L'anomie et le nouvel ordre de droit
Les arrêts de la Cour suprême des Etats-Unis, jugeant recevables les plaintes de détenus de Guantanamo et leur accordant le droit d'être jugés devant une juridiction civile, furent généralement accueillis comme un retour de l'Etat de droit, limitant l'arbitraire de l'exécutif. Pourtant, un examen plus attentif du jugement nous montre qu'il s'agit avant tout d'une réintégration de la violence pure dans l'ordre juridique, d'un acte confirmant les compétences de magistrat que le président s'est attribuées. Il s'agit ainsi d'un acte constituant, celui d'un nouveau régime politique.
La lutte antiterroriste est l'occasion pour le pouvoir exécutif de modifier en profondeur l'organisation de la société. Dans tous les pays occidentaux, nous assistons à un renversement du rôle de la procédure pénale. Sa fonction habituelle, de garantie des libertés fondamentales et de limitation des pouvoirs de la police et de la magistrature, se mue en son contraire, en une suspension de l'ordre constitutionnel. Par la généralisation de procédures d'exception à tous les stades du processus pénal, de l'enquête au jugement, la vie privée est sous contrôle et l'expression des libertés publiques est réduite. Les législations antiterroristes présentent un caractère directement politique et leur caractère subjectif laisse une marge importante à l'interprétation.
A ces mesures communes à tous les nations, les Etats-Unis ajoutent une spécificité. Ils procèdent à une réorganisation de leur système pénal en intégrant la violence pure dans l'ordre juridique. Cette action, en dehors de tout ordre de droit, porte sur des étrangers accusés de terrorisme ou sur des américains, dont les garanties constitutionnelles liées à leur nationalité sont suspendues, car ils sont désignés, par le Pentagone, comme " ennemis combattants ".
Une anomie
La guerre en Afghanistan a permis l'arrestation de prisonniers incarcérés à Guantanamo. Environ 540 personnes, originaires d'une quarantaine de pays, sont encore détenues sur cette base militaire américaine louée à Cuba. Seulement 9 d'entre elles sont inculpées. Ces prisonniers seront jugés, comme le fixe l'Executive Order, par un tribunal militaire spécialement créé pour juger les étrangers accusés de terrorisme.
Le Pentagone s'est toujours opposé au fait que les détenus de Guantanamo puissent s'opposer à leur incarcération. Il leur a refusé le statut de prisonnier de guerre et ainsi la possibilité de faire valoir des droits garantis par la Convention de Genève. L'administration n'a pas non plus fait appel au droit pénal américain, qui aurait placé les prisonniers sous la protection de la Constitution. Ainsi, ces détenus sont incarcérés sans jugement et ne sont généralement pas inculpés. Ils ne sont ni prisonniers de guerre, ni détenus de droit commun, ni prisonniers politiques. Ils n'ont pas d'existence juridique, ils constituent une anomie.
Le Patriot Act, autorise la détention illimitée d'étrangers soupçonnés de terrorisme par le pouvoir exécutif. L'Executive Order, du 13 novembre 2001, a mis sur pied des commissions militaires spéciales chargées de juger les non citoyens accusés de tels délits. Le procès peut être secret et il n'y a pas, contrairement à ce que prévoit le droit militaire, de procédure d'appel devant une juridiction civile. Ainsi, ces tribunaux militaires spéciaux dérogent aussi bien au droit pénal qu'au droit militaire américain.
Après les attentats du 11 septembre, Plus de 1200 personnes ont été arrêtés sur la seule base de leur origine (arabe, musulmane ou de descendance sud asiatique) et détenues, sans qu'aucune charge ne soit retenue contre elles. Si la plupart d'entre elles ont été relâchées, certaines sont encore détenues sans qu'une inculpation soit prononcée. Ces personnes n'ont pas droit à un avocat et ne peuvent contester leur détention. Elles ont du subir des conditions d'incarcération (mauvais traitements, torture, interdiction de pratiquer sa religion) qui sont des violations flagrantes de la "Convention contre la torture et autres traitements ou punitions cruels, inhumains et dégradants", ratifiée par les USA.
