Chapitre XIII : La culture d'un peuple selon Paul Ricoeur

Civilisation universelle et cultures nationales
4 December, 2013

Déjà s'envole la fleur maigre, film de Pol Meyer tourné au Borinage

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Civilisation universelle et cultures nationales (paru dans Histoire et vérité, Seuil, Paris, 1962). Ce très ancien texte de Paul Ricoeur déjà publié en 1955 n'a rien perdu de sa pertinence. Il a inspiré maintes personnes qui ont joué un rôle dans l'affirmation (au demeurant très difficile), d'une culture wallonne à partir du Manifeste pour la culture wallonne publié le 15 septembre 1983. Ricœur avait donc intitulé sa conférence Civilisation universelle et cultures nationales. L'universalité est ce qui frappe l'esprit tout d'abord, sans doute bien plus encore aujourd'hui qu'en 1955. Mais en gros ce qui fonde cela demeure semblable aujourd'hui. Nous reprenons les divisions qu'a adoptées Ricœur mais les titres sont de nous.

Lien : Un des meilleurs films du XXe siècle ("Déjà s'envole la fleur maigre")

I. Science, technique : une humanité unie abstraitement par l'outillage

Il y a une science universelle (même si elle est née en Europe), procédant de preuves d'ordre géométrique et expérimental qui peuvent emporter la conviction de tout être humain et elle fonde une unité humaine « purement abstraite, rationnelle » (p.287). De là découle une technique qui vient se substituer aux « outillages » traditionnels qui ne se transforment pas de l'intérieur, mais par la propagation de la science appliquée : les révolutions techniques se diffusent et échappent aux cloisonnements culturels. Ceci se prolonge aussi au niveau de ce que Ricœur appelle une « politique rationnelle » qui se révèle le mieux par la manière dont fonctionnent les administrations, mais aussi une économie rationnelle malgré les divergences entre économistes qui utilisent cependant des instruments qui leur sont communs. Ainsi qu'à ceux qui appliquent la politique économique. Tels sont les deux autres formes de l' « outillage ». L'universalité abstraite de la science, de la technique, de la rationalité politique ou économique engendre aussi un genre de vie qui a tendance à s'uniformiser.

II. Que penser de cette unité abstraite de l'humanité ?

L'outillage dont Ricœur parle en I s'accumule dans tous les domaines et pas seulement ceux de la technique pure (mais aussi dans le domaine politique, économique) et constitue un réel progrès du fait de cette accumulation même et des constantes rectifications. Elle fait du monde tout entier un réseau serré. Ricœur utilisait d'ailleurs déjà le terme de « mondialisation », estimant que cette unité du monde (à l'époque), était perçue notamment à travers le péril nucléaire (chose dont Bergson avait d'ailleurs eu aussi l'intuition dans Les Deux Sources de la morale et de la religion). Nous serions peut-être moins optimistes que quelqu'un qui écrit alors durant la période des « trente glorieuses », mais il salue cet accès aux outillages des pays européens par le reste de la Planète comme au moins la possibilité d'accès à un bien-être élémentaire n'existant pas auparavant. En parallèle à cela, il y a (disait Ricœur à l'époque), la prise de conscience par d'énormes masses humaines qu'elles ont la possibilité de faire l'histoire. Ici encore, nous serons sans doute plus pessimistes. Mais en même temps si nous éprouvons les limites de cette possibilité très attrayante à l'époque où il écrit, c'est que nous considérons qu'elle nous a peut-être été enlevée. Or, même la conscience que ce pouvoir pouvait lui être dérobé n'était pas possible quand l'humanité, dans sa majorité, se constituaient de masses « muettes et écrasées » : percevoir la possibilité d'une émancipation est déjà une émancipation. Les possibilités de consommation se sont développées aussi de même qu'un accès plus large à une culture de base par l'alphabétisation.

