Populisme un mot vide ?
La revue Politique (n° 35, mai -juin 2012), consacre un numéro spécial au populisme sous le titre Les nouveaux habits du populisme. Il faut avouer que ce concept du populisme n'est pas clair. Sauf peut-être quand il vise ce que l'on nomme avec plus de pertinence me semble-t-il, « poujadisme ».
Populisme ou poujadisme ?
Pierre Poujade est cet homme politique français qui, tablant sur le mécontentement des petits commerçants et usant d'une rhétorique antiparlementariste fit envoyer d'un seul coup 52 députés à l'Assemblée nationale française en 1956. Et le mot « poujadisme » me semble surtout utilisé pour désigner cette attitude constante de toutes les populations du monde entier à contester les élites politiques. La chose est même si universelle que René Girard considère qu'il s'agit là de l'exemple le plus parlant du phénomène qu'il a analysé dans tous ses livres, celui du bouc émissaire. On sait aussi que pour Girard, le phénomène du bouc émissaire n'est pas seulement le ressort fondamental de toutes les communautés humaines mais est plus fondamentalement encore ce qui a engendré immémorialement la culture, la société, le langage autour d'un meurtre primitif dont il lit le récit sous le maquillage des mythes fondateurs de toutes les civilisations. Certes, le projet politique de Poujade avait d'autres dimensions comme l'antisémitisme et le fascisme. Mais dans l'utilisation du terme, on retient surtout et avant tout cette attitude spontanée de toutes les populations du monde à l'égard de leurs dirigeants politiques. Attitude spontanée qui est le fait de gens de toutes les obédiences, de toutes les convictions et de toutes les opinions politiques, sans pour autant que l'on puisse la caractériser autrement. Le mot vise donc un comportement qui traverse toutes les attitudes politiques, mais il me semble aussi tous les milieux, toutes les classes sociales. Comme je vais reprocher au mot « populisme » d'être un fourre-tout peut-être peu utile, je dois me défendre d'entrée de jeu de lui préférer un mot qui semble lui aussi un fourre-tout. Il me semble que ce n'est pas le cas dans la mesure où ce que le mot « poujadisme » vise, c'est une attitude somme toute superficielle qui peut faire bien entendu des dégâts, mais qui est une attitude fort répandue, universellement répandue même et à laquelle correspond la proportion de personnes qui ne s'intéressent que peu aux questions politiques en permanence, soit 80 à 90 % des gens selon une estimation qu'a faite Bourdieu en analysant les sondages. Il n'empêche que l'article de Marc Jacquemain consacré au populisme mérite d'être lu et critiqué.
Définitions du populisme et finalité de celui-ci
Dans un article intitulé Wallonie : un populisme sans nationalisme ? (Politique, n° 75, mai-juin, 2012, pp. 36-39), Marc Jacquemain propose une définition rigoureuse du mot « populisme ». Il écrit ainsi que « Le mot « peuple » peut désigner le « demos » soit les citoyens ordinaires face aux puissants et aux gouvernants, le peuple dans sa dimension sociale, les « petits » contre les « gros » ou le peuple comme « ethnos » soit « l'ensemble de ceux qui proviennent d'un « ancêtre commun » (symbolique, bien sûr), les gens d'ici par opposition aux gens d'ailleurs, les « nôtres » contre les « autres »... » (p.36) Il ajoute que « Le propre du populisme est généralement de mêler les deux dimensions dans une même rhétorique... » (p. 36). Il poursuit en soulignant que « L'articulation du demos et de l'ethnos n'a pas forcément besoin de beaucoup d'éléments factuels pour fonctionner et peut donner lieu à des configurations diverses (...) dans le cas du renouveau populiste en Europe, on voit qu'il s'implante là où une force politique - ou un ensemble de forces politiques - a réussi à faire un récit crédible de cette convergence des « deux peuples »... » (p. 36).