La violence pure, base de l'ordre impérial
Le gouvernement justifiait une telle politique du fait que la base militaire de Guantanamo se trouve en dehors du territoire et de la souveraineté des Etats-Unis. L'administration avait choisi cette base, louée au gouvernement cubain, pour échapper à tout contrôle judiciaire des cours américaines, pour pouvoir maintenir en détention ces personnes pour une durée indéterminée et les placer entièrement à sa merci. Le pouvoir exécutif s'accorde ainsi des pouvoirs extraordinaires qui s'opposent à la Constitution des Etats-Unis. Cette volonté s'oppose également au droit international.
Cet acte dérogatoire est largement médiatisé par les autorités américaines. Il s'agit de faire accepter par l'opinion internationale le droit que se donnent les Etats-Unis de violer les règles communes
Ce privilège, que s'accordent les USA, est largement défendu par les Etats membres de l'Union européenne. Ainsi, Cuba a dû renoncer à imposer un vote sur sa résolution, déposée à la Commission des droits de l'homme de l'ONU en avril 2004. La Havane a dû finalement renoncer à demander aux Etats-Unis de "clarifier les conditions de vie et le statut juridique" des personnes incarcérées, suite à la menace "d'une motion de non-action", qui allait être présentée par les "Etats-Unis et leurs alliés, avec la complicité de l'Union européenne et de divers pays latino-américains". La motion de non-action permet de bloquer indéfiniment l'examen d'un projet de résolution.
La volonté exprimée par les USA et la reconnaissance, par les autres Etats, du droit qu'ils s'accordent, de se saisir d'une personne dans un pays tiers, de la détenir selon leur bon vouloir, permet l'installation d'un nouvel ordre politique au niveau international. La violence pure, l'acte de guerre ou de police, accompli en dehors de toute procédure légale, devient la base sur laquelle se construit l'ordre impérial.
Inscription de l'anomie dans le droit
Le 28 juin 2004, après une attente de deux ans et demi, la Cour suprême des Etats-Unis s'est prononcée sur le recours introduit par 16 prisonniers de Guantanamo.
Les arrêts de la Cour suprême des Etats-Unis, jugeant recevables les plaintes de détenus de Guantanamo et leur accordant le droit d'être jugés devant une juridiction civile, furent généralement accueillis comme un retour de l'Etat de droit, limitant l'arbitraire de l'exécutif. Pourtant, un examen plus attentif du jugement nous montre qu'il s'agit avant tout d'une réintégration de la violence pure dans l'ordre juridique, d'un acte confirmant les compétences de magistrat que le président s'est attribuées. Il s'agit ainsi d'un acte constituant, celui d'un nouveau régime politique.
Cette Cour, garante de la Constitution, a rendu deux arrêts importants.
Dans le premier jugement, concernant l'affaire "Shafik Rasul v. Bush", les requérants sont des citoyens de Grande Bretagne et d'Australie. Ils ont été appréhendés à l'étranger, dans le cadre de la 'guerre contre le terrorisme'. Ils ont été incarcérés, à Guantanamo Bay, sans charge ou preuve d'un délit et sans possibilité d'établir leur innocence. Le gouvernement affirme qu'il peut détenir indéfiniment les requérants sous ces conditions et qu'aucun tribunal n'a juridiction pour examiner les causes de leur détention.
Une seule question fut finalement formulée. Elle visait à déterminer " si les tribunaux américains font défaut pour examiner les requêtes d'étrangers, capturés à l'étranger en connexion avec les hostilités et incarcérés à la base navale de Guantanamo Bay à Cuba."
En réponse, la Cour rappelle que les cours des Etats-Unis sont traditionnellement ouvertes aux non-résidents. Elles ont la possibilité d'examiner la légalité de la détention de détenus étrangers, capturés à l'étranger en relation avec les hostilités et incarcérés à la base de Guantanamo. Elle précise "que les tribunaux de district ont juridiction pour entendre les contestations de requérants, sur base d'une procédure d'habeas corpus, sous 28 U.S.C.& 2241, qui autorise les tribunaux de district dans leur juridiction respective à admettre les requêtes d'habeas corpus de personnes affirmant être détenues en violation avec les lois... des Etats-Unis. De telles juridictions s'étendent aux étrangers, détenus dans un territoire sur lequel les Etats-Unis exercent une pleine et exclusive juridiction mais non une souveraineté en dernière instance".
