Citoyenneté universaliste et Constitution de l'an I (1792-1793)
La citoyenneté universaliste de la Constitution de l'an I (an I de la République française une et indivisible, soit l'année qui commence le 1er vendémiaire - le lendemain de la proclamation de la République le 21 septembre 1792 - et qui s'achève le 21 septembre suivant pour devenir l'an II le 1er vendémiaire suivant), est définie en son article IV (dont nous donnerons lecture plus bas). Cette constitution fut ratifiée en août 1793 par référendum. La Révolution française n'est pas que française. C'est un mouvement profond de réforme (révolution...) de l'humanité qui a eu lieu sur les deux rives de l'océan atlantique: en Amérique du Nord et en Europe. En 1776, c'est la naissance des États-Unis qui étaient au départ treize colonies voulant se libérer de la tutelle de l'Angleterre. De 1789 à 1799, se déroulent les phases successives de la Révolution française. A l'époque la France est le pays le plus important d'Europe qui est un continent en passe de dominer le monde. D'où l'importance de la Révolution qui s'y déroule. Il y eut aussi des troubles en Hollande, dans le Brabant, dans le Pays de Liège, le nord de l'Italie, en Suisse etc. On verra aussi de 1819 à 1830 les différents pays d'Amérique latine se libérer du joug colonial de l'Espagne et devenir indépendants et démocratiques, au moins en principe. Il y a une grande vague qui traverse la Planète qui va renaître en 1830, avec la révolution de juillet à Paris en 1830, avec la révolution belge de 1830 (et d'autres troubles en Allemagne, en Pologne...), la révolte des Patriotes au Québec en 1837, la révolution de 1848 instituant la IIe République en France, la Commune de Paris en 1871, la révolution russe en 1917. Et ensuite il y a la décolonisation des pays colonisés d'Afrique et d'Asie depuis 1947 jusqu'en 1970. L'année 1789 inaugurait autrefois dans nos manuels d'histoire la « période contemporaine » que nous appellerions aujourd'hui la modernité.
La Révolution française en très bref
L'émeute de Paris contre le Roi de France, le 14 juillet 1789, finit par lui imposer une Constitution. La monarchie était une monarchie absolue, elle devient constitutionnelle et parlementaire le 6 octobre 1789. Un parlement est élu sous le nom de « Constituante ». Le Roi de France (Louis XVI) accepte difficilement ce changement. Le 20 juin 1791, il s'enfuit, déguisé, de son château des Tuileries à Paris, pour rejoindre son armée et briser le nouveau régime par la force. Il est reconnu et repris à Varennes, ramené de force à Paris. Inquiets de cette évolution en France, les autres souverains d'Europe se réunissent et finissent par rassembler une armée. Le général commandant cette armée, le duc de Brunswick, menace de détruire Paris si l'on touche au Roi. Le 10 août 1792, les Parisiens révolutionnaires prennent d'assaut le Palais du Roi et celui-ci se réfugie à l'Assemblée législative (parlement). Le 21 septembre, la monarchie est abolie par un parlement élu au suffrage universel qu'on appelle la Convention. Le 22 septembre, les révolutionnaires changent le calendrier faisant de ce jour le début d'une ère nouvelle, celle de « la République française une et indivisble ». Le 25 septembre, l'armée des rois est battue à Valmy et le 6 novembre à Jemappes, imortant village près de Mons (« Jemmappes », disent les Français). Le 13 novembre le roi est mis en accusation par la Convention. Le 21 janvier, il est décapité.
La Constitution dont l'article IV nous intéresse est rédigée le 10 juin puis ratifiée par référendum le 4 août 1793. La Convention nationale va être de plus en plus dominée par Robespierre et prendre des mesures de plus en plus « socialistes » comme nous le dirions maintenant. C'est le peuple de Paris, uni dans ses « Sections » qui dirige en quelque mesure la Révolution et la France. Les armées de l'Europe coalisées contre la Révolution française sont battues à Fleurus le 26 juin 1794. Le 27 juillet 1794 l'élan révolutionnaire retombe, la Convention renie Robespierre qui est décapité à son tour le 28 juillet 1794. À ce moment la Révolution française s'embourgeosie. Un régime modéré va s'imposer de 1795 à 1799, régime appelé Directoire. Il sera renversé lui-même par le général Bonaparte qui deviendra Premier Consul en 1799 (d'un nouveau régime appelé Consulat et que l'on peut considérer comme la fin de la République), ensuite Consul à vie puis Empereur en 1804.
