait de Bruxellois et de Flamands qui « tentent en vain de rallier les gros bataillons de la classe ouvrière wallonne, celle-ci demeure absente » 6 6 . Jean Puissant ajoute que « Le conseil du POB a peu d'attaches avec la classe ouvrière de la grande industrie wallonne » 7 Philippe Destatte (à qui nous reprochons amicalement de ne pas avoir signalé cet arrière-plan capital ), a tout de même le mérite de signaler une analyse peu connue de la grève générale de 1902, celle de Cyrille Van Overbergh, relevant la participation pratiquement inexistante des Bruxellois et des Flamands à ce mouvement de grande ampleur et signalant que « les régions wallonnes comprennent plus des neuf dixièmes des 300.000 grévistes » 8 . Philippe Destatte a également l'immense mérite de signaler aussi que, à la suite de ce mouvement de 1902, Destrée demanda que les Wallons soient mieux représentés au Conseil général du POB) (L'identité wallonne, p. 86).
On voit qu'il ne s'agit ni de faits mineurs ni de faits marginaux. Il faudrait même peut-être un jour limiter une étude possible du mouvement wallon à son seul lien avec le socialisme. Et il faudrait faire preuve d'une grande capacité de synthèse, car le mouvement socialiste est plus que centenaire. Et ses accointances profondes avec le mouvement wallon ont connu des phases successives, différenciées. Il faudrait par exemple étudier - Philippe Destatte le signale, mais ne peut s'étendre là-dessus - la dimension jacobine et wallingante donnée par les frères Defuisseaux au mouvement ouvrier, dimension dont est issue l'oeuvre d'un Plisnier, ce qui n'est pas rien si l'on se rappelle, avec Jean Louvet, que tout cela annonce le fameux « VIVE LA REPUBLIQUE! » du 11 août 1950 devant les Chambres réunies. Rien que ce socialisme et wallingantisme « jacobin » mériteraient une étude qui pourrait s'inspirer du livre capitale de Ph. Raxhon sur la mémoire de la Révolution française en Wallonie (voir le compte rendu par F.André du livre de Guy Denis). Mais il faudrait aussi mieux étudier les Congrès séparés des Communistes et des Socialistes wallons en 1938, ce qui correspond à une autre époque où l'on prend conscience de l'émigration des banques vers la capitale, fait déterminant dans le déclin industriel wallon comme l'a montré Michel Quévit dans ce classique qu'est devenu le livre Les causes du déclin wallon.
A ces trois premières études (la première sur le mouvement ouvrier et wallon jacobin, la deuxième sur la démarche de Destrée, la troisième sur les congrès de 1938 dans une phase toute différente, après la mort de Destrée), il faudrait ajouter, en s'inspirant de Velaers et van Goethem (Leopold III, De Koning. Het Land. De Oorlog, Lannoo, Tielt, 1994 dont j'ai déjà parlé dans TOUDI n°7/8, décembre 1997), le lien du mouvement wallon et ouvrier avec la Résistance, ce qui conduit à l'explosion terrible de 1950 dont tout le monde reconnaît que c'est l'événement capital de toute l'histoire de Belgique. Il resterait à faire enfin le compte rendu critique des travaux - si capitaux et si peu cités - de Francq et Lapeyronnie, Les deux morts de la Wallonie sidérurgique (Bruxelles, 1990; la revue TOUDI (annuelle) en a publié un long compte rendu dans son n° 4, 1990, pages 77-81, in Socialisme et question nationale).
Il faudrait parler aussi de la constitution de syndicats paysans seulement wallons dès le départ de ce type de syndicalisme, comme les UPA (s'affichant pourtant sous la bannière belge, mais ne recrutant qu'en Wallonie), affrontés de mille façons à l'épiscopat qui mise tout sur le Boerenbond après les échecs de syndicalisme paysan wallon catholique, les UPA étant confessionnellement neutres. On parle de l'événement extraordinaire des 21 députés de Rex en 1936. Mais ce résultat très significatif fait oublier l'élection de deux députés d'une dissidence de gauche du PSC, Bodart à Charleroi, Vouloir à Soignies, dont la connotation wallonne est évidente et qui reste une exception (on ne retient d'habitude que l'élection par apparentement d'un UDB, autre dissidence catholique de gauche, dans le Brabant wallon après la guerre).