Ainsi, la Cour suprême estime que les "combattants irréguliers", terme utilisé par l'administration américaine pour désigner les détenus capturés en Afghanistan et ne disposant pas de la nationalité américaine, peuvent s'opposer à leur emprisonnement devant une juridiction civile, en contestant que cette incrimination leur soit applicable.
La Cour précise bien que c'est sur base d'une requête, contestant le fait d'être, sans jugement, tenu indéfiniment à la disposition de l'exécutif, que les détenus ont la possibilité de contester la légalité de leur détention. Ainsi, le terme de légalité ne concerne pas l'incrimination de "combattant illégal" elle-même. Le jugement offre seulement la possibilité, pour le requérant, de contester le fait qu'il était "engagé dans des combats ou des actes de terrorisme contre les Etats-Unis".
Le deuxième arrêt, dénommé HAMDI v. Rumsfeld, concerne les américains détenus avec le statut de "combattant ennemi". Avant le jugement de la Cour suprême, le point de vue du gouvernement avait été conforté par un jugement de la Cour d'appel de la 4ième circonscription, qui tenait la détention du requérant pour légalement autorisée. Ce tribunal "était entièrement d'accord sur le fait qu'il n'ait pas la possibilité de contester sa désignation de combattant ennemi". Ce jugement a permis au gouvernement de soutenir qu'il existait une jurisprudence récente ratifiant l'emprisonnement indéfini d'un citoyen américain.
Les questions présentées à la Cour suprême sont :
« La Constitution permet elle aux fonctionnaires de l'exécutif de détenir indéfiniment un citoyen américain dans une prison militaire aux Etats-Unis, en le tenant à l'écart de toute communication et en lui déniant l'accès à un avocat, avec aucune possibilité de mettre en question la base factuelle de sa détention devant un tribunal impartial, sur la seule base qu'il fut capturé à l'extérieur, dans le théâtre de la guerre au terrorisme, et désigné par l'exécutif comme un ennemi combattant ?"
"Dans une procédure d'habeas corpus, qui met en cause la détention indéfinie d'un citoyen américain, arrêté à l'étranger, détenu aux Etats-Unis et que l'exécutif a déclaré 'ennemi combattant', la doctrine de la séparation des pouvoirs exclut elle qu'un tribunal fédéral puisse appliquer les procédures statutaires ordinaires et mener une enquête quant à la base factuelle de la justification de la détention mise en avant par l'exécutif"?
L'arrêt reconnaît au pouvoir exécutif le pouvoir d'incarcérer, sans jugement et même sans inculpation, un américain accusé de terrorisme, mais, contrairement au jugement de la Cour d'appel, il n'autorise pas la détention illimitée des prisonniers. Il réaffirme "le caractère fondamental du droit du citoyen à ne pas être enfermé par son propre gouvernement sans une procédure légale". La Cour conclut que, "bien que le Congrès ait bien autorisé, dans ces circonstances, la détention de prétendus combattants, un citoyen, détenu aux Etats-Unis comme un "ennemi combattant", doit avoir une possibilité équitable de contester la base factuelle de sa détention devant un décideur neutre".
Le juge Souter, partiellement en désaccord avec le jugement parce qu'il considère, quant à lui, la détention comme illégale, se rallie à la décision majoritaire en concluant qu'il s'agit là, pour le requérant, d'une magnifique opportunité de prouver qu'il n'est pas un ennemi combattant. Ici aussi, la notion de légalité mise en avant dans le jugement, ne porte pas sur l'incrimination elle-même, mais uniquement sur ses modalités d'applications, sur les questions du caractère illimité de la détention et sur le droit de contester la base factuelle de sa détention devant une tribunal neutre.