Quelle est maintenant la finalité du populisme ? Se référant à Jérôme Jamin et à son livre L'imaginaire du complot. Discours d'extrême droite en France et aux Etats-Unis, Amsterdam, University Press, 2009, M.Jacquemain pense que lorsque les deux clivages (demos et ethnos) se superpose avec une certaine vraisemblance, cela peut donner un mouvement national fort : « lorsque les élites sont étrangères ou perçues comme telles, le sentiment d'injustice (lié à la domination) et le sentiment de communauté (la définition du nous) opèrent dans le même sens et se renforcent mutuellement... » Il ajoute que cette superposition est la clé de la réussite de la résistance anticolonialiste sans préciser quelles résistances, donc en les désignant toutes sous ce vocable. Il a d'ailleurs rappelé, à partir de Jérôme Jamin, que les élites populistes (qui cherchent d'ailleurs à ne pas apparaître comme des élites), « instrumentalisent les « étrangers » pour satisfaire leurs intérêts spécifiques, au détriment du peuple.» (p. 36) Et c'est bien l'un des phénomènes qu'on peut observer dans maints pays anciennement colonisés.
L'analyse du populisme flamand
Il analyse ensuite longuement comment ce mélange du démos et de l'ethnos fonctionne côté flamand, estimant qu'il s'agit là en partie d'éléments factuels, la présence d'une bourgeoisie francophone dominant largement la Belgique d'après 1830 étant avérée de même que sa présence très visible dans les grandes villes flamandes, une présence qui, dit-il « pouvait facilement passer pour « étrangère » face à une population catholique et parlant des variantes patoisantes de néerlandais » (p.37). L'imaginaire flamand se serait nourri de ces éléments pour constituer un récit historique « où le « petit peuple » flamand néerlandophone se bat pour son émancipation sociale contre une clase dominante étrangère, francophone et francophile » (p. 36). Le récit s'est enrichi aussi de la construction historique d'Hendrik Conscience dans son Leeuw van Vlaanderen publié dès 1838 et ensuite de « la cohabitation parfois difficile entre officiers majoritairement francophones et soldats flamands » durant la Grande guerre qui « a entretenu l'idée que ces derniers servaient de « chair à canon » pour une « aristocratie » étrangère. » (p. 37).
Après ce qui nous semble être malgré tout une certaine simplification de l'histoire de la Flandre, Marc Jacquemain estime que « Il ne s'agit pas de se prononcer ici sur la réalité de ce récit historique, qui n'est sans doute ni plus ni moins vrai que celui de la « France éternelle », par exemple, mais sur sa cohérence et sa plausibilité... » (p. 37). Mais le fait est que ce récit donne de la profondeur idéologique « à un projet nationaliste ». Durant les années 60, la bourgeoisie flamande commence à s'imposer, le PIB/Habitant en Flandre dépasse alors le PIB/habitant en Wallonie. La mondialisation à partir des années 80 a comme conséquence que dans le mouvement flamand « la fraction belgicaine, qui poussait à conserver un Etat belge démographiquement dominé par la Flandre, cède progressivement du terrain à la fraction flamingante, qui est davantage tentée de se « replier » sur la Flandre « (p.38). Dans le contexte d'une économie globalisée « où les territoires sont de plus en plus mis en concurrence par les acteurs nationalistes transnationaux, l'homogénéité économique et culturelle devient un atout de plus en plus valorisé. Cela suscite en Flandre comme partout en Europe, une nouvelle forme de nationalisme qu'on pourrait appeler le « nationalisme de largage » : les régions riches cherchent à se construire un micronationalisme et à se dégager des ensembles historiques plus vastes où elles étaient insérées, afin de se délier au maximum des contraintes de solidarité. » (p.38)
L'absence de populisme et de nationalisme en Wallonie
Marc Jacquemain élabore en parallèle une analyse de l'absence de populisme et de nationalisme en Wallonie : « La classe ouvrière wallonne n'a pas vécu le sentiment d'être dominée par une bourgeoisie « étrangère » et les Wallons ne se sont jamais sentis vraiment ailleurs que chez eux en Belgique. » (p.37) Pour lui, ce phénomène persiste aujourd'hui. Les choses auraient cependant pu se passer autrement avec la « crise structurelle de l'industrie lourde wallonne, qui envoie, dès les années soixante, son modèle économique dans l'impasse » sans que la bourgeoise belge réagisse le moins du monde. C'est ici qu'aurait pu se développer un sentiment national wallon dans la mesure où le démos wallon commençait alors à se « sentir étranger à l'ethnos belge, qui était, poids démographique oblige, de plus en plus aux mains d'une bourgeoisie flamande. » (p. 38). Mais la réaction en Wallonie ne sera pas nationale mais sociale avec le renardisme « associant autonomie et réformes de structures » (p.38). Michel Quévit tentera bien d'analyser la chose comme un « renversement de la domination » : la majorité flamande utilise le pouvoir de l'Etat belge pour défendre essentiellement les intérêts flamands. Mais, ajoute Marc Jacquemain « cette analyse fera long feu tout comme le projet renardiste, en raison (...) du tournant néolibéral mondial des années 1980. » (p.38).