Cependant, tous ces phénomènes positifs ont leur contrepartie, à savoir ce que Ricœur appelle déjà à ce stade de son exposé le noyau éthique (valeurs) et mythique (récits qui les portent), des grandes cultures ou civilisations (mais il dira aussi que les peuples se retrouvent aussi autour de ce noyau). C'est un constat qui a été contesté ou nuancé, mais ces nuances ou contestations ne mettent pas en question, à tout le moins, le fait dont parle Ricœur : « C'est partout, à travers le monde, le même mauvais film, les mêmes machines à sous, les mêmes horreurs en plastiques ou en aluminium, la même torsion du langage par la propagande etc... ; tout se passe comme si l'humanité, en accédant en masse à une première culture de consommation, était aussi arrêtée en masse à un niveau de sous-culture. » (p.292)

Certains ont dit que cette uniformisation ne concernait que les cultures. Mais en donnant un autre sens que Paul Ricœur au mot « culture ». Ainsi Camille Tarot fait une différence entre société et culture. Il estime par exemple qu'en parlant d'un conflit de civilisations Samuel Huntignton (Camille Tarot, Religion, faut-il avoir peur de qui et de quoi ? , Quelques remarques sur les critiques de François Gauthier sur le Symbolique et le Sacré », Revue du MAUSS permanente, 7 novembre 2008 [en ligne]), tombe dans ce travers en ramenant les cultures à des sociétés. L'erreur inverse étant selon lui celle du structuralisme qui réduit tout le social à du culturel. Camille Tarot donne de la distinction qu'il opère un exemple frappant : si la culture américaine s'importait aisément en Irak bien avant son invasion par les troupes américaines en 2003, en revanche, les mêmes Américains y ont été parfaitement incapables d'y imposer une société à l'image de la leur.

Ceci dit, il nous semble possible que par « culture » Ricœur pense aussi « société » sans pour autant confondre les deux. Quant à la réduction structuraliste du social au culturel, on en a un exemple avec la réflexion anglo-saxonne sur l'ethnicité dans Marco Martiniello (chercheur à l'Ulg), L'Ethnicité dans les sciences sociales contemporaines, PUF, Paris, 1995 (coll. "Que sais-je?") ou encore chez Ernest Gellner qui a été longtemps un moyen commode de penser la nation et le nationalisme en opérant une confusion du même type (dans Nations et nationalismes, Payot, Paris, 1983). Dans cet ouvrage E.Gellner estime que pour un pays dont la civilisation est dominée, le choix est indifférent entre deux solutions : soit l'adoption de la culture et de la langue du pays dominant, ce qui n'entraîne pas la nécessité, par exemple, d'une sécession. Comme ce serait le cas pour le Québec, un exemple que donne Gellner. Gellner est persuadé que toutes les différences culturelles sont soumises à l'entropie et vouées à la disparition et à la mort, il n'y voit rien de fondamental. Il arrive seulement qu'il y ait des inhibiteurs d'entropies culturelles comme la couleur de la peau des noirs américains. Pour Gellner, cette couleur n'est rien de plus fondamental que la culture, mais c'est seulement quelque chose qui a plus de mal à disparaître et qui fait que les Noirs américains se distinguent encore des autres Américains. Selon lui, les Québécois ne disposent pas d'un tel réducteur d'entropie et leur caractère français n'a pas ce caractère inhibiteur.

Paul Ricœur n'a pas la même vision. Il s'inquiète du fait que les peuples autrefois colonisés aient dû paradoxalement se réenraciner dans leur passé propre et leur identité en vue de conquérir plus profondément l'accès à la civilisation technique mondiale qui, par ailleurs, menace leurs identités. Quant aux nations occidentales autrefois fières de leurs cultures dans l'arrogance du colonialisme, voire du racisme, elles découvrent qu'il y a d'autres cultures, qu'elles ne sont qu'une culture parmi les autres, ce qui implique que nous ne soyons rien qu'une figure passagère de l'humanité, « toute signification et tout but ayant disparu ». On pourrait imaginer dès lors que les êtres humains se promenant à travers les vestiges et les ruines de toutes les civilisations, y goûtant par projection celles de la leur, « le triomphe de la culture de consommation, universellement identique et intégralement anonyme, représenterait le degré zéro de la culture et de la création ; ce serait le scepticisme à échelle planétaire, le nihilisme absolu dans le triomphe du bien-être. » (p.294).