Un nouvel ordre juridique
L'annonce de la décision de la plus haute instance judiciaire fut saluée comme une victoire par les organisations de défense des droits de l'Homme. Ainsi, pour Steven Shapiro, directeur de l'ACLU, ces arrêts remettent en cause "les arguments de l'administration selon lesquels la guerre contre le terrorisme se situe au delà des lois et n'est pas de la compétence des tribunaux américains". Quant à la Human Rights Watch, elle estime que "les décisions de la Cour suprême vont obliger l'administration Bush à se conformer à la loi plutôt qu'aux caprices du pouvoir exécutif".
Cependant, les choses ne sont pas unilatérales. Le jugement de la Cour suprême rejette, non le pouvoir de l'exécutif de se saisir et d'incarcérer les personnes qu'il désigne comme terroristes, mais le fait de les maintenir, sans procès, indéfiniment en détention.. Si la décision de la Cour suprême indique bien que le pouvoir exécutif ne peut agir en dehors d'un ordre légal, la nature de ce dernier est bien loin de s'insérer dans le cadre d'un Etat de droit.
Bien que les termes de "combattants ennemis" ou de "combattants illégaux", utilisés par l'administration, pour justifier la détention indéfinie des personnes capturées, soient inconnus du droit militaire et pénal, américain ou international, les arrêts promulgués ne s'opposent pas à ces notions. En accordant aux personnes, détenues sous ces incriminations, le droit de pouvoir contester la base factuelle de leur détention, ces jugements opèrent une reconnaissance d'un droit d'exception entièrement créé par le pouvoir exécutif. Les arrêts de la Cour fixent simplement les conditions de fonctionnement de celui-ci. Au lieu de s'opposer à l'anomie, ils insèrent celle-ci dans le droit..
La Cour suprême donne simplement aux prisonniers le droit de faire appel à un juge fédéral, sans leur garantir formellement l'accès à un avocat. Elle cautionne ainsi des procédures d'exception aux stades de la détention et du jugement. A ce dernier niveau, elle installe un véritable système dérogatoire, de renversement de la charge de la preuve, puisque ce sont les prisonniers, qui contestent leur détention, qui devront avancer les éléments attestants qu'ils ne peuvent être concernés par ces incriminations illégales.
Si la Cour suprême a rappelé au pouvoir exécutif que celui-ci ne peut s'extraire du droit, elle ne s'oppose pas aux prérogatives judiciaires que s'accorde l'administration, notamment celle de mettre en place un droit d'exception dans ses rapports avec le reste du monde Elle confirme la "spécificité juridique" américaine. En ne s'opposant pas à la capacité de l'exécutif de déroger aux Conventions de Genève et aux statuts de la Cour pénale internationale. Elle donne une nouvelle légitimité au fait que les instances politiques et judiciaires américaines se sont toujours donné des compétences extraordinaires en matière antiterroriste.
Un rapport de forces permanent
Les frontières entre l'exception pure et sa réintégration dans un ordre juridique ne sont pas définitivement fixées. Les décisions de la Cour suprême permettent, comme dans la notion de "tribunal neutre", une marge d'interprétation dont va user l'administration. Ainsi, le 7 juillet 2004, afin de trouver une parade à ces arrêts, le Pentagone a décidé d'installer une procédure d'examen, hors de tout cadre juridique, d'ordre civil ou militaire. Il s'agit de tribunaux militaires, les "tribunaux de révision du statut de combattant", spécialement chargés d'examiner si la détention des prisonniers, en qualité de « combattants ennemis », est justifiée. Ils sont composés de trois officiers « neutres », dont au moins un juge militaire. Le prisonnier est assisté d'un interprète et d'un officier chargé de l'aider à préparer son dossier. Par contre l'accès à un avocat continue à lui être refusé. Ces cours spéciales, afin de se conformer à l'arrêt de la Cour suprême, doivent informer les prisonniers de leur droit de contester leur détention devant un tribunal fédéral. Ainsi, l'administration pourra faire valoir, devant les juridictions civiles, que les demandes des plaignants ont déjà fait l'objet d'un examen.