Dans ce domaine d'ordre politique, ouvrier et socialiste, Philippe Destatte se penche, non seulement sur des faits tout à fait centraux (ni « mineurs » ni « marginaux »!), mais, de plus, il en oublie et certains d'entre eux sont capitaux (comme les différences Flandre/Wallonie dans le mouvement ouvrier analysées par Liebman).
Il faudrait peut-être surtout se poser la question de savoir à l'échelle de quoi on peut juger de « marginalité » ou de caractère « mineur ». Ce que nous rappelons avec Destatte, Liebman, Engels, Puissant, Francq, Lapeyronnie, Velaers, Van Goethem est fondamental dans le mouvement ouvrier, même si celui-ci se veut internationaliste. Sans doute, dira-t-on, le mouvement ouvrier est internationaliste, mais le POB (comme son nom l'indique d'ailleurs) s'inscrit dans une perspective belge? Cela n'est pas niable. Cependant, Vandervelde dit lui-même que le sentiment national en Belgique est très faible 9 et même Robert Devleeshouwer a nié la réalité du sentiment national belge avant la déflagration de 1914. C'est donc le sentiment belge qui semble marginal par rapport au sentiment wallon tel qu'il s'exprime en 1912, 1913, 1914. À une époque où ni la télévision ni la radio n'existaient, le choix par l'Assemblée wallonne de 1913 d'un drapeau (cravaté, il est vrai « aux couleurs nationales »), d'une fête (qualifiée elle aussi de « nationale », mais le terme ne vise plus la même chose) pour la Wallonie sont des événements d'une portée intense. Il s'agit seulement d'opposer des symboles nationaux aux symboles flamands? Peut-être, mais rien n'est moins innocent et le grand homme du mouvement wallon à l'époque, Jules Destrée, n'est pas antiflamand. Lors du Congrès wallon de 1913, la majorité des parlementaires wallons sont présents, majorité reflétant la très ancienne orientation laïque de la Wallonie (les libéraux) et son orientation socialiste qui pèse depuis 1894 au Parlement (un peu moins vieille que celle des Ecolos aujourd'hui, en 1998, mais plus massive puisque les socialistes se sont révélés capables de paralyser le pays tout entier par la grève à quatre reprises: 1886, 1993, 1902, 1913). Faits mineurs? Marginaux?
La dimension culturelle
Dans sa critique, Michel Godard pense que Philippe Destatte aurait fait l'inventaire complet de tous les usages du mot « wallon » depuis un siècle. Voilà bien un préjugé belge et unitariste! Le livre de Destatte n'est en réalité qu'une (précieuse) goutte d'eau dans la mer. Nous laisserons ici de côté (parce que le temps nous a manqué pour en prendre connaissance) le lien du mouvement dialectal et du mouvement wallon, notamment dans le livre d'A.Pirotte (limité d'ailleurs à la période 1890-1914), L'apport des courants régionalistes et dialectaux au mouvement wallon naissant (Collège Erasme, LLN, 1997), dimension tout à fait centrale. La naissance de la Belgique a provoqué une recherche de ce que celle-ci avait en propre et, bien avant que cette recherche n'apparaisse comme éventuellement conflictuelle (ce qu'elle n'est pas par essence), cette quête wallonne semblait bien « belge » si l'on veut. On sait que des contacts eurent lieu entre les Flamands soucieux de leur langue et La Société de langue et de littérature liégeoise (ou wallonne) et le Félibrige de Provence. Mistral ne fut pas perçu en France comme antifrançais, à tel point que, c'est aussi un fait oublié, il reçut le Prix Nobel de littérature (prix bien politique s'il en est!). De cette façon, au milieu du 19e siècle, des Flamands ou des Wallons régionalistes (au sens de cette époque), pouvaient, si l'on peut dire, « prendre langue », mais dans un esprit « belge ». Peut-être Jean-Marie Klinkenberg met-il trop l'accent sur l'idéologie conservatrice qui traverse ces sortes de régionalismes. Au-delà, il y a le fait en lui-même, la nature de l'idéologie étant de s'emparer des faits (ou comme le dit JM Klinkenberg du « substrat » "), pour le plier à sa déformation, à son mensonge social. Lucien Latin nous raconta un jour qu'André Renard, au moment des grèves de 60, avait, quelque part dans le domaine wallo-picard, réussi à dérider un auditoire ouvrier réservé, en lâchant un mot comme « gayette ». Interpellé un jour en Hainaut en dialecte picard, je répondis, sans même réfléchir, dans le wallon appris à Dinant dans mon enfance. La réplique du fermier me surprit au plus haut point: « Vous, vous venez de Liège! » .