III. Quel est le noyau éthico-mythique créateur des cultures humaines ?

Cette troisième et dernière section du texte de Ricœur est faite de deux questions, celle du titre que nous lui donnons et une autre qui concerne les conditions grâce auxquelles la création culturelle ne meurt pas.

Pour Ricœur ce noyau n'est pas immédiatement accessible. Pour dire à quelle profondeur il se situe, il le distingue de l'outillage et d'une réflexion de Lévi-Strauss dans Tristes tropiques. L'ethnologue observe que certaines civilisations amazoniennes mises en présence de notre outillage technique se révèlent incapables d'en faire quoi que ce soit, car la représentation qu'ils se font du temps, de l'espace, du rapport à autrui et de toutes les valeurs qui y sont liées ne font aucune place au rendement, au bien-être, à la capitalisation. De même les Grecs ont-ils été indifférents au progrès technique qui n'avait aucune place dans leur conception du temps et de l'histoire, pas plus que la diminution de la peine des hommes n'en avait dans leurs valeurs, raison pour laquelle, selon l'auteur, ils ne se sont pas posé la question de l'esclavage.

Ce fonds de valeurs étant ainsi situé, reste à savoir comment le discerner et où le chercher exactement. Il y a les mœurs ou les traditions, mais c'est un niveau superficiel du fonds. Il y a à un niveau un peu plus profond les institutions dont un peuple se dote et qui correspondent à sa pensée, sa volonté, ses sentiments. Mais il faut creuser plus loin pense l'auteur jusqu'à cette « couche d'images et de symboles qui constituent les représentations de base d'un peuple » (p. 296). L'auteur compare cette couche à ce qu'est l'inconscient de la psychanalyse pour un individu. C'est une analogie qui lui permet surtout de dire qu'il n'est pas simple de déchiffrer ces représentations de base et ce qu'elles sont exactement. Elles ne sont pas directement analysables par la sympathie, elles sont comme les symptômes ou les rêves en psychanalyse. Ce sont des « images stables », des « rêves permanents » qui constituent ce fonds culturel d'un peuple. Et c'est aussi, dit-il, demeurant dans le domaine de l'onirique, « le rêve éveillé d'un groupe historique ». C'est par le biais de la métaphore de la psychanalyse que Ricœur va continuer à parler de ce noyau éthico-mythique. Il y a toujours eu dans l'histoire de l'humanité des ensembles cohérents et clos, constitués, les langues sont le signe le plus visible de ce que l'auteur appelle une « incohésion primitive ».

Pourtant aussi profond que se situe ce « rêve éveillé » il n'est pas encore le phénomène le plus radical de la créativité culturelle. Les outillages s'accumulent, pas les traditions culturelles car pour demeurer vivantes, il faut qu'elles se recréent sans cesse. Et c'est le rôle des écrivains, des sages, des spirituels, des penseurs de « relancer la culture dans une aventure et un risque total ». L'artiste (qui est une manière de reprendre les quatre personnages dont on vient de parler) « n'exprime son peuple que s'il ne se le propose pas et si nul ne lui commande ». Si on le lui commandait et s'il obtempérait, sa création n'en serait pas une, mais un simple décalque de ce qui se dit de manière prosaïque dans le discours politique, économique ou même culturel. Si un artiste rejoint les rêves éveillés d'un groupe historique, on ne le sait qu'après coup. Il faut que soient brisées les images bien-pensantes qu'un peuple se fait de lui-même. Ce que l'artiste fera surgir va d'abord scandaliser, choquer et ce ne sera que longtemps après que cela sera reconnu comme l'expression véridique d'un peuple : « Telle est la loi tragique de la création d'une culture, loi diamétralement opposée à la tranquille accumulation des outils qui constitue la civilisation. »(p. 297) L'auteur estime aussi que les cultures, si elles veulent survivre, doivent pouvoir se rendre compatible avec la civilisation mondiale issue des sciences et des techniques. Nous allons dire maintenant dans un dernier paragraphe numéroté IV (cette subdivision n'existe pas chez Ricœur ), à quelles conditions une rencontre entre culture est possible.