Comme il n'y a pas de nationalisme en Wallonie dans la mesure où pour définir leur « nous » les Wallons hésitent entre une définition francophone ou wallonne de ce « nous », il n'y a pas de parti d'extrême droite possible dans cette Région. Les mésaventures de l'extrême droite en Wallonie ne tiennent pas seulement à l'incompétence des cadres des tentatives successives de l'extrême droite, mais à cette absence de sentiment national. La première raison de cette absence c'est que « toute l'histoire de l'identité wallonne reste basée sur un récit historique à dominante sociale où l'adversaire est le capitalisme et non « l'étranger » ou « l'autre ». Dès lors, le PS apparaît comme le « porteur naturel » de cette identité... » (p.38). Ceci n'empêche pas qu'il existe des sentiments populistes et xénophobe en Wallonie et « l'insuccès récurent du parti populaire ou du Front national ne doit pas nous empêcher de voir que bien des acteurs, au sein même des partis démocratiques ou dans les médias, flirtent avec le populisme xénophobe, pour se faire des voix ou des lecteurs avec des acteurs glissés dans les médias et les partis pour répondre à cette demande sociale... » (p.39).
Que penser de cette analyse ?
Il a fallu travailler le plus longuement possible cet article important dans la mesure où il semble aller bien plus loin que tout ce qu'il nous a été donné de lire jusqu'ici dans ce domaine tant à propos de l'absence (supposée) de sentiment national en Wallonie que de l'insuccès des extrêmes droites xénophobes.
1. « Nous » et les « autres »
Une première réserve me semble devoir être faite à propos de la dualité ethnos/demos qui semble devoir tout expliquer et notamment la possibilité qu'existe un « nous » national ou « constitutionnel » comme diraient les Québécois. Certes, ce texte assez court (et bien articulé), avait comme finalité d'expliquer l'absence de populisme xénophobe en Wallonie. Mais il nous semble lier trop l'existence d'un « nous » populaire au mélange plus ou moins manipulé du demos et de l'ethnos. Dans le texte lui-même, ces manipulations sont le fait des leaders du mouvement flamand ou des leaders des luttes anticolonialistes. On ne peut pas s'empêcher de penser en le lisant que le « nous » face aux « autres » aurait quelque chose de factice ou de nocif. Pourtant on doit se demander si l'existence d'un « nous » face à des « autres » n'est pas plus profondément ce qui définit le politique comme tel. Dans une interview qu'il a donnée à notre revue en avril 2001, Jean-Marc Ferry nous donnait les raisons pour lesquelles, sans être opposé à l'organisation d'une communauté politique mondiale bien plus fortement organisée que l'ONU, Habermas rejetait l'idée d'un Etat mondial au sens fort du mot « Etat ». Pour Habermas, selon J-M Ferry, si le Monde formait un seul Etat, l'inconvénient (« argument étrange » remarquait le philosophe), « c'est qu'il n'y aurait pas de fermeture possible au niveau mondial. » et il ajoutait : « Pourquoi? Parce que s'il y avait une communauté politique au niveau mondial, on ne pourrait plus dire qui c'est «nous» et qui c'est les «autres». Il semble que cet argument ait de la valeur aux yeux de Habermas. Si un pouvoir ne peut pas déterminer quels sont ses ressortissants et quels sont ceux qui ne le sont pas, il n'y a pas de pouvoir politique, il n'y a pas d'État. Pour qu'il y ait «nous» il faut qu'il y ait «les autres». Cela peut nous laisser un champ libre pour de vastes spéculations... » 1.