Contentons-nous, pour l'instant, d'évoquer (partiellement) la dimension culturelle du mouvement wallon s'exprimant en français. Et notamment parce que Philippe Destate en parle très peu. Il n'est pas de courant littéraire qui n'ait vu nombre de ses représentants se réclamer de la Wallonie. C'est vrai du symbolisme avec Albert Mockel et l'invention même du mot « Wallonie » dans sa forme actuelle. C'est vrai du dadaïsme et d'un Clément Pansaers réfutant la « petite vérité belge périmée » en 1916. C'est vrai du surréalisme, non seulement en raison des prises de position explicites d'un Chavée par exemple (ou d'un Plisnier mais qui n'est pas à ranger nécessairement sous cette bannière surréaliste), mais aussi d'un état d'esprit particulier du surréalisme. Non pas un hypothétique lien entre le surréalisme et une hypothétique « âme wallonne »: une correspondance matérialiste entre le surréalisme et « des régions industrielles (qui) présentaient à l'état brut le visage de la lèpre sociale; parce que cette vacance absolue et injustifiée du monde accentuait a solitude - donc la capacité de rigueur, de révolte et de fantastique - des intellectuels qui s'y trouvent " souvent malgré eux » (M.Quaghebeur) 10
La correspondance avec Louis Piérard réunie par sa fille Marianne Pierson-Piérard dans Lettres à Louis Piérard, Minard, Paris, 1971 nous révèle une petite partie d'autres discussions: Christian Beck, « Je cite ton article sur le Wallonisme mais c'est moi qui suis l'auteur de ce mouvement. » (p.80, juin 1906); Isi Collin « Quant à moi, je me sens plus que jamais Wallon et rien que Wallon, clairement, simplement, profondément wallon tout nu! » (p.128, octobre 1916); Max Elskamp « J'aime mon peuple flamand de tout mon coeur; il est bon, beau et grand et se fout pas mal des palinodies des hommes politiques flamands qui se disent son tuteur. » (p.162, 1907); Philéas Lebègue « L'aspect quelque peu breton de mon coin de province m'a rendu curieux de choses celtiques (...) Bien curieux dut être chez vous le contact des " Welshes " et des Wallons. » (p.216, 1921); Maeterlinck « Très bien votre " Visage de la Wallonie ". Très vivant et délicieusement illustré. » (p.234, 1935); Stuart Merril « Je saisis cette occasion pour parler de votre livre " En Wallonie " (...) Vous ne vous attarderez pas au particulier d'une province au lieu de vous hausser à l'universel de l'humanité. » (p.244, octobre 1911); Albert Mockel « S'il s'agit de faire, en mon nom, une manifestation d'union et de solidarité wallonnes, ce n'est pas à la légère qu'il faut l'entreprendre... » (p.260, 1918) etc. On devrait évoquer André Blavier (signataire du Manifeste pour la culture wallonne), Madeleine Bourdouxhe (le choix du cadre de La Femme de Gilles, un ménage ouvrier de la région liégeoise, est tout aussi audacieux que le féminisme sensuel de ce roman qui fut nominé au Prix Goncourt dans les années 30), Constant Burniaux, William Cliff (avec ses poèmes d'une rare cruauté sur la Wallonie), Herman Closson (dont Le Jeu des Quatre fils Aymon, brûlant de nationalisme wallon, fut interdit par les Allemands pendant la guerre en raison de son immense succès), Maurice Des Ombiaux, Conrad Detrez (évocateur de 1950 et 1960 dans