Ni amnistie, ni pardon: reconstruction
[Ce texte, le plus achevé qu'ait écrit Jean-Marc Ferry sur l'éthique reconstructive, est paru dans son dernier livre La religion réflexive, Cerf, Paris, 2010 aux pp. 249-253. Le contexte dans lequel Jean-Marc Ferry place cet extrait est celui des relations internationales, par exemple celles entre des pays autrefois humiliés par l'Occident - comme la Chine -, en train de devenir des puissances et ce même Occident. Il pense qu'entre l'Occident une action politique sensée ne requiert pas seulement une discussion raisonnée avec eux en vue de sauvegarder la paix. Mais un travail d'écoute de tout ce qu'ils ont accumulé comme ressentiment et passion de vengeance du temps où ils furent humiliés, seul travail permettant que le rapport avec eux dépasse la logique de la violence et même la simple discussion rationnelle en vue de l'entente. Mais le texte qu'on va lire n'a pas qu'un sens dans les relations internationales. JF]
Cette première introduction était destinée à mes étudiants. Avec les nouvelles propositions de réconciliation et de pardon, je publie ce texte car il me semble éclairant et parce qu'il se tient à égale distance d'une amnistie mal définie (et peut-être inadéquate), et du pardon chrétien (fatalement évoqué dans nos sociétés marqué par la culture chrétienne), dans la mesure où il en propose une version rationalisée. Au demeurant, une pareille reconstruction ne pourrait que prendre des années. Mais elle est nécessaire. (JF)
Le texte de JM Ferry (les notes sont de JF et constituent des commentaires littéraux)
De quoi s'agit-il ? D'une pratique du discours qui, à travers une thématisation que l'on souhaite coopérative, poursuit la reconstitution, par les intéressés, du drame qu'ils ont pu vivre avec toute leur subjectivité engagée dans une relation éventuellement jalonnée par le destin des oublis, des malentendus , humiliations et violences de toute sorte 1
Cette pratique requiert ainsi une attitude autocritique, une disposition à entendre la réclamation de l'autre et à reconnaître sa souffrance du point de vue de la violence que j'ai pu lui infliger, volontairement ou non. Mais elle suppose aussi une attitude correspondante chez l'autre, c'est-à-dire la même disposition à entendre mon propre récit, du moment que celui-ci se présente comme l'expression sincère d'un vécu authentique. Quant à ses idéalisations 2, l'attitude reconstructive attend du discours - et du discours seul, du moment que ses actes sont porteurs de reconnaissance - qu'il puisse mener à bien la réconciliation entre les protagonistes sur les ressources d'une ouverture autoréflexive et intersubjective. 3
En cela, l'éthique reconstructive peut être considérée comme une éthique de la reconnaissance doublée d'une éthique de la responsabilité. Lever le destin de la relation blessée, cela n'est possible qu'à la condition d'une écoute réciproque des récits faisant état des vécus de part et d'autre. En étant déjà médiatisé par des narrations expressives (des récits de vie), le processus reconstructif engage sa première phase, laquelle suppose, outre la reconnaissance des faits allégués, la reconnaissance réciproque des partenaires.
Du point de vue de la logique des discours, la reconstruction intègre la narration. Mais ce n'est qu'un point de départ pour l'articulation d'autres moments logiques : l'interprétation puis l'argumentation elle-même. Cette articulation complète est nécessaire, afin que soient réunies les conditions d'une intercompréhension menée à bien.
En tant qu'éthique de la reconnaissance, l'éthique reconstructive s'ouvre donc à la souffrance, et, plus généralement, au vécu de l'autre. Cela revient à assumer le moment narratif dans le processus reconstructif. Mais devoir ensuite donner sens à ces épisodes, les relier à d'autres, les évaluer et les imputer à des intentions, c'est entrer, cette fois, dans le registre interprétatif 4 : un moment qui se prête aux postures de victimisation de soi et de diabolisation de l'autre 5 Ce passage psychologiquement délicat, est requis logiquement par le processus reconstructif dont la visée cognitive a besoin d'explications causales. Qu'elle soit de causalité simple ou à prétention nomologique 6 l'explication dépend génériquement de la compétence interprétative. Cependant, le passage de l'explication causale à la justification rationnelle ou normative marque le moment où la reconstruction articule l'argumentation à l'interprétation - toujours sous la présupposition du socle narratif initial. Tandis que l'explication exhibe les causes, la justification excipe de raisons ; et c'est là qu'émerge l'aspect sous lequel l'éthique reconstructive se fait aussi connaître comme une éthique de la responsabilité.