ARTICLE 4 DE LA CONSTITUTION DITE « DE L'AN I »
De l'État des citoyens
ART. 4
Tout homme né et domicilié en France, âgé de vingt-un ans accomplis;
Tout étranger, âgé de vingt-un ans accomplis, qui, domicilié en France depuis une année,
- Y vit de son travail
- Ou acquiert une propriété;
- Ou épouse une Française;
- Ou adopte un enfant;
- Ou nourrit un vieillard;
Tout étranger, enfin, qui sera jugé par le corps législatif avoir bien mérité de l'humanité,
Est admis à l'exercice des droits de citoyen français.
Comment comprendre l'art 4 de la Constitution de l'an I?
Bien qu'ayant les apparences d'une norme (et l'étant aussi de fait), l'article IV est de nature philosophique. Quand il parle de « Tout homme né et domicilié en France, âgé de vingt-un ans accomplis. » , il décrit la nationalité française. Mais quand il passe aux « étrangers », le texte parle simplement de la condition humaine en général (cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas d'exceptions, mais l'exception confirme la règle). Sauf l'exception des nomades, tout homme est nécessairement « domicilié » quelque part (ou du moins habite en un endroit donné un certain temps), et remplit au moins l'une des « conditions » pour « exercer les droits de Citoyen français » :
- vivre d'une certaine activité (« y vit de son travail »),
- ou posséder quelque chose (« acquiert une propriété »),
- ou avoir un partenaire privilégié dans l'existence (« épouse une Française »),
- ou entretetenir un rapport avec la génération qui le suit (« adopte un enfant »),
- ou entretenir un rapport avec celle qui le précède (« nourrit un vieillard »)
Le texte parle bien sûr des Français (ou des étrangers), au masculin, mais de nouveau, si l'on va au-delà de la lettre du texte et compte tenu des préjugés du temps qui excluait les femes de l'exercice concret de la citoyenneté, on peut penser que son esprit n'est pas trahi si l'on incorpore aux « citoyens », les « citoyennes », qu'elles soient françaises ou étrangères.
Il faut bien voir que le texte énonce six conditions (les cinq explicitées et celle d'être en France), pour exercer les droits de citoyen qui n'écarte au fond pratiquement aucun être humain devenu mûr. Car les conditions ne doivent pas être ajoutées les unes aux autres: il suffit d'en remplir une, ce qu'indique la conjonction « ou ». Il faut dire aussi que c'est spontanément ce qu'expriment les personnes quand elles font des plans de vie: fatalement l'une ou l'autre des six conditions apparaissent (ou toutes). Cela se confirme au fond dans les dernières lignes qui, comme si l'ouverture radicale à l'exercice des droits du Citoyen n'était pas encore assez large, prévoit encore un autre cas : celui de tout étranger qui aura spécialement mérité de l'humanité : le « corps législatif » est le Parlement qui représente tous les citoyens peut leur accorder aussi la nationalité française ou plus exactement les droits du citoyen. On fait sembler d'énumérer des conditions pour devenir citoyens, mais on décrit en réalité l'humanité. Celle présente en France a le droit d'être citoyenne et française peu importe ses origines. Si l'on veut exprimer la portée universaliste de tels principes, on pourra dire que l'on devrait en déduire que toute personne à la surface de la Terre peut exercer les droits de citoyen dans le pays où il réside un certain temps (que l'article IV de la Constitution de l'an I fixe généreusement à une seule année).