Paul Ricoeur

IV. La rencontre entre cultures différentes

Que Ricœur insiste sur le fait que d'emblée « l'homme est autre que l'homme » et en même temps sur le fait qu'aucune étrangeté ne soit absolue, ce que démontre bien le phénomène des traductions n'étonnera pas. En revanche il exprime sa crainte par rapport à ce que nous appellerions aujourd'hui le multiculturalisme. Il craint qu'une trop grande « compréhension » des autres héritages culturels ne nous fasse sombrer dans un « syncrétisme vague ». Pour lui la seule façon de l'éviter, c'est de faire confiance à la création. Une culture vivante à la fois fidèle à ses origines et préoccupée de créer est capable de rencontrer les autres cultures : « C'est lorsqu'on est allé jusqu'au fond de la singularité, que l'on sent qu'elle consonne avec toute autre, d'une certaine façon qu'on ne peut pas dire, d'une façon qu'on ne peut pas inscrire dans un discours. » (p.299). C'est toujours au nom de la créativité que Ricœur s'oppose aux syncrétismes (au multiculturalisme ?), qui pour lui sont toujours des phénomènes de retombée ne comportant rien de créateur.

Aux syncrétismes, au multiculturalisme, il oppose ce qu'il appelle la « communication » dont il dit qu'elle aura toujours quelque chose de « dramatique », car cela comporte le double mouvement de s'affirmer moi-même et de me livrer à autrui selon le point de vue de sa civilisation. Il se demande ce que sera notre civilisation quand elle se sera confrontée aux civilisations étrangères autrement qu'à travers la conquête et la domination. Pour lui, s'exprimant en 1955, nous sommes dans une période transitoire où nous ne pouvons plus être ethnocentrique et confondre notre civilisation avec La civilisation, dogmatiquement. Nous sommes « au crépuscule des dogmatismes, au seuil des vrais dialogues ». (p. 300)

Pour conclure cette relecture, nous dirions que les hommes sont semblables et différents. Ils sont différents, comme a pu le montrer et le réaliser en un sens les luttes anticolonialistes contre l'impérialisme occidental désireux d'imposer un seul mode de réalisation de l'humanité à savoir la sienne. Mais ils sont aussi semblables et cette vérité est à opposer à toutes les formes de racismes, d'ethnisme primordialiste, de nationalismes fondés sur la pureté de la race. Cela est évident et si pas toujours réalisé, au moins compris. Par contre ce qui nous semble plus difficile à mettre en avant, c'est la pluralité des cultures qu'on tente souvent de submerger (parce qu'elle implique quelque chose de tragique, la difficulté d'un dialogue, le courage de la créativité), à travers toutes les manières de poser un syncrétisme qui enlèverait aux rencontres entre cultures leur aspect tragique. Le métissage est certes le plus beau démenti qui soit aux théories qui nient l'unité de l'humanité. Mais le métissage ne doit sans doute pas être utilisé comme la métaphore idéale de la rencontre entre cultures. Comme métaphore de la rencontre entre cultures, l'idée de métissage aboutit au syncrétisme. Si nous sommes tous métissés, il n'y a plus qu'une seule humanité, il n'y a plus de cultures différentes. On évite ainsi le tragique de la confrontation mais on régresse en ayant l'illusion d'atteindre des sommets d'humanisme, vers une humanité que l'on ampute de sa diversité aussi nécessaire à sa vie que son unité.

Evidemment, dire que l'homme est à la fois semblable à tous les autres hommes et « d'emblée autre que l'homme » c'est s'installer dans la contradiction logique que Taguieff a bien aperçue : les hommes sont les mêmes et les hommes sont différents. Se contenter de dire qu'ils sont les mêmes ne suffit pas. On en a vu la dérive dans le colonialisme et l'impérialisme occidental imposant à l'humanité une seule façon d'être humaine, la sienne. Et contre cela, l'émancipation des peuples du tiers monde a permis que l'humanité se voit à nouveau dans sa pluralité. Mais on sait que s'en tenir à la différence des hommes entre eux, que s'en tenir à cette seule vérité fait oublier le métissage qui prouve que nous sommes tous de la même espèce1.

