Conversation en Wallonie (Jean Louvet)

Adapté et joué en wallon et en français par les disciples de Chénier
29 January, 2010

C’est à la fin des années septante que notre ami Jean Louvet écrivit Conversation en Wallonie, l’une de ses pièces les plus universellement connues et appréciées. A un moment charnière de l’histoire de la Wallonie et de sa classe ouvrière, la pièce abordait le parcours d’un enfant « doué » qui, par le biais de l’école, allait sortir de sa classe sociale pour devenir un intellectuel, un universitaire et non plus un « fils d’ouvrier » destiné à devenir lui-même un ouvrier. Ce cheminement individuel, symbolique de la méritocratie qui exista en Europe occidentale de la fin de la seconde guerre mondiale jusqu’à une époque contemporaine à l’écriture de la pièce, montrait le dilemme constant de la classe ouvrière entre sa fierté « identitaire » légitime et son aspiration à ce que ses enfants s’extirpent de celle-ci. Cette non- rencontre entre un père et un fils (y'en a t-il d'autres ?), finissant par littéralement ne plus parler le même langage avait été écrite et jouée en Français. Pourtant, en réalité, une forte diglossie (wallonne ou picarde et française), prévalait au sein du monde ouvrier vivant le long du sillon industriel Haine-Sambre-Meuse-Vesdre. Partant de cette idée, les disciples de Chénier ont présenté à Gilly trois représentations de « Conversaciyon in Waloniye » soit, ni plus ni moins, qu’une adaptation franco-wallonne de la pièce de Jean Louvet. Le résultat fut étonnant, il ne s’agissait pas de simplement faire cohabiter ces deux langues mais, par le biais de leur utilisation par les protagonistes, de symboliser leurs fonctions sociales respectives, le wallon langue d’une classe, de résistance, de quotidienneté et d’intimité ; le français langue de pouvoir et de Culture savante mais aussi langue de domination par une autre classe… Cette dualité linguistique procure une véracité différente à l’œuvre, elle sonne vrai, y compris dans sa fantasmagorie. Notons en passant que cette interrogation sur l’identité linguistico-sociale était assez répandue à ce moment là de l’histoire européenne, la question de la langue et du langage étant évidemment au cœur de toute démarche personnelle de création artistique. Dans les années 50, le jeune poète Pasolini écrivit ses premiers recueils en frioulan par souci de véracité et par rejet d’une langue italienne mutilée par le régime fasciste. Elio Vitorini, comme son illustre prédécesseur Giovanni Verga, dans sa "Conversation en Sicile" essaya de rendre la langue des insulaires. Un peu plus tard, Fassbinder réalisa l’un de ses premiers films entièrement en dialecte bavarois de Munich. Dans l’Espagne franquiste finissante, choisir de réaliser son œuvre en basque, catalan ou galicien constituait déjà en soi un acte politique. L’écrivain écossais James Kelman essaya de rendre dans ses romans l’anglais parlé par les classes populaires de Glasgow. Les disciplines de Chénier ont donc touché par leur adaptation une des questions fondamentales de l’identité d’une classe, d’un peuple, d’une Nation. Selon moi, la question centrale ressortant de la pièce pourrait être celle-ci : la réussite individuelle et l’élévation sociale mènent-elles à l’abandon des valeurs, y compris la culture et donc la langue, de sa classe sociale d’origine ? Disons que, une fois sorti de la condition d’ouvrier, un individu ne peut plus prétendre faire partie du prolétariat mais son « embourgeoisement » ne le conduira pas nécessairement à renoncer à une certaine forme de solidarité entre les travailleurs manuels et le monde intellectuel, notamment par le biais de la lutte syndicale et de l’action politique au sens large. Je n’hésiterais pas à écrire que cette alliance s’est manifestée, au long de l’histoire wallonne, par la résistance aux « fascismes » politiques et économiques avant, pendant et après la seconde guerre mondiale jusqu’à l’insurrection de 1950 et la grève de l’hiver 60-61. En ce sens, étant donné ce qu’il en demeure aujourd’hui, la pièce de Jean Louvet représente, en quelque sorte, le requiem d’un moment donné de l’histoire de la classe ouvrière de Wallonie, mais aussi de toute la société wallonne de 1918 à 1970.