En argumentant, on s'engage en effet à répondre de ce que l'on a pu faire. Dans le milieu du discours, la prise de responsabilité signifie : donner des raisons qui rendent compte de nos actes sur le mode de la justification. Là encore, comme à propos du style paranoïde de la pathologie interprétative, le psychologisme pourrait considérer la « pulsion » argumentative comme ce moment de résistance trahissant une fragilité narcissique ou toute autre faiblesse telle que, par exemple, en suivant Nietzsche, la peur de la vie. 7
Mais on n'argumente pas seulement pour sauver la face ou pour avoir raison. Pragmatiquement parlant, argumenter signifie justifier, d'un côté, réfuter, de l'autre ; et l'horizon logique d'une telle pratique est la vérité d'abord, la vérité comme étant seule habilitée à réguler des procès d'entente. Surtout, ce qui, du point de vue de l'éthique reconstructive, se joue dans une discussion, déborde le télos strictement argumentatif de l'entente rationnellement fondée. 8 La prise en considération, par le protagoniste ou par un tiers, des raisons que le locuteur fait valoir et oppose face à d'autres en prétendant à la vérité, cela fait aussi partie de la reconnaissance de la personne. En respectant ses arguments, on ne fait pas que reconnaître la valeur de l'attachement au « droit de raison » 9 que la personne affirme en argumentant. C'est comme un amour de la justice, et celui ou celle qui le manifeste peut aussi bien y engager sa dignité. Son être entier entend se faire coïncider avec la raison de ses arguments. Ne pas considérer ces derniers reviendrait alors à un déni de reconnaissance de la personne. Celle-ci peut estimer qu'elle ne sera pas comprise tant que ses arguments n'auront pas été considérés sous l'aspect de bonnes raisons, soit d'un point de vue qui exclut l'attitude de la troisième personne 10 Elle peut estimer qu'elle ne sera pas reconnue si elle n'est pas elle-même traitée comme un sujet responsable, capable de répondre de ce qu'il dit et fait.
A un certain moment du procès reconstructif, les locuteurs doivent donc s'adonner au jeu de la justification et de la réfutation, c'est-à-dire à la grammaire de l'argumentation, tout comme ils avaient dû aussi entrer dans les rôles respectifs de l'explication et de la compréhension, c'est-à-dire dans l'espace de l'interprétation ; et cela, après avoir consenti à raconter, d'un côté, à écouter, de l'autre, soit, à s'inscrire dans le milieu de la narration. Cependant, l'attitude reconstructive n'adhère à aucun des moments qu'elle intègre 11 Ainsi, lorsqu'elle se prête à l'argumentation, elle ne considère pas tant la teneur des arguments que la force avec laquelle ils sont engagés. Cela n'empêche pas d'entendre les raisons et de les discuter, de jouer le jeu. De l'argumentation avec tout le sérieux qu'elle mérite. Mais les changements d'attitude qui, chez les partenaires, comptent pour faire avancer la dialectique reconstructive, et se marquent à travers les développements ultérieurs du discours, ne sont pas motivés par les raisons qui détermineraient en revanche les déplacements de position entre protagonistes d'une discussion strictement argumentative. Ce discriminant pragmatique a des correspondants formels, car la reconstruction a son style propre qui, déjà sur des critères littéraires, nous prévient contre une assimilation aux autres registres de discours.
[Le paragraphe suivant peut être passé : il n'est pas absolument nécessaire à la compréhension du tout, mais une note en éclaire également le sens...]