ses romans dont c'est même le thème constamment sous-jacent, surtout peut-être pour Les plumes du coq), Robert Goffin, Christian Hubin, Hubert Krains, Marcel Lobet, Constant Malva (qu'on oublie et qui, dans sa dernière lettre, propose une étonnante manière de se référer à l'identité wallonne), Arthur Masson, Henri Michaux (l'usage du dialecte dans ses oeuvres n'a été relevé que par Verheggen), Marcel Moreau, Georges Simenon (la Wallonie est présente intensément aussi bien dans ses romans que ses articles et mémoires), Marcel Thiry, Pol Vandromme, Jean-Pierre Verheggen. Nous nous en voudrions de ne pas évoquer aussi Thierry Haumont, Jean Louvet, Paul Meyer, Thierry Michel, les frères Dardenne... Dans la mesure du possible, pour cette liste ridiculement limitée, nous avons tenté de citer des noms qui sont liés à la Wallonie et pas seulement par un engagement politique explicite (mais aussi par cette correspondance « matérialiste » relevée par M.Quaghebeur). Dans d'autres domaines, comme le féminisme, il faut citer Léonie de Waha, participante aux premiers congrès wallons ou, pour l'histoire, Henri Pirenne, Léopold Genicot, Félix Rousseau, Léon-Ernest Halkin. Il serait intéressant de relever les initiatives des personnalités du milieu culturel dans la question nationale et qui ne se limitent pas, pour prendre les deux bouts de la durée, à Jules Destrée et aux signataires du Manifeste pour la culture wallonne. Ce dernier texte mériterait une histoire qui serait aussi celle de ses contradicteurs comme F.Perin, Pol Vandromme, ou de ceux qui ont semblé s'en écarter comme JJ Andrien ou s'en sont réellement écartés comme J.Beaucarne ( nous avons tenté de le faire dans le n°7 de TOUDI (annuel), numéro spécial intitulé La Wallonie et ses intellectuels, 1992, numéro commun avec Les Cahiers Marxistes).
Il ne s'agit pas que de Wallonie
S'il y a maintenant une Wallonie, on néglige souvent - par exemple en réclamant un référendum pour approuver la Constitution fédérale de la Belgique - le pétitionnement de 1963, relativement timide sur la question wallonne, mais dont la signature impliquait ceux qui consentaient à le soutenir, pétition qui posait le problème de la minorisation de la Wallonie au moment où celle-ci prenait tragiquement figure dans le rattachement des Fourons au Limbourg contre leur gré, mais au bon gré d'une majorité parlementaire flamande. Ce pétitionnement recueillit plus de 600.000 signatures, plus du tiers de l'électorat wallon, la majorité des électeurs liégeois et 100.000 signatures à Bruxelles. Si nous sommes en fédéralisme serait-ce uniquement à cause des politiques? Alors que ce pétitionnement fut organisé par les mouvements wallons notamment liés aux syndicats (MPW)? Alors que, notamment parce que son parti n'en tenait aucun compte, Fernand Massart risqua sa carrière et son gagne-pain et claqua la porte du PSB, se retrouvant dans la misère de 1965 à 1968. Où était-elle, dans les années 60, la particratie d'alors fondatrice de divisions communautaires? La particratie d'alors était unitariste et bien déterminée à empêcher tout fédéralisme. Comment a-t-elle changé sinon par la montée de partis comme le Rassemblement wallon ou la Volksunie pas du tout «marginaux»?