La résistance de l'administration à la décision de la Cour suprême est constante, ainsi que sa volonté de mettre en place de nouvelles procédures d'exception permettant de neutraliser les conséquences du jugement. Un bon exemple de ce processus est représenté par les contraintes que le Pentagone veut imposer aux avocats des détenus. Le 30 août 2004, pour la première fois, il a autorisé trois avocats civils à rencontrer des prisonniers de Guantanamo. Il a tenté de leur faire accepter des conditions, telles que l'enregistrement de l'entretien avec leur client et la lecture de leurs notes par l'administration pénitentiaire. L'administration a aussi refusé de leur communiquer les motifs d'incarcération de leurs clients. Le gouvernement considère que la possibilité d'un détenu de faire appel à un avocat civil n'est pas un droit, mais un privilège dépendant de son bon vouloir. Il a refusé se s'engager sur le fait que les avocats pourraient, à l'avenir, revoir leur client. Ces avocats ont renoncé à leur visite.
La tentative du Pentagone d'imposer un pouvoir discrétionnaire en ce qui concerne la possibilité pour le détenu de faire appel à un avocat est une constante. Depuis février 2004, le gouvernement a permis à un des requérants, Yaser Hamdi, de consulter un avocat, mais ne lui concède nullement qu'il s'agit là d'un droit.
Malgré le jugement de la Cour suprême, quatre prisonniers du camp de Guantanamo ont comparu, le 24 août 2004, devant une commission militaire. Ces tribunaux spéciaux, institués par un décret présidentiel, l'Executive Order du 13 novembre 2001, ont pour mission de juger les étrangers accusés de terrorisme ou, dans la terminologie de l'administration Bush, les « combattants ennemis ». Ces cours, qui dérogent à l'ensemble du droit pénal américain, droit militaire inclus, sont composées de cinq juges militaires, désignés par le pouvoir exécutif. Les accusés disposent d'un avocat militaire commis d'office. Ultérieurement, ils pourront disposer d'un avocat civil, mais son rôle sera réduit Il n'aura pas accès à l'entièreté du dossier, les informations classées « secret défense » lui seront refusées. De même, il devra quitter la salle d'audience, lorsque des preuves classées comme telles seront apportées. Le niveau de la preuve est lui-même fortement abaissé, puisqu'il suffit qu'elle « soit convaincante pour une personne raisonnable » Ces comparutions constituent un véritable test pour le gouvernement. Rien n'est réglé concrètement. La procédure est inventée au jour le jour. Elle évoluera selon les réactions de la société.
Un ordre global de non droit
Le Washington Post du 2 janvier 2005 a révélé que, à la demande du Pentagone et de la CIA, la Maison Blanche est en train d'établir des règles permanentes en ce qui concerne le traitement des prisonniers soupçonnés de terrorisme et contre lesquels il n'y a pas de charge suffisante pour les traduire en Justice. Cela concernerait les prisonniers incarcérés à Guantanamo, ceux détenus dans des centres militaires ou sous la surveillance de la CIA, mais aussi toutes les personnes susceptibles d'être appréhendées au cours de futures opérations antiterroristes.
Comme la Cour suprême des Etats-Unis a accordé aux prisonniers de Guantanamo le droit de saisir les tribunaux américains et que, le 31 janvier 2005, la juge fédérale de Washington, Joyce Hens Green, a considéré que "les tribunaux de révision du statut de combattant" sont "inconstitutionnels", l'administration se doit d'installer d'autres procédures permettant de détenir indéfiniment les personnes arrêtées. Celles-ci seraient transférées dans des camps établis à l'étranger, en Afghanistan, en Jordanie, en Egypte ou en Irak. Ces camps construits par l'armée américaine seraient gérés conjointement par les autorités locales et américaines. Les prisonniers sont ainsi insérés directement dans un système international de dérogation au droit, coordonné par l'administration des Etats-Unis.
Ce système n'entre pas en contradiction avec le jugement de la Cour suprême puisque celui-ci ne s'oppose pas à l'incrimination de combattant illégal crée par l'exécutif. L'arrêt précise seulement que les personnes détenues sous cette appellation ont le droit de contester les faits, conduisant à leur incarcération, devant une juridiction civile lorsque, comme à Guantanamo, ils sont détenus sur un territoire soumis à la « pleine juridiction » des Etats-Unis. En transférant les prisonniers dans des lieux qui échappent partiellement à la souveraineté américaine, l'administration peut contourner le jugement de la Cour.