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C'est clair en ce qui concerne des reconstructions théoriques dont on a une figure exemplaire chez Hegel, notamment avec la Phénoménologie de l'esprit. Là, le regard de l'auteur est imprégné de l'intention, de l'esprit ou du principe qui anime les positions successives. Ces positions, le philosophe les comprend de l'intérieur. Il pressent en elles un besoin théorique qu'elles ne parviennent pas à s'expliciter, mais qui se laisse cependant reconnaître et reconstruire moyennant un regard avant tout dirigé vers le drame vécu par une raison amenée par ses propres questions à se dévoiler elle-même. Aussi le discours d'une telle reconstruction n'est-il ni restitution narrative ni réfutation argumentative. Il n'est, autrement dit, ni le récit de ce que l'intéressé (la conscience naïve pu naturelle) aurait cru, ni l'exposé de la vérité qu'il aurait manquée, mais plutôt l'accompagnement en tension permanente de deux points de vue (le für es de la conscience naïve et le für uns du philosophe), c'est-à-dire la mise en scène et en sens d'un dialogue entre des voix ou perspectives qui devraient finir par se rejoindre. 12
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Quant aux reconstructions pratiques, elles n'épousent pas le schéma asymétrique d'un savoir réflexif parvenu à la transparence à soi et capable de surplomber la totalité du processus dans lesquels des sujets se trouvent engagés. Elles supposent plutôt l'implication des sujets dans un processus d'auto-élucidation dont ils ne maîtrisent pas l'issue. Par rétrospection coopérative, les partenaires tentent de s'expliquer à eux-mêmes les sources du différend en perspective de sa résolution. C'est dans un dialogue où nul ne possède séparément la clé d'une entente qu'ils essaient de dissoudre analytiquement cette « causalité du destin » à laquelle on impute les blocages de l'intercompréhension. Une telle relation qui conjoint les deux pôles de l'amour et du droit, n'est alors asymétrique qu'en apparence : seulement si l'on considère que le regard d'Ego est orienté vers la vulnérabilité d'Alter 13 et qu'une certaine « charité » herméneutique lui est alors demandée, afin de se rendre intuitivement compréhensif à des réclamations dont l'expression est éventuellement trop idiosyncrasique 14pour en constituer une base plausible de justification argumentative opposable au tiers en général. Dans les cas de ce genre, au contraire, il n'est, au maximum, que le discours narratif qui puisse ouvrir la voie de la reconstruction. La relation peut alors sembler asymétrique, car l'un raconte tandis que l'autre écoute. Cependant, cette asymétrie est compensée par le fait que ce moment narratif est d'emblée inscrit , précisément, dans un procès reconstructif ; et cela veut dire que l'attitude d'écoute est requise des deux côtés de la relation. Là, chacun des deux partenaires, tour à tour, raconte et écoute ; il se raconte lui-même et écoute l'autre. La réciprocité de l'échange de rôles établit la symétrique de la relation.
Moins « rigide », donc, que l'argumentation, la reconstruction n'en présuppose pas moins une relations symétrique entre les partenaires, ce qui n'empêche pas d'intégrer dans cette relation la dimension de vulnérabilité de la personne.
- 1. Le destin des oublis, des malentendus, humiliations et violences de toute sorte etc. Ces malentendus (etc), équivalent à un destin, c'est-à-dire à quelque chose de figé dont on ne peut se libérer (au moins temporairement), qu'on ne peut modifier, même s'il s'agit parfois d'humiliations ou violences infligées à l'insu de l'auteur des faits comme cela se produit dans toutes les relations même les moins problématiques. Nous nous faisons du tort (et à autrui) parfois sans même le savoir.
- 2. Quant à ses idéalisations : à mon sens cela peut vouloir dire que l'attitude reconstructive est en principe ce que l'on peut lire ensuite ...
- 3. Ouverture autoréflexive et intersubjective : l'ouverture qui implique la réflexion sur soi et sur notre rapport avec les autres que les phénoménologues appellent « intersubjectivité » (la relation entre les sujets, cette relation étant pour la phénoménologie l'expérience fondamentale).
- 4. Le registre interprétatif : l'interprétation, ici, n'est pas le travail grâce auquel on tente de pénétrer le sens d'un texte qui n'est pas évident au premier abord comme le font les critiques littéraires ou les exégètes des textes que les croyants considèrent comme révélés (travail qu'on appelle souvent l'herméneutique). Ferry en donne lui-même la définition.
- 5. Victimisation et diabolisation : bien qu'il soit dangereux de donner des exemples on peut penser à des explications comme celles qui consistent à dire par exemple d'un ami autrefois cher qu'il a noué cette relation par pur intérêt, le temps que je pouvais être en mesure de l'aider (par exemple pour obtenir un poste), à la suite de quoi il m'a laissé tomber, ce qui en fait un salaud et de moi une victime parce qu'il m'a pris mon temps etc. Dans les relations entre classes, entre nations - comme entre individus - le couple victimisation/diabolisation est fréquent. Il suffit de penser aux rapports entre Flamands et Wallons par exemple. Il ne s'agit pas de dire qu'il n'y a pas de salauds ni de victimes , mais que, dans certaines circonstances on peut dépasser ce fameux « couple » (sans oublier qu'il arrive que chacun revendique la position de la victime parfois).
- 6. Qu'elle soit de causalité simple ou à prétention nomologique : dans les récits religieux ou non, l'interprétation des histoires qui nous arrivent ou qui surviennent aux personnages peuvent déboucher sur des lois (nomos en grec), comme - pour prendre un exemple un peu simpliste - les morales des Fables de La Fontaine (par exemple tout flatteur vit aux dépens de celui qui l'écoute).