Cette spéculation, je l'ai entendue un jour (et je ne peux la transmettre qu'oralement dans la mesure où les discussions de ce séminaire n'ont pas été archivées), exposée par François Crispeels, alors étudiant à l'UCL au séminaire sur le patriotisme organisé en 1993-1994 par Philippe van Parijs. Il y justifiait l'existence des nations comme ceci. Les divers enseignements nationaux disent depuis le départ aux enfants puis aux jeunes qu'ils sont français, québécois, espagnols etc. Mais il arrive toujours un moment où ces enfants et ces jeunes prennent conscience de ce qu'ils ne sont pas seulement français, québécois, espagnols ... mais aussi plus profondément des êtres humains. Or, dans le cas où la seule citoyenneté serait la citoyenneté du monde, on peut penser que l'enseignement d'une telle Cité mondiale serait de dire à ses élèves qu'ils sont des êtres humains, chose que ceux-ci n'auraient plus l'occasion de dépasser comme ils peuvent le faire présentement par rapport à l'identité nationale qui leur est à la fois imposée et transmise. L'unification du monde humain aurait comme conséquence paradoxale de rendre plus malaisée l'identification à l'humanité. Elle confirme d'ailleurs de manière éloquente ce que dit Taguieff sur un sujet semblable 2.
2. Ethnos et demos
Lors des grèves enseignantes en 1965-966, j'avais été très frappé par le fait que les mesures contre lesquelles se battaient les enseignants depuis plusieurs mois avaient été finalement imposées par un vote au Parlement se disant le seul légitime représentant du peuple. Et j'écrivais qu'il me semblait y avoir un « antiparlementarisme populaire », qui « prétend supprimer la médiation opérée, par les institutions démocratiques (parlements, gouvernements), entre la souveraineté populaire en son exercice originel et la décision politique concrète, finale » en ajoutant que « cet antiparlementarisme ou populisme s'avère toujours porteur du projet d'un apprenti-dictateur d'incarner « le peuple » sans les médiations habituelles des institutions démocratiques (fascisme ou autres régimes autoritaires) 3. Mais j'ajoutais qu'il y avait aussi un « antiparlementarisme parlementaire (et gouvernemental) » qui « considère que les institutions démocratiques sont, à elles toutes seules, la démocratie. L'antiparlementarisme populaire nie l'aval de la démocratie, les institutions démocratiques, et prétend supprimer leur médiation. L'antiparlementarisme parlementaire nie l'amont de la démocratie, le « peuple » que nous préférons nommer « espace public ». Dans les deux cas, il y a mépris des médiations. Dans le cas de l'antiparlementarisme populaire, c'est évident (...) L'antiparlementarisme parlementaire ne supprime en tout cas pas l'ultime médiation, l'élection purement formelle des parlements et leurs débats vides. Mais il se coupe de ce qui le relie à la source vive de la démocratie, c'est-à-dire, pour citer à nouveau Kant, « l'usage public de sa raison » par la communauté des citoyens, l'espace public originel et originaire dont l'enceinte parlementaire est seulement dérivée. L'antiparlementarisme parlementaire consiste à nier, lui aussi, les médiations, mais, cette fois, les médiations en amont de lui-même (l'antiparlementarisme populaire, le fascisme nie, lui, les médiations en aval du peuple). L'antiparlementarisme parlementaire méprise la presse écrite, manipule la télé, ignore les syndicats, la vie associative, les expressions concrètes du débat originel et originaire que sont les manifestations, les grèves, le courrier des journaux, les lettres des électeurs, les électeurs eux-mêmes. Il s'agit d'une sorte de démagogie à l'envers, perverse, visqueuse, parce qu'elle peut faire passer les critiques qu'elle subit comme « poujadistes », assimiler « l'usage public de leur raison » par les citoyens - ce que nous appelons « l'espace public originaire » - aux notions maurassiennes et rexistes de « pays réel ». Historiquement, l'antiparlementarisme populaire ou le populisme débouchent sur le fascisme et la dictature, figures par excellence de négation de la démocratie. En revanche, l'antiparlementarisme parlementaire est moins saisissable. La soumission actuelle des politiques aux réquisits des banques et des « marchés » va nous donner l'occasion de découvrir le visage de cette subversion de la démocratie, différente du fascisme, mais plus subtilement meurtrière de la citoyenneté. Cette subversion ne s'accompagnera nullement de racisme thématisé, de parades romantiques etc. Mais cette subversion « politiquement correcte » de la République est probablement plus grave encore que la négation franche de la Fraternité par le fascisme. 4 Certes, ces réflexions s'expliquent par tout un contexte mais je les cite parce qu'elles sont aussi un façon de réhabiliter un « peuple » qui n'est au fond ni demos ni ethnos, tout en étant bien un « nous ».