Il s'agit d'établir un statut d'exception permettant, sans inculpation, de détenir indéfiniment ces prisonniers, sans que ceux-ci puissent avoir recours au droit américain ou international. « Vu que nous sommes engagés dans un effort de longue durée, engageant une guerre globale contre la terreur, il est normal de rechercher des solutions à long terme » précisait Bryan Whitman, porte parole du Pentagone.
Ainsi, l'administration veut mettre en place des solutions durables et, pour cela, formaliser les relations qui se sont établies, dans l'urgence, entre les Etats-Unis et les pays concernés. Des centres de détention, mis en place par la CIA, existent déjà dans les pays cités. La méthode employée est de transférer les captifs dans des pays tiers, afin de pouvoir les maintenir indéfiniment en détention sans procédures publiques de contrôle
Les transferts, appelés « remises », dépendent des accords entre les Etats-Unis et les autres pays. Les services de sécurité de ces derniers, bien connus pour leur violation systématique des droits de l'homme, sont censés créer un climat de terreur parmi les détenus, facilitant ainsi les interrogatoires. Peu de choses étaient connues à propos des prisonniers détenus par la CIA et à propos des procédures fixant la durée et les conditions d'incarcération. L'administration estimait que « les détails à propos du système doivent nécessairement rester secrets ». Cependant, plusieurs enquêtes de la presse américaine ont révélé l'ampleur de cette pratique. Actuellement, ce système de n'est plus nié par les autorités administratives américaines. Il est même admis que la CIA détient d'importants dirigeants d'Al-Quaida, capturés à l'étranger, dans des sites à l'étranger.
L'objectif actuel est de légitimer ces pratiques, en les incluant dans un concept juridique produit par le pouvoir exécutif. La notion de « restitution extraordinaire » a été développée à cette fin. Il s'agit, en dehors de toute procédure d'extradition, de transférer « temporairement » des suspects, dans des pays étrangers, afin de les interroger. Le New Yorker a révélé que la CIA aurait expédié entre 100 et 150 prisonniers vers des pays pratiquant ouvertement la torture, en Egypte, en Syrie, en Arabie saoudite, en Jordanie et au Pakistan. Selon Robert Bear, ancien responsable de la CIA au niveau du Proche-Orient, cette agence a recours à cette pratique depuis des années. Des centaines de personnes auraient été enlevées et envoyées dans des lieux de dérention dans ces régions. L'utilation de cette procédure s'est fortement accentuée depuis les attentats du 11 septembre. Il affirme « le 11 septembre a été le prétexte pour faire litière de la Convention de Genève. cette date a marqué la fin de la primauté du droit telle que nous l'avions connue en Occident » Comme en ce qui concerne la torture des détenus à Guantanamo, la CIA justifie le système en affirmant qu'il aurait permis qu'il aurait permis de sauver de nombreuses vies en déjouant la préparation de nouveaux attentats. Dans les deux cas, aucun élément factuel n'est avancé pour soutenir ces affirmations.
La procédure de « restitution extraordinaire » s'inscrit dans une stratégie plus large visant à installer, au niveau international, un système légal de dérogation au droit. Le nouveau Attorney général, Alberto R.Gonzales, a en effet déclaré, lors de son investiture, que "les protections de la Convention de Genève ne devraient pas s'appliquer aux terroristes présumés". Il suggérait ainsi que les Etats-Unis devraient renégocier les traités internationaux. Cela aboutirait à intégrer, dans un système globalisé de suspension du droit, toute personne soupçonnée de terrorisme.
état d'exception ou changement de régime politique ?
Dans un tel contexte, où l'administration a la possibilité de créer et d'interpréter le droit, toute décision judiciaire est le résultat d'un pur rapport de forces. Cette situation crée un ordre juridique instable et à géométrie variable. Le président se réserve la possibilité de désigner les magistrats composant les commissions militaires spéciales, chargées de juger les étrangers accusés d'activités terroristes. Ces derniers, s'ils ont été saisis sur le sol américain, peuvent, comme l'autorise l'Executive Act 2001, être détenus indéfiniment, s'ils sont soupçonnés de faire partie d'une organisation désignée comme terroriste par le ministre de la Justice. Cependant, le jugement de la Cour suprême accorde aux prisonniers, capturés à l'étranger, le droit de pouvoir montrer devant une juridiction civile que, dans les faits, ils ne peuvent être concernés par des incriminations de combattants ennemis ou illégaux crées par l'exécutif.