Mais cette contradiction logique - les hommes sont radicalement semblables et radicalement différents - n'empêche pas d'imaginer une autre possibilité d'inclure diversité et unité de l'humanité dans une synthèse. Il faut cependant que cette synthèse ne soit pas de l'ordre de la logique formelle mais de l'ordre du dialogue où « je » et l' « autre » ne peuvent jamais s'offrir à l'emprise d'un regard totalisant et plus précisément du regard d'un rationalisme totalisant qui anéantirait tant la créativité des cultures que leur dialogue.

Quels exemples de vraies créations dans la culture wallonne ?

Ce que dit Paul Ricœur dans cet article permet-il de discerner ce que seraient les vraies créations wallonnes ? Soit celles qui correspondraient au noyau éthico-mythique de la Wallonie ?

Le problème c'est que, selon Ricoeur lui-même, ce noyau n'est pas directement accessible et d'ailleurs ce « rêve éveillé d'un groupe historique » fait d' « images stables » et de « rêves permanents » n'est pas encore le phénomène le plus radical de la créativité culturelle.

Pour que les traditions culturelles demeurent vivantes, il faut en effet qu'elles se recréent sans cesse et que des sages, des écrivains, des spirituels, des penseurs soient capables de « relancer la culture dans une aventure et un risque total ». Pour être à même d'opérer cette relance et donc par là « d'exprimer [leur] peuple », l'artiste doit en outre, ne pas se le proposer. Il faut aussi que nul ne lui commande de le faire. On ne le saura d'ailleurs qu'après-coup et il convient que cet artiste brise les images bien-pensantes qu'un peuple se fait de lui-même. Il va d'abord choquer, scandaliser et ce n'est que longtemps après que son œuvre sera reconnue comme l'expression véridique d'un peuple, le philosophe français concluant : « Telle est la loi tragique de la création d'une culture, loi diamétralement opposée à la tranquille accumulation des outils qui constitue la civilisation. »

Des artistes qui ne se sont pas proposés d'exprimer la Wallonie et à qui nul n'a commandé de le faire me semblent être des gens comme Joris Ivens et Henri Storck avec leur film Misère au Borinage (1933). Si ces images révèlent l'expression d'une misère intense, elles ne sont pas misérabilistes dans la mesure où le village borain filmé est aussi celui d'une population d'ouvriers lancés dans une grève très dure qui va durer huit longues semaines pour d'ailleurs finir par échouer. On dira sans doute que ce film correspond à une certaine prose communiste, c'est évident, mais cette prose puise directement dans la réalité quotidienne, notamment des mineurs expulsés de leurs maisons, car ils ne peuvent plus en payer les loyers, avec la solidarité (efficace) qui s'installe spontanément contre les huissiers qui viennent saisir leurs biens sous la protection de gendarmes. On sait aussi l'anecdote étrange (et plus qu'anecdotique), qui colore le tournage de ce film où une manifestation organisée avec des figurants et pour les besoins du tournage est perçue par les forces de l'ordre comme une vraie manifestation de sorte que les caméras peuvent alors filmer un début de répression qui, elle, est bien « réelle »2.Toujours au Borinage, une vingtaine d'années plus tard, Paul Meyer filme Déjà s'envole la fleur maigre (1960). Le Ministère de l'Instruction publique lui a commandé un film destiné à montrer l'excellent accueil qui serait fait aux immigrés dans cette région et c'est le contraire qu'il montre, raison pour laquelle il devra rembourser toute sa vie les fonds qui lui avaient été alloués (dans le but inverse), pour la production de ce long métrage documentaire. Le film montre aussi à quel point ces gens venus d'ailleurs intériorisent les paysages borains, les habitudes quotidiennes et les dernières images du personnage qui contemple le pays borain du haut d'un terril s'inscrit dans nos mémoires.