L'ouvrage Les puissances de l'expérience était cité : « Le système démocratique [empêche] le monde vécu social [soit un concept proche de « société civile » NDLR...] d'ouvrir un espace de discussion pour une formation authentique de la volonté et de l'opinion publique. Jusqu'ici, la volonté politique est mesurée par les résultats des scrutins électoraux, lors d'élections générales ou partielles; elle n'est à ce titre, rien de plus qu'une somme arithmétique de décisions individuelles isolées. Quant à la notion d'opinion publique, elle tend à se confondre avec le concept imposé dans l'expression trompeuse par laquelle les instituts de sondage, forts de statistiques effectuées à partir d'échantillons pris dans la population, désignent des agrégats statiques d'avis privés. C'est l'apparence derrière laquelle la réalité de la volonté politique et de l'opinion publique demeure largement inconnue. Du moins échappe-t-elle aux canalisations que le système démocratique avait prévues pour elle. C'est pourquoi elle se retrouve à l'extérieur du système démocratique. » 5
La critique la plus fondamentale que l'on peut faire à l'insuffisance de la distinction ethnos/demos c'est que, du moins dans le texte de Marc Jacquemain, il ne semble y avoir d'action populaire que lorsque le démos est relié à l'ethnos, à quelque chose de senti, de vivant, de dynamique. Mais cette jonction entre demos et ethnos, du moins dans les exemples qui nous sont donnés, est chaque fois un emploi visant à tromper. On peut penser que le « nous » populaire peut être aussi quelque chose d'autre que le sentiment d'un « nous » purement ethnique débouchant quasi inévitablement sur le racisme, la xénophobie et détruisant au fond la version rationnelle d'un « nous » populaire et non « populiste », si tant est qu'il faille encore user de ce terme, ce dont je doute. J'en doute parce que le concept « fourre-tout » de populisme a comme conséquence finalement de rendre suspect tout appel au peuple, toute mention de celui-ci, sous prétexte que l'appel au peuple peut provoquer des dérives. Or ne doit-on pas prendre le risque qu'il y ait des dérives plutôt que d'agir de telle façon que le peuple « se retrouve à l'extérieur du système démocratique », comme le dit si bien Ferry ? On sait que des gens comme Mélenchon ou Chavez sont parfois décrits également comme des « populistes », mais on pourrait en dire autant de pratiquement tous les mouvements sociaux. Marc Jacquemain citait les luttes anticolonialistes mais on pourrait tout aussi bien considérer comme « populistes » la Résistance au nazisme, la lutte souverainiste du peuple québécois, les grèves de 1960-1961 et la manière dont Renard les a menées etc. Christophe Traisnel, auteur d'une thèse fort intéressante où il compare mouvement québécois et mouvement wallon : Le nationalisme de contestation, Le rôle des mouvements nationalistes dans la construction politique des identités wallonnes et québécoise en Belgique et au Canada 6 propose d'ailleurs de considérer les mouvements nationalistes et régionalistes, non pas comme le fait la science politique française à partir de critères purement idéologiques, mais comme des mouvements sociaux pareil aux autres. D'ailleurs, les États établis sont eux-mêmes nationalistes, tendant à donner de la nation dont ils sont l'État la définition qu'ils imposent. Les nationalismes de contestation mettent en cause cette doctrine, ils sont le fait des acteurs sociaux. Le nationalisme de contestation, pour Christian Traisnel, est un « mouvement social ». Simplement, le nationalisme de contestation, contrairement aux autres mouvements sociaux, met en question l'unité de l'État et ne souhaite pas seulement modifier les sociétés dans le cadre étatique. Il peut y avoir aussi des degrés dans la contestation. C'est ainsi que tous les Québécois sont nationalistes, mais les uns souhaitent un réaménagement de l'État pour que le Québec soit considéré comme société distincte et que celle-ci s'épanouisse. Les souverainistes veulent que ce soit l'État québécois qui le fasse. Dans l'État belge, pense l'auteur : « le nationalisme flamand a presque évacué toute référence à la Belgique en Flandre, après avoir, en collaboration avec les Wallons, transformé l'État unitaire belge en État fédéral au sein duquel les compétences de l'État fédéral sont définies a minima. » 7