Nous sommes dans une situation de transition, dans laquelle le pouvoir exécutif tente de restructurer l'ordre de droit autour des pouvoirs extraordinaires qu'il s'est donné ou qui lui ont été accordés par le Congrès. Il s'agit là d'un processus conduisant à l'installation d'une nouvelle forme de régime politique.
Le jugement de la Cour suprême cautionne les initiatives de l'exécutif en affirmant que "la détention de ces personnes pour la durée du conflit particulier est fondamentale et acceptée comme un épisode de la guerre, qu'elle est une conséquence de l'exercice de la force nécessaire et appropriée que le Congrès a autorisé à employer".
Elle se fonde ainsi sur le vote du Congrès stipulant : "que le Président est autorisé à utiliser toutes les forces nécessaires et appropriées contre les nations, organisations ou personnes qui ont planifiés, autorisés, commis ou aidés les attaques terroristes survenues le 11 septembre 2001, ou qui ont hébergés de telles organisations ou personnes, dans le but de prévenir de futurs actes de terrorisme contre les Etats-Unis par de telles nations, organisations ou personnes."
Selon le juge Scalia, membre de la cour suprême et opposé au jugement rendu à la majorité, cette autorisation du Congrès ne peut être considérée comme une simple suspension du droit. En effet, la clause de suspension de la Constitution circonscrit soigneusement les conditions sous lesquelles le droit peut être suspendu aux cas d'émeute ou de guerre.
Pour ce juge, "le rôle de l'habeas corpus est de déterminer la légalité de la détention prononcée par l'exécutif, non ... de la rendre légale. " Il estime que "ce n'est pas le rôle d'un tribunal en habeas corpus de rendre légale une détention illégale." Il rappelle que "si les droits civils doivent être réduits, cela doit être fait de façon ouverte et démocratique, comme le requiert la Constitution, plutôt qu'à travers une érosion silencieuse, par un jugement de cette Cour." Ce juge laisse ainsi entendre que la véritable suspension du droit consiste moins dans la vague autorisation donnée par le Congrès, que dans ce jugement, qui lui donne une application juridique
L'autorisation donnée, au président, par le Congrès, de mettre en œuvre tous les moyens nécessaires en vue de prévenir de nouveaux attentats aux Etats-Unis, ne peut être considérée comme une simple suspension du droit. La permission donnée est abstraite. Elle ne précise pas ce qu'elle entend par les "mesures appropriées" que le président peut prendre. Elle ne mentionne, non plus, aucunement la suppression de l'habeas corpus. Sans en préciser les modalités, le vote du Congrès accorde à l'exécutif le pouvoir de s'octroyer des prérogatives extraordinaires. L'acte concret de suspension du droit est réalisé, en fait, par le jugement de la Cour suprême. C'est lui qui en fixe les conditions et qui, ainsi, l'insère dans l'ordre juridique.
Ces arrêts opèrent une reconnaissance des incriminations illégales, de "combattants ennemis" et de "combattants illégaux", en les insérant dans la procédure pénale, qui joue, ici aussi, un rôle central. Ils insèrent également ces incriminations dans l'ordre constitutionnel, en fixant leurs modalités d'applications en rapport avec la notion d'habeas corpus.
Ce faisant, ils modifient l'ordre de droit puisqu'ils légalisent la possibilité du gouvernement de se saisir d'une personne et de la maintenir indéfiniment en détention, si cette personne ne peut faire la preuve, devant une "juridiction neutre", que les faits ne correspondent pas aux accusations du gouvernement.
Dans le cadre de la lutte antiterroriste, le pouvoir exécutif dispose d'un ensemble très large de prérogatives judiciaires. L'étendue de celles-ci est mouvante. Elle est liée à des rapports de forces immédiats. Elle résulte de l'articulation entre des lois et décrets, accordant à l'administration le pouvoir de prendre des mesures exceptionnelles, et de jugements précisant et intégrant ces actes abstraits dans l'ordre juridique. La mutation est d'importance. L'insertion de ces incriminations illégales dans la procédure pénale légalise les compétences de magistrat que s'est attribué l'exécutif, jetant ainsi les bases d'une nouvelle forme de régime politique basé sur un ordre de droit d'exception.
