André Molitor et Bruxelles
Parti de Verviers pour Bruxelles, je suis demeuré pour le reste de mon existence un ancien provincial. Je n'ai jamais réagi et je ne réagirai jamais comme un Bruxellois de souche. Après avoir habité cinquante ans dans la capitale, je me considère encore, non pas comme un Bruxellois francophone, mais comme un Wallon immigré. Cela présente une certaine importance. Pas seulement au point de vue de nos querelles linguistiques: je parle le néerlandais et mon métier m'a obligé à une stricte impartialité entre les deux communautés qui forment la Belgique. Mais je me suis toujours senti assez extérieur à cette mentalité bruxelloise, qui, faute d'avoir expérimenté la réalité provinciale, parle et agit comme si Bruxelles seul existait dans le pays.
(André Molitor, Souvenirs, Duculot, Gembloux, 1984 pp. 69-70)
André Molitor ne doit évidemment pas être cité seulement pour cette prise de position d'ailleurs vraiment éclairante. Son plus grand titre de gloire, peut-être même plus que d'avoir été chef de cabinet du roi de 1961 à 1977, soit durant le temps du règne où celui-ci fut assuré de la manière la plus ouverte et la plus démocratique, restera d'avoir fondé La Revue Nouvelle qui, très longtemps, fut l'incarnation de l'ouverture au monde des chrétiens progressistes et qui se hissa sans difficultés à la première place des revues intellectuelles du pays, place qu'elle a gardée.
Les pages qu'André Molitor consacre dans ses Souvenirs à la question royale sont parmi peut-être les plus étonnantes quand on se rappelle quelle fut cette époque. Les collaborateurs de La Revue Nouvelle ne parvinrent pas à se mettre d'accord (tous se trouvant d'accord pour le maintien du principe de la monarchie mais tous n'étant pas en faveur du retour du roi) sur l'attitude à adopter à l'égard du retour du roi Léopold III, le dirent et subirent pour cette raison un mécontentement profond de la part des lecteurs, le plus souvent des léopoldistes inconditionnels alors qu'il n'était pas si rare que bien des catholiques se posent au contraire beaucoup de questions.
L'une des raisons de ce désaccord, c'était le fait que beaucoup de collaborateurs de la revue appartenaient à la gauche chrétienne. Molitor était favorable à un rassemblement des progressistes qui n'eut jamais lieu mais qui fut souhaité par beaucoup, tant chez les socialistes que chez les chrétiens. André Renard déclara après la fameuse lettre du clergé de Seraing en faveur de la grande grève de 1960-1961 que la Wallonie aurait pu progresser bien plus à tous égards si tous les catholiques avaient été comme eux.
Voici comment s'exprime André Molitor à propos de longues heures de travail à penser dans la revue ce rapprochement avec les socialistes: "Ce que nous souhaitions fondamentalement, c'était que le fait religieux ne fît plus un obstacle dans l'ordre politique et social, de manière telle qu'une collaboration entre socialistes et chrétiens devînt possible sans arrière-pensées. C'était, si l'on veut, l'idée travailliste, celle qui avait inspiré l'UDB." (Souvenirs, p. 209) (Union Démocratique Belge tentative éphémère de fonder un parti démocrate-chrétien à la gauche du PSC, qui n'eut qu'un seul élu aux premières élections d'après la guerre).
André Molitor écrivit aussi un livre qui est demeuré longtemps une référence: La fonction royale (CRISP, BXL 1979 et 1996).
A sa mort, la presse ne fut pas excessivement prolixe à son propos. Voilà pourtant quelqu'un qu'il faut connaître si on veut comprendre l'histoire de la Wallonie et de la Belgique.