Réticences syndicales françaises face à 1960-1961

23 December, 2014

Mémoire de La Grande grève

Mémoire de La Grande grève (le Cri, 2012)

L'ouvrage publié sous la direction de Bernard Francq, Luc Courtois et Pierre Tilly, Mémoire de La Grande Grève de l'hiver 1960-1961 en Belgique, signale à deux reprises les réticences syndicales françaises dans la solidarité à apporter au mouvement conduit par André Renard. Elles sont symptomatiques d'une réticence globale de la société française à s'ouvrir à certaines réalités wallonnes (qui vont au-elà du syndicalisme : à notre connaissance un journal comme Le Monde Diplomatique, pourtant ouvert à ces perspectives, ne les a jamais prises en compte pour ce qui est de l'ensemble de ses articles concernant la Belgique).

Dans la contribution à cet ouvrage collectif intitulée Entre solidarité de principe, opportunité stratégique et incompréhension, le PCF, la CGT face à l'imbroglio des grèves belges de l'hiver 1960-1961, MIchel Pigenet écrit à propos du fameux tournant wallon de la grève de 60 (expression qui mériterait d'être critiquée, mais elle le sera à travers une autre citation) :

La dimension fédéraliste du conflit intrigue les militants français tentés d'y déceler une dérive aussi regrettable qu'incongrue. En foi de quoi, ils évitent d'en parler autrement qu'à travers le constat de la force du mouvement en Wallonie, sa solidité à Bruxelles et sa moindre extension en Flandre que peine à masquer la mobilisation des dockers d'Anvers. L'incompréhension reste totale le 19 janvier, quad Raymont Guyot fait sien le réquisitoire du PCB contre le « mot d'ordre de séparation de la Wallonie et de la Flandre (...) élément négatif qui a empêché l'unité complète de la classe ouvrière ». Audible en France où le régionalisme n'a pas bonne presse dans la gauche politique et syndicale, le reproche compromet les ouvertures et les coopérations ébauchées avec les syndicalistes wallons ur fond de proximités rhétoriques sinon idéologiques 1.


Une analyse plus fondamentale est faite par Frank Georgi dans La nouvelle gauche française face à la grande grève belge de 1960-1961 (p. 66-76) quand il parle de l'analyse "basiste" faite par Castoroadis:

Cette lecture basiste radicale (Castoriadis n'évoque même pas André Renard!) n'est pas celle de la plupart des autres auteurs. André Gorz raille les théoriciens de la "spontanéité ouvrière" et leur "illusion d'optique": le mouvement a été préparé depuis deux ans par la tendance renardiste, Et c'est autant pour l'application du programme de "réformes de structures" que contre la loi unique qu'il s'est déclenché. Ce retour sur la genèse et le sens des "réformes de structures" est également le coeur d'un long texte de la revue syndicale Reconstruction (...). Ce thème est évidemment très présent dans l'article de Mandel des Temps modernes, mais aussi dans une perspective plis modérées, dans celui de Wasseige dans Esprit. L'idée d'un puissant mouvement ouvrier porté, au-delà des revendications matérielles, par un anticapitalisme "moderne" et la volonté d'imposer des réformes économiques (panification, investissements contrôle), représente pour la plupart des observateurs l'apport le plus prometteur et le plus original du mouvement, quitte à affirmer sans beaucoup de nuances que ces revendications en ont été le moteur principal.

La revendication fédéraliste, quant à elle, divise. Certains regretent une diversion, beaucoup demeurent prudents, d'autres y voient une condition fondamentale de la libération sociale. Dans son interview d'André Renard, Serge Mallet évoque les propos d'un militant qui entendait faire de la Wallonie une "Yougoslavie de l'Ouest" [Serge Mallet, : Serge Mallet demande à André Renard : quelles sont les raisons de votre lutte? dans France-Observateur, 19 janvier 1961, p. 13.]. Quant à André Gorz, pour qui "la révolution ne s'exporte pas" (en Flandre), il appelle de ses voeux la création d'une République socialiste de Wallonie. Approuvant Renard dans son refus d'une marche sur Bruxelles (il n'y a plus rien à en attendre), il ne voit pour la classe ouvrière wallonne qu'une [le mot manque dans l'édition du livre : et c'est peut-être, ce que le sens commande, le mot "sécession" ] pour qu'elle ne soit pas "volée de ses victoires" : "en finir avec l'unité de la Belgique" [Le démenti belge dans Les Temps modernes, 178, février 1961, p. 1051-1055.).

Paul Delforge montre dans le même ouvrage que l'issue wallonne de la grève était sans doute la seule que Renard pouvait donner au mouvement après en avoir successivement cherché d'autres, notamment du côté de la Flandre et de la CSC. On a le sentiment que Renard (qui n'était pas nécessairement un révolutionnaire), a été contraint à en prendre la tête et à chercher des aboutissements à la lutte. On peut certes le critiquer pour cela, mais il s'est trouvé, dans le feu de l'action, cette seule possibilité qui, d'ailleurs, a été créatrice de nouveaux combats.

  1. 1. article dans op. cit. p. 54-65, p. 63.