Universalisme républicain français et postnationalisme selon Jean-Marc Ferry
D'une certaine façon, cette définition de la nationalité par la citoyenneté (ou qui donne la priorité à la citoyenneté dans la constitution d'une nation), est suffisante pour s'accorder aux principes universalistes de l'éthique et du droit. Mais Jean-Marc Ferry dira ironiquement que la France universaliste se heurtera cependant à d'autres universalismes de même inspiration... Il propose en conséquence que l'on ouvre une voie plus concrète aux aspirations universalistes de la République à travers ce qu'il définit comme l'identité postnationale dont l'Europe est le modèle 1 Elle consiste, sans renier l'idée de nation, à découpler celle-ci de l'identité politique ultime qu'a longtemps été l'Etat souverain. Pour Ferry, l'identité politique ultime peut être une organisation comme l'Union européenne qui, dans une conception assez proche de celle que Kant expose dans Sur la paix perpétuelle, organise une Société des nations se gouvernant elles-mêmes mais ayant renoncé à régler leurs différends par la guerre. Et qui y substituent l'émulation sans violence 2. Ce que Jérôme Grynpas a très bien explicité dès 1967, avec une sorte de vrai prophétisme : «Il n'est pas évident du tout qu'un développement dans le sens de la supranationalité et, à plus lointaine échéance, de la " mondialisation " de l'institution étatique soit pour l'heure tellement souhaitable. En effet, si le mode de vie démocratique ne trouve pas, entre-temps, le moyen de se revigorer, les super-États qui naîtraient accroîtraient encore les vices actuels de la vie politique. Ces nations-continents (ou cette nation-planète) seraient gouvernés par des équipes totalement soustraites au contrôle démocratique et protégés par la complexité encore plus terrifiante de ses rouages. D'une façon plus générale, on peut se demander si une universalisation qui aurait éliminé toute confrontation, toute émulation ne supprimerait pas, ipso facto, la dynamique même du progrès tant moral que matériel. Quand on parle de confrontation, il ne faut pas traduire cela par guerre. Quand on rejette - du moins dans l'état présent des choses - l'idée de mations-continents ou de nation-planète, cela ne signifie nullement le retour aux vieux antagonismes nationaux. On se contente de croire, pour les raisons exposées plus haut, que la dynamique du progrès sera mieux préservée si coexistent des entités nationales dont la diversité laissera libre cours à plus d'expériences, tout en limitant chaque fois ce qu'elles auraient d'excessif si elles avaient de trop vastes espaces pour s'implanter.»3 Nous dirions cependant que, dans l'esprit de la pensée politique de Jean-Marc Ferry (qui n'est jamais très loin de partager les appréhensions anciennes de Grynpas), l'émulation de type kantien souhaitée par le pghilsoophe bruxellois se doit de se produire dans un cadre qui organise concrètement la coexistence des nations sans pour autant e^tre une super-nation qui, dira sans cese Jean-Marc Ferry ne ferait que reproduire simplement à un niveau supérieur ce que l'on peut aujourd'hui appeler les vices de l'Etat-nation.
Voir aussi Humanité une et diverse, piège de nombreux débats
On pourra aller aux principaux textes de Jean-Marc Ferry à partir de la note de bas de page qui se réfère à son nom et qui renvoie vers les diverses pages (Europe, Monde...), qui accueillent les pensées de JM Ferry.
- 1. Europe, démocratie, nations en particulier le paragraphe Pour dépasser le nationalisme ou ces simples lignes « Dans l'identité posnationale, quelle que soit l'appartenance nationale, on définit son identité par rapport à des principes universalistes comme la démocratie, les droits de l'homme etc. Le concept apparaît chez Kant, quand celui-ci imagine un Congrès des Etats : les Etats-Nations ne sont pas chez lui intégrés en un seul Etat supranational, car une telle monarchie universelle, comme il l'appelait, cet immense Léviathan serait éminemment dangereux pour la liberté. C'est un Congrès des Etats qui se confédèrent sur un ensemble de principes qui sont ceux d'une constitution républicaine propre à chaque Etat. Ceux-ci doivent pouvoir vivre ensemble sans se diluer dans une entité suprationale. C'est une illustration du postnational : l'identité des citoyens se définit sur les principes qui unissent les Etats. »
- 2. Zum ewigen Frieden
- 3. Jérôme Grynpas, La philosophie, Marabout, Verviers, 1997, p. 287.