A l'autre bout de la Wallonie, à Liège, les Dardenne se soucient dans leurs différents films d'échapper aux codes qui font d'un film, un cinéma « wallon »3. Leur caméra évite dans la mesure du possible les vues convenues sur les réalités wallonnes, que ce soit dans Le Fils (2001) ou Rosetta (1999) ou Le Gamin au vélo (2011). En général, leurs acteurs ne sont pas des professionnels confirmés et Luc Dardenne explique dans cet ouvrage les raisons pour lesquelles il ne peut filmer qu'à Seraing, le lieu de sa naissance, dans la mesure où il sait comment les choses s'y passent. Le cinéma des Dardenne n'est pas exactement un cinéma "grand public" en Wallonie et en Belgique, les récompenses extérieures notamment à Cannes et dans d'autres festivals leur permettent aux cinéastes de poursuivre leur œuvre décalée d'une certaine bien-pensance officielle wallonne ou belge, même authentiquement régionaliste et de gauche et qui, de ce fait, peut choquer certains. On a entendu dire qu'ils cultivaient trop un certain misérabilisme (comme dans L'Enfant (2005)). Certains auraient même voulu qu'ils créent un cinéma exprimant la Wallonie à la manière (on prend un exemple célèbre), du film français Bienvenue chez les Ch'tis... Ces observations trouvent une sorte de confirmation dans une autre dimension des films des Dardenne, leur dimension religieuse qui, très clairement, on le voit surtout dans Le Fils et Rosetta, sont effectivement si l'on veut « chrétiens » (avec le drame du pardon par exemple, de la violence, des allusions au Sacrifice d'Isaac), tout en étant totalement dépouillés des signes ostentatoires qui renverraient au judaïsme ou au christianisme. C'est de la religion sans la religion, soit sans doute ce qu'elle est en son fond, totalement indépendante des rites, des cultes et des discours.

Il en va de même des pièces de Jean Louvet et notamment L'Homme qui avait le soleil dans sa poche (1982). Il faut ici faire la distinction entre l'homme Jean Louvet ardent militant wallon et l'écrivain qui ne fait aucune concession non plus à la bien-pensance, car le Julien Lahaut qui est en somme le personnage principal de cette pièce témoigne, lors de ses réapparitions à divers moments de l'histoire de la Wallonie, de l'amnésie de ce peuple qui l'a oublié. Louvet ne fait jamais du parcours de la classe ouvrière un parcours épique ou triomphant. C'est au contraire les impasses qui sont soulignées, les échecs.

Jean Louvet photographié par Raymond Saublains

Enfin, Les Peupliers (1991) de Thierry Haumont, roman étrange, qui se veut aussi un commentaire du Traité du désespoir de Kierkegaard des commentaires plutôt qui se fractionnent en autant de rebondissements que contient le récit. Il existe aussi une mise en cause du mythe de la caverne. Expliquons cet épisode.

Le héros très malade au fond de son lit, dans une pauvre mansarde, sans nulle vision du monde extérieur que par une étroite fenêtre au-dessus de sa couche ne donnant que sur un carré de ciel, comprend, à mille signes complexes (odeurs, bruits, fumées), que l'incendie de la forêt proche est le fait d'une main criminelle.

L'ensemble de ce texte ou tout le prétexte du texte est, d'entrée de jeu, une longue lettre à l'Administration nationale des peupliers écrite par un fonctionnaire wallon qui n'a pas été nommé au poste qu'il souhaitait dans ce secteur public parce qu'un compatriote flamand a pu faire jouer des influences en sa faveur. Certes, un pareil thème semble justement renvoyer au plus prosaïque qui soit et à cette bien-pensance de gens qui s'estiment grugés en matière d'emplois publics. Mais l'astuce de l'écrivain est de redoubler le dérisoire de la situation par le dérisoire de l'intrigue qu'il crée autour d'une invraisemblable « administration » qui ne peut pas exister. Ce qui se redouble encore du dérisoire de sa réaction consistant à multiplier dans le pays les variétés les plus surprenantes de peupliers en vue de jeter, au sein des bureaux chargés de la tâche étrange de les recenser, la confusion la plus grande. Cette réaction, peut-être parce qu'elle est du dérisoire dans le dérisoire, nous la sentons soudain comme un cri profond : il est poussé dans les dernières lignes où apparaît pour la première et seule fois le nom du pays wallon : « Ce que je planterai bientôt s'appelle esprit de révolte et désir de parole, qui sont également de hautes nourritures (...) Dans dix ans, vos cartes seront périmées parce que grandiront dans toute la Wallonie les arbres de la révolte... »