3. Quévit et le renardisme ont-ils fait « long feu » ?
On peut être surpris de lire que l'analyse de Quévit en 1978 (Les causes du déclin wallon, EVO, Bruxelles, 1978), aurait fait « long feu ». Sauf que peut-être l'auteur penserait que cette analyse n'aurait pas été opératoire. En effet, une analyse est une analyse et garde sa valeur comme telle si du moins elle est lue et appréciée et suscite des prolongements sur le plan de la recherche. Or c'est le cas du premier ouvrage de Michel Quévit qui en son temps avait été un énorme succès de librairie pour un espace public aussi restreint que la Wallonie et Bruxelles. C'est d'autant plus vrai que l'auteur a, non pas repris les analyses qu'il avait faites en 1978 mais prolongé celles-ci en 2010 en publiant un autre livre Flandre-Wallonie. Quelle solidarité ? Ce livre a été à nouveau un succès et les thèses qu'il y défend n'ont pas été contestées. Même pour des Wallons habitués à critiquer l'Etat belge face au développement inégal des Régions, il surprend. Il y a une telle fausse conscience en Wallonie sur l'identité de la vraie Région assistée par l'Etat, qu'on est surpris et que l'on a même du mal à admettre (je le redis, aussi critique que l'on soit à l'égard de l'Etat belge d'un point de vue wallon), que c'est bien la Flandre qui a bénéficié massivement de l'assistance de l'Etat belge, qu'il s'agisse des investissements à Anvers, des lois sur l'expansion économique de 1959, de la construction de Sidmar, de l'aide aux entreprises en difficultés au début des années 1980, des banques flamandes dans l'entre-deux-guerres, de la construction des chemins de fer et des autoroutes, du port de Zeebruges, des charbonnages du Limbourg maintenus artificiellement en vie deux décennies de plus que les mines wallonnes, des aides européennes jusqu'en 2014 etc. Et on peut noter que Quévit lui-même ne note pas certaines choses comme par exemple les investissements à Zaventem à propos de quoi l'on peut noter d'ailleurs que le fédéralisme a réellement fait basculer les choses en faveur des aéroports wallons de Liège et Charleroi.8
Comment expliquer face à cela que au sortir des négociations préalables à la formation du gouvernement actuel, la présidente du CDH se soit réjouie que soit maintenu un Etat fédéral significatif alors que cet Etat a amplifié si gravement les difficultés survenues en Wallonie du fait d'industries vieillissantes qui n'ont pas été reconverties ou modernisées à temps ou qui n'ont pas eu la chance de survivre comme en Flandre grâce à l'aide de l'Etat ? Notre question est une vraie question.
Ce serait trop facile de l'expliquer par la fausse conscience des Wallons. Cependant, l'auteur de ces lignes avouerait bien cette fausse conscience - en tout cas pour lui-même - après avoir refermé le livre de Michel Quévit en 2010. Il avait d'ailleurs eu une réaction semblable en 1978 et même encore en 1982 lorsqu'il prit une part dans un autre livre du même chercheur La Wallonie, l'indispensable autonomie, Entente, Paris... Il ne se doutait pas de l'ampleur du détournement fabuleux des ressources publiques en faveur de la Flandre. Somme toute, la Wallonie est forte.
Mais le renardisme ?
