Chapitre 1 : Une Wallonie dépendante
L'espace correspondant à la Wallonie actuelle ne fut certes jamais unifié politiquement avant 1795, encore que la Principauté de Liège, qui le débordait au Limbourg actuel, présente une belle continuité historique et rayonna sur le pays wallon jusque Verviers, Dinant, Philippeville, Jambes jusqu'au coeur de l'Ardenne et du Hainaut d'aujourd'hui (au-delà même de Charleroi) pendant plusieurs siècles au milieu d'un diocèse plus étendu encore. Entre les parties de cet espace wallon morcelé par les survivances des principautés féodales jusqu'en 1795, il y eut tout de même l'unité d'un pays de langue romane, sorte d'enclave latine enfoncée dans les pays de parlers germaniques1. En outre, dès le moyen âge, la plupart des vallées des affluents de la Sambre et de la Meuse connurent une activité sidérurgique très importante. Lorsque, au 18e siècle, le charbon de terre put être exploité en lieu et place du charbon de bois (largement disponible le long des affluents précités), les pré-industries de l'Ardenne et de l'Entre-Sambre-et-Meuse glissèrent vers l'actuel sillon industriel. L'Ardenne est en effet un