Nous devons lutter contre le sentiment que la Belgique serait plus chère au coeur des « gens » que la Wallonie. Sans doute, doit-on être intellectuellement assez honnête pour reconnaître que l'indépendance de la Wallonie ou, simplement, une autonomie plus poussée font peur. Mais pourtant, rappelons-le aux responsables de nos médias qui se font le relais de leurs déclarations sans en chercher les raisons profondes, les bouleversements politiques actuels se font clairement en se référant à la Wallonie. Nous avons certes tendance à penser qu'il s'agit là de tactique et de stratégie et de quelque chose qui ne va pas au fond des choses, les médias n'y aidant d'ailleurs guère, probablement parce que, attachés à la Belgique ancienne (RTBF, Le Soir, La Libre Belgique 11, ils se soucient peu d'approfondir une démarche qui leur répugne , du moins la majorité d'entre eux. Il reste à s'interroger sur les raisons qui, dans un cas, poussent l'establishment à faire le silence sur la Wallonie quand elle est évoquée massivement et, dans un autre cas, le poussent à souligner le caractère belge d'événements comme la mort du roi ou la Marche blanche.
Le regard jeté par les historiens, favorables ou défavorables au mouvement wallon, et, cela, depuis 1912, est le même que celui des sondeurs, des analyses sociopolitiques, des journalistes des médias dominants, c'est-à-dire, tranchons les choses, bruxellois. Cela risque de durer longtemps encore et cela n'est pas sain pour la démocratie. Car, s'il existe bien une aspiration à une Wallonie plus forte, plus prospère, plus libre, le projet d'une Belgique se réunifiant dans la clarté et l'accord de ses composantes n'est pas porté par des forces nouvelles ou jeunes. En revanche, la nostalgie de la Belgique unitaire est le « projet » - mais peut-on encore parler de projet dans ce cas? - des forces qui se centralisent, s'unifient, se massifient et, si l'on peut dire, «s'inertifient» dans la capitale de la Belgique. Il n'y a pas là quelque chose qui mettrait en cause la force et la pertinence du mouvement wallon. La Wallonie est plus forte en fin de compte, elle finira par prévaloir, comme l'écrivit Marcel Thiry, mais elle devra encore longtemps porter la croix de ne pas voir aboutir, à cause de l'inertie belge francophone, ses logiques, économiques, politiques, démocratiques, culturelles, sociales et d'ouverture à toutes les immigrations dans un multiculturalisme qui n'a nul besoin de l'expérience belge (idéologie de deux cultures se rencontrant) pour s'accomplir.
Nous avons, à TOUDI, résolument opté pour le dialogue avec de nombreux amis bruxellois des revues Les Cahiers Marxistes et La Revue Nouvelle. Et ces publications sont assez significatives de grands courants dans le progressisme pour que nous espérions voir d'autres publications s'y joindre et s'y joindre aussi d'autres personnes que les lecteurs de ces revues indispensables. Il serait donc possible que cette force concentrée dans la capitale, force politique, sociologique, symbolique, autrefois économique et qui l'est resté, mais seulement relativement, soit un jour séduite par le projet démocratique wallon. Il serait donc possible que toutes les raisons de notre rage et de notre colère contre « Bruxelles » disparaissent. Mais en attendant, et nos amis bruxellois ne nous en voudront pas de le leur dire, que de temps perdu, que de temps volé à un peuple qui a vocation à devenir plus complètement souverain comme le peuple wallon! Ce qui est plus grave encore: quelle hypothèque jetée sur la démocratie purement et simplement. Car si la Wallonie ne se fait pas démocratiquement, fraternellement, sur les plans politiques culturels et économiques, quel est le cadre qui serait à inventer pour les gens d'ici et de l' « ici », de Ganshoren à Arlon et de Quiévrain à Malmédy ou Eupen? Quand on voit la difficulté extrême avec laquelle la Wallonie s'est faite - et ne l'est pas encore! -, on comprend que s'il fallait trouver quelque autre cadre - qui ne peut plus être la Belgique , qui ne peut pas être la France d'un rattachisme pur et simple - , ce serait la catastrophe pour les énergies progressistes accumulées dans notre tradition socialiste, libérale, communiste, chrétienne, républicaine. Il faut faire la Wallonie non pour la Wallonie, mais parce que c'est la seule issue démocratique pour les gens de l' « ici ».