Cette démarche a été surtout discutée idéologiquement et jugée positivement ou négativement à partir au fond de cette identité wallonne dont Marc Jacquemain affirme qu'elle « reste basée sur un récit historique à dominante sociale où l'adversaire est le capitaliste et non pas l' « étranger » ou « l'autre ». »
On a moins remarqué par exemple que la grève du siècle a été réprimée avec une efficacité prodigieuse quand on lit non seulement les mesures prises contre les fonctionnaires suspendant le travail mais aussi le nombre de militaires proprement dits ou de gendarmes (ces autres militaires à l'époque), engagés dans le conflit, le nombre d'arrestations prolongées parfois durant de longs mois, ceux des blessés et des morts. 9
Le renardisme a-t-il réellement « fait long feu » ? Marc Jacquemain affirme que, avec la mondialisation à partir de 1980, la fraction flamande du mouvement flamand a pris le pas sur sa fraction belgicaine, ce qui est fort intéressant, car souvent on ne met pas en évidence l’existence de ces deux tendances dans le mouvement flamand ou l’on oppose seulement les maximalistes (= les flamingants) et les minimalistes (= les belgicains), ce qui est moins éclairant. Mais peut-on dire que la fraction flamingante aurait saisi dès 1980 les enjeux de la mondialisation ? Peut-on nier que les socialistes avaient, bien avant 1985, souhaité un large transfert de compétences de l’Etat fédéral aux Régions ? N’oublie-t-on pas que ce sont les héritiers du renardisme qui ont imposé un fédéralisme à trois qui tend quand même à s’imposer dans l’Etat fédéral actuel ? Le fait que l’opinion francophone belge en raison du poids énorme du passé belge unitaire, de l’excessive centralisation de la Belgique à Bruxelles (soulignée par Michel Quévit dans ses deux livres mais qui n’est pas une analyse qu’il assumerait vraiment), pèse énormément sur toute définition des Wallons par eux-mêmes est-il assez pris en compte ? Yves Wezel a mis en cause récemment les projets de l’ASBL Free qui sont des projets qui font véritablement table rase de la Wallonie non pas seulement du point de vue du « nous » problématique des Wallons mais tout simplement physiquement. 10 Il n’est pas faux de dire comme Marc Jacquemain qu’ « Imaginer une Wallonie indépendante sans Bruxelles, dans un monde qui sera sans doute, à terme, de plus en plus centré sur les réseaux de ville est un pari extrêmement risqué… » (p.39). Mais même sans aller jusque là (une Wallonie indépendante), le rappeler c’est surtout montrer que le pays wallon mène un combat extrêmement difficile face à la Flandre, la Belgique et Bruxelles. Notamment en ce qui concerne le territoire wallon (on pense ici au fameux Schéma de développement régional proposé en 1999 par Luc Maréchal et qui semble de plus en plus oublié).
Il n’est pas non plus sûr que le néolibéralisme ait démodé pour toujours les solutions publiques ni l’intervention de l’Etat dans l’économie. Quand on sait ce que nous coûtent les non-interventions de l’Etat ! 11
Or l’Etat régional wallon existe et avant qu’il n’existe, on avait fait sur sa viabilité (simplement comme Etat régional), les mêmes pronostics pessimistes que l’on peut lire en filigrane dans toute une série de réactions en Wallonie : l’importance excessive donnée à la question des transferts flamands, les médias qui transforment quotidiennement les conflits politiques en une sorte de match de football où les Wallons sont présentés comme d’éternels perdants sous les acclamations de la Flandre, certains ricanements à Bruxelles et les bravos d’une opinion wallonne unitariste de droite qui ne lit certainement ni Quévit, ni Jacquemain. Enfin si l’imaginaire de la Wallonie est « socialiste » au sens où on l’a rappelé déjà deux fois dans cet article en citant la même phrase de Marc Jacquemain, on peut se demander si ce que le populisme contient comme tromperie ne s’est pas transporté dans un certain discours idéologique PS.
4. Elio di Rupo ou le populisme/nationalisme à l’envers
Au fond Elio Di Rupo avait 9 ans en décembre-janvier 1960-1961 sous le gouvernement de Gaston Eyskens. Cinquante-et-un ans plus tard, le voilà à la tête de l’Etat belge qui n’a cessé d’être pour la Wallonie la catastrophe que Quévit a décrite et que Renard avait combattue, car bien des analyses de Quévit furent déjà faites par Renard. Elio Di Rupo succède donc à Gaston Eyskens.