Les arrêts de la Cour suprême procèdent ainsi à une réintégration de la violence pure dans un contexte juridique. Ils apportent une confirmation de la lecture effectuée par le théoricien du droit, Carl Schmitt, pour qui, à travers la décision, l'exception sert de base à la formation d'un nouvel ordre de droit. A travers celui-ci, le pouvoir exécutif s'accorde des prérogatives législatives et judiciaires, qui remettent en cause la séparation formelle des pouvoirs. Les décisions de la Cour confirment le président dans le rôle de magistrat qu'il s'est donné.
Dans l'état d'exception, l'extension des pouvoirs, dont disposent les magistrats, résulte simplement de la suspension des lois qui limitent leurs prérogatives. Les pouvoirs extraordinaires du pouvoir exécutif, ainsi de la police, résultent du fait de la mise en veilleuse des mécanismes de protection des libertés fondamentales. L'état d'exception est un espace vide de droit.
Historiquement, ce mode de gouvernement procède à une suspension des libertés publiques et privées afin de faire face à une menace momentanée. Ici, cette procédure n'est pas liée à une situation déterminée, ni limitée dans le temps, elle s'inscrit dans la durée et a pour vocation de devenir la règle. L'état d'exception devient permanent. Cependant, la notion d'état d'exception généralisé, comme le formule Giorgio Agamben, est en soi une contradiction. Cette forme de gouvernement n'est pas une figure stable.
Ainsi, dans le cadre de la lutte antiterroriste, la suspension du droit n'a pas sa finalité en elle même. Un état d'exception, qui s'installe pour une durée indéterminée et qui porte sur l'ensemble des espaces public et privé, opère un changement de régime politique, qui enregistre la fin de la séparation formelle des pouvoirs et donne à l'exécutif de compétences dévolues aux magistrats, celles de dire et d'interpréter le droit.
Le texte complet du Patriot Act: http://thomas.loc.gov/cgi-bin/query/z?c107:H.R.3162.ENR:
" Group reports ministraitement of detenaisss", New York Times, 15/3/2002.
"Guantanamo": la Commission des droits de l'homme ne condamne pas les Etats-Unis, Le Monde, 22/4/2004.
CA DC, 321 F.3d 1134, 03-334 RASUL v. BUSH, www.supremecourtus.gov
www.supremecourtus.gov/opinions/03pdf/03-334.pdf, Opinion, pp.4-17.
CA 4, 316 F.3d 450, 03-6696 HAMDI v. RUMSFELD, www.suprecourtus.gov
http://www.supremecourtus.gov/opinions/03pdf/03-6696.pdf, « Opinion of the Court », p.1.
"Satisfaction chez les défenseurs des droits de l'homme", Le Monde, le 30/6/2004.
Dana Priest, « Long-Term Plan Sought For Terror Suspects », Washington Post, January 2, 2005, p. A01.
"Un nouveau revers pour l'administration Bush", Le Monde, le 1/1/2005.
Eric Leser, « La CIA a transféré des prisonniers à des pays pratiquant la torture », Le Monde, le 9 mars 2005.
« La délocalisation de la torture », New Yorker, 14 février 2005.
Stephen Grey, « La délocalisation de la torture », Le Monde diplomatique, avril 2005.
Dan Eggen and R. Jeffry Smith, "Gonzales Defends His White House Record", Washington Post, January 7, 2005.
www.supremecourtus.gov/opinions/03pdf/03-6696.pdf, Opinion of the Court.
Authorization for Use of Military force, Pub. L. 107-40, &&1-2, 115 Stat. 224.
www.supremecourtus.gov/opinions/03pdf/03-6696.pdf, Scalia, J., dissenting, p.24.
Carl Schmitt, La Dictature, Le Seuil.
Giorgio Agamben, « L'état d'exception », Le Monde, le 12 septembre 2002.