Il se peut que l'on puisse penser en lisant ces quelques lignes que nous suggérerions que le fait d'oser dire la Wallonie s'oppose à la bien-pensance, même chez les Dardenne ou Stork et Ivens. Ce qui nous inclinerait à le penser, c'est l'opposition entre les deux films de Jean-Jacques Andrien Le Grand Paysage d'Alexis Droeven (1982) et Australia (1989). Dans le premier, on est dans la campagne des Fourons et à Liège, au cœur de désarrois liés à la crise agricole et politique dans ces régions. Dans le second on est à la fois à Verviers, au Royaume-Uni et en Australie. Le critique de La Libre Belgique écrivait, à propos d'Australia que la manière dont la distribution était établie (deux acteurs de réputation internationale, Fanny Ardant et Jeremy Irons), permettait de comprendre que le réalisateur « a voulu rentrer dans le système », d'autant que le deuxième film est une « œuvre sévère et désuète ». Il concluait : « Jean-Jacques Andrien a-t-il choisi la bonne voie - celle qui s'accorde à son tempérament et à sa vision ? Son art en passant du document poétisé à la pure fiction, ne s'est-il pas quelque peu appauvri et dépersonnalisé ? N'a-t-il pas perdu en originalité et en force d'accent ce qu'il a gagné en lisibilité et séduction immédiate ? » (Théodore Louis, in La Libre Belgique du 4 octobre 1989).

Telle est la difficile loi des identités créatrices, à opposer peut-être aussi fort aux identités conformistes que les identités dangereuses aux identités ouvertes. Les premières lignes publiées dans le cadre de la revue TOUDI mettaient en cause, en 1987, une vision postmoderniste soulignant la « dilatation indéfinie du temps présent » fruit prétendu de l'incapacité à concevoir « un avenir supérieur au présent ». D'emblée, c'était le pari inverse qu'il nous semblait falloir tenir. Nous nous sommes efforcés de le tenir en accompagnant par la plume, autant qu'il était possible, quelques grands créateurs de Wallonie. Ceux que nous avons cités nous semblent avoir fait - comme tous ceux qu'il faudrait citer encore - le même pari créatif.

Les Peupliers, roman de Thierry Haumont

  1. 1. Pour tout ceci, lire Pierre-André Taguieff Comment peut-on être raciste ? in revue Esprit, mars-avril 1993, pages 36-43
  2. 2. Walter Benjamin cite cet incident de ce film mondialement à l'appui de sa réflexion sur le cinéma : « N'importe quel passant a sa chance de devenir figurant dans un film. Il se peut même qu'il figure ainsi dans une œuvre d'art. » in Œuvres, Tome III, Folio/essais, Paris, 2000, p. 296.
  3. 3. Dans Au dos de nos images, Seuil Paris, 2005 et coll. Points, 2008, p. 55, Luc Dardenne écrit de son frère Jean-Pierre Dardenne (à la date du 23 septembre 1996 : J-P Dardenne repère les décors de La Promesse , film de 1996), : « Jean-Pierre a trouvé les bons décors qui sortiront le film de l'imagerie wallonne dans laquelle certains veulent nous enfermer. » On pourrait sans doute discuter de ce qui suit en fonction des remarques de Ricœur sur le syncrétisme : « Plus rien n'est pur, n'appartient à un seul héritage particulier, n'est vierge d'une rencontre qui l'ait bâtardisé.»