Quand on sait par ailleurs les extrêmes réticences de l’opinion flamande à l’égard des gens de langue française dont a parlé Marc Jacquemain, quand on sait les difficultés du bilinguisme de Di Rupo, quand on sait que le populisme flamand en large partie fondé sur le rejet du PS, on devine quelles ont bien pu être les difficultés (indépendamment des difficultés proprement politiques, tenant au débat communautaire), rencontrées par cet homme pour s’imposer comme Premier ministre belge. Son gouvernement s’est lancé dans une chasse aux chômeurs et aux retraités qui représente le plus grand exploit jamais réalisé par un parti socialiste implanté en Wallonie en fait de régression sociale, voire même de haine sociale pure et simple, un programme purement idéologique destiné à satisfaire l’électorat flamand surtout, le plus réactionnaire.
Le 6 décembre 2011, lors de son premier conseil de gouvernement, Elio Di Rupo (qui n‘a d’ailleurs été remplacé à la tête du PS que par un intérimaire), commence d’entrée de jeu par parler de la nécessité dans laquelle est ce gouvernement de faire tout pour que les partis flamands qui le composent puissent gagner les élections futures. C’est dans Le Soir du 26 décembre, p. 16 : « Les ministres viennent à peine de prêter serment entre les mains du Roi. Chacun cherche un peu sa place, le 6 décembre à la grande table ronde du Seize, rue de la Loi. Le tout nouveau Premier Ministre, Elio Di Rupo préside son premier Conseil des ministres. Il prend la parole. Son intervention est quelque peu solennelle. Il y va de la survie des familles politiques traditionnelles en Flandre. Il s'agit bien là de sa priorité absolue «Nous devons tout faire pour soutenir les partis flamands de la majorité, pour leur faire gagner les prochaines élections. Nous devons être parfaitement conscients que leur position n'est pas facile. Nous leur sommes redevables de l'effort qu'ils ont fait.» »
On sait sur quelles tromperies peuvent se fonder les partis populistes/nationalistes, mais comment décrire la posture de l’actuel Premier ministre belge, élu – il faut le rappeler – en Wallonie, sur une liste PS ? Les populistes de Marc Jacquemain parviennent à faire croire - sur la base d’éléments factuels qui peuvent ne pas être nombreux, dit-il -, à « instrumentaliser les « étrangers » pour satisfaire leurs intérêts spécifiques ». Il ne faut jamais céder à la tentation de la logomachie polémique. Et je veux bien que di Rupo ne soit pas un arriviste sordide. Même s’il l’était, la conduite disons morale d’un homme ne peut pas tenir lieu d’analyse politique. Mais il y a le symbole et justement la conjoncture politique et historique. Nous avons un socialiste wallon à la tête d’un Etat qui s’est employé à provoquer la ruine d’une Wallonie dont elle ne se sort que malaisément ! Nous le voyons y appliquer un terrible programme de régression sociale, s’abattant d’ailleurs inutilement sur les plus faibles que bien des gouvernements de droite d’antan auraient ménagés. Voilà – comment décrire cela et même simplement le dire ? - de l’a-nationalisme et de l’a-populisme qui dépasse tout ce que le populisme aura jamais inventé pour tromper son monde. Si les Wallons ne comprennent pas que cette évolution politique est le reflet de leur grande faiblesse dans l’Etat belge et de leur aveuglement, ils sont perdus. Définitivement.
- 1. Comment articuler, mondialisation, Europe, Etats-Nations et idéaux républicains
- 2. Humanité une et diverse, piège de nombreux débats
- 3. [République, n° 37, mai 1996, Le Parlement peut-il tuer la démocratie ?
- 4. Le Parlement peut-il tuer la démocratie ?
- 5. Jean-Marc Ferry, Le complexe sociopolitique in Les puissances de l'expérience, Tome II, Chapitre II, Paris, Le Cerf, pp. 55-57.
- 6. [Hyper-modernité des militants wallons et québécois
- 7. Hyper-modernité des militants wallons et québécois
- 8. Critique : Flandre-Wallonie. Quelle solidarité ? Michel Quévit (Couleurs livres)
- 9. Grève de 60-61 et violences gouvernementales
- 10. Impulser le développement en réseau des grandes villes wallonnes
- 11. Critique (I) : "Nous on peut " de Jacques Généreux