Amis de Bruxelles, abandonnez votre arrogance. Etudiez, comprenez la Wallonie. Abandonnez vos nostalgies stériles. Faites avec nous le peuple souverain que la Belgique monarchique n'a jamais été, ni pour vous ni pour nous. Proclamez la République. Envoyez les Cobourg au diable. Ce que vous aurez « concédé » à la Wallonie, y compris de porter son nom, si cela vous convenait (c'est possible), vous sera rendu au centuple. Pour le moment, la communication dominante pour la Wallonie (RTBF, SOIR, LIBRE, ULB , UCL ) peut être considérée comme n'existant que par cette même Wallonie mais, en même temps, comme visant à ce que la Wallonie ne soit pas. Et rien d'autre non plus. Le film Le huitième jour, si généreux, si fraternel, si humain, en est la révélation. Dans ces images si poétiques, le pays où se développe le drame est constamment occulté comme si l'on en était honteux. Il faut une vision bien naïve du cinéma et de l'art pour croire que son réalisateur commet cette occultation sans le savoir ou parce qu'il serait seulement préoccupé par l'esthétique et l'humain. Alors, pourquoi effacer ainsi, intentionnellement, toute trace d'ici de son film? Pourquoi se cacher, refouler le réel dont parle Arendt? A une époque où le cinéma montre tout, montrer quelque chose de wallon ou bruxellois, se ressentirait-il comme un pied dénudé au temps de la reine Victoria?
Est-ce qu'une fois pour toutes, vous ne devriez pas admettre, amis de Bruxelles, qu'un pays relève tout autant et de l'art, et de l'humain? Et que le pays en question, même pour vous, Bruxellois, c'est vraiment beaucoup plus la Wallonie que ce ne l'est pour les Flamands, les Français ou les Allemands... Ou n'importe qui au monde.
Voilà le sens de mon appel que je résumerai exceptionnellement par le titre même de cet article: amis bruxellois, faites, comme le dit Hannah Arendt, que la réalité soit possible!
- 1. Théo Fauconnier, Le Peuple, 30 décembre 1997.
- 2. Denise Van Dam fait cette révélation dans le même n° du « Peuple » cité ci-dessus. Nous avons déjà longuement évoqué les recherches de Denise Van Dam in République n° 32, n° 32, pages 1-3. Nous y reviendrons.
- 3. Communiqué du POB borain publié dans L'avenir du Borinage, 6 août 1913.
- 4. Philippe Desttate le rappelle dans L'identité wallonne, IJD, Charleroi 1997, pages 93-94 sans oublier de signaler l'éditorial autonomiste du quotidien liégeois L'Express, l'un des journaux régionaux les plus lus et qui, à l'instar du Journal de Charleroi, publia aussi la Lettre séparatiste de Jules Destrée.
- 5. Serge Deruette, Les grèves de 1960, moteur du fédéralisme wallon, in TOUDI (annuel) , n°3, 1989, pages 46-67, page 48.
- 6. Marcel Liebman, Les socialistes belges, Bruxelles, 1979, p.48.
- 7. Jean Puissant, La structure politique du mouvement ouvrier dans le Borinage, thèse de doctorat ULB, vol. 1, p. 106.
- 8. Cyrille Van Overbergh, La grève générale d'avril 1902, O.Schepens et Cie, BXL, 1902, pp 92-103.
- 9. Ce texte important de Vandervelde sur l'idée de nation est paru dans Le Peuple du 8 août 1905 et a été commenté par Catherine Massange dans Critique Politique, commentaire repris également dans Socialisme et question nationale in TOUDI, 1990.
- 10. Marc Quaghebeur, Cristallisation d'une dynamique surréalisante en Hainaut, in catalogue de l'exposition Surréalisme en Hainaut 1932-1945, La Louvière, septembre-octobre 1979, pages 45-68. Le même ouvrage comporte des articles mettant en garde contre toute récupération « nationaliste wallonne » du surréalisme hennuyer. Mais ne doit-on pas plutôt opposer à cela l'occultation belge des aspects wallons du surréalisme, dans le sens matérialiste que nous soulignons?
- 11. Avec, respectivement, 500.000 et 200.000 lecteurs, Le Soir et La Libre sont des médias de masse et de qualité, ce qui leur permettrait d'être le relais d'un débat fondamental pour leurs lecteurs: l'avenir de la Wallonie et de Bruxelles au lieu d'être des Belges nostalgiques).