- 7. Peur de la vie chez Nietzsche Chez Platon, se trouve l'idée d'une vérité philosophique immuable, fixe, identique située dans un autre monde que le nôtre où tout change, se dégrade et passe. Nietzsche s'en défend. Il combat toutes ces représentations d'un arrière monde. Il y voit une sorte de maladie profonde qui porte à se détourner du monde vivant et à inventer l'arrière monde pour vivre dans l'illusion (comme les chrétiens qui croient au ciel: pour Nietzsche, le christianisne est un platonisme pour le peuple). Ce serait donc, par peur de la vie, par incapacité à supporter le monde tel qu'il est, que les philosophes auraient forgé cette fiction nommée « vérité » -. Voir pour ceci : http://chantalflury2unblogfr.unblog.fr/2009/12/11/friedrich-nietzsche/. Mais c'est un peu la même chose que ce j'expliquais chez Nietzsche : les raisons que l'on avance pour justifier ce que l'on est, ce que l'on fait ou veut faire, c'est une façon de se cacher à soi-même, la pulsion de vie qui y mène par peur et haine de la vie elle-même. On retrouve cela dans le « psychologisme » qui fait de l'argumentation une « pulsion » par laquelle par exemple on cache son désir... Comme chez Sartre, cet homme voulant séduire qui, lorsqu'il prend la main de la femme désirée, se met à avoir des discours « élevés ».
- 8. Le télos strictement argumentatif de l'entente rationnellement fondée : le télos ou la visée, le but : par exemple à une délibération de fin d'année, sans nier que d'autres aspects peuvent intervenir, ce qui domine c'est le fait d'avancer de bons arguments, le meilleur argument pouvant souvent faire consensus. Mais la discussion dans le cadre de l'éthique reconstructive qui donne beaucoup d'importance à l'argumentation, celle-ci n'est pas seule. Il y a aussi le moment narratif, par exemple..., la reconnaissance réciproque. Cependant cette reconnaissance réciproque n'est pas purement émotive ou ne se limite pas à un regard ou une poignée de mains.
- 9. Le « droit de raison » : Ferry l'explicite, c'est le droit à ce que l'on entende les raisons que j'ai eues d'agir de telle ou telle façon, puissent être prises compte comme telles et non pas rejetées de manière soupçonneuse (sous ses arguments, se cachent seulement son intérêt, son infériorité intellectuelle, sa mauvaise foi ... et même si tout cela peut aussi exister).
- 10. Du point de vue de la 3e personne, c'est à dire à travers une approche par exemple purement médicale ou psychiatrique ou encore, objective.
- 11. L'attitude reconstructive n'adhère à aucun des moments qu'elle intègre : il ne faut pas la découper en quatre moments indépendants les uns des autres, elle est toute entière dans chacun d'une certaine façon. C'est une « épreuve intégrée ».
- 12. Le passage sur Hegel peut être passé. Un mot seulement : chez Hegel, par exemple dans l'art, il y a progression de l'esprit vers lui-même, les moments qui précèdent la conclusion ont cependant valeur par eux-mêmes quoique ne s'expliquant qu'en fonction de cette conclusion. Ou encore, même si tout ne s'éclaire qu'à la fin de l'histoire (comme dans un roman ou dans un roman policier), chaque moment doit être envisagé à la fois dans sa spécificité et aussi en fonction de la conclusion. On pourrait se demander par exemple si c'est vraiment l'attente de la « fin » qui passionne dans un récit. Certains critiques de films sur Jeanne d'Arc observent que même si on connaît la fin, chaque épisode fascine de même que leur enchaînement, de telle façon qu'on sait et qu'on ne sait pas (en même temps), ce qui va arriver. Ferry dit aussi que ce schéma asymétrique n'est pas épousé par les reconstructions pratiques. On sait que les ailes d'un château peuvent être symétriques ou au contraire dépourvues de symétrie, soit ne correspondant en rien l'une à l'autre. Le schéma hégélien est asymétrique dans la mesure où seul le penseur comprend les êtres, ceux-ci ne se comprenant pas par symétrique. Une reconstruction pratique se doit d'être symétrique dans la mesure où il doit y avoir réciprocité de l'écoute des deux récits de vie des partenaires (symétrie étant dans les relations humaines le synonyme de réciprocité, terme évoqué au début du texte).
- 13. Ego et Alter : Ego veut dire en latin, moi je et Alter, autre. Par ces deux termes on désigne la position du Moi et de l'Autre.
- 14. Une expression éventuellement trop idiosyncrasique : l'idiosyncrasie, c'est la façon particulière dont une société, un individu fonctionnent et qui les rend tout à fait différents des autres. Dans la mesure où la particularité est extrême, il n'existe, comme le dit Ferry que la reconnaissance (de cette idiosyncrasie), pour arriver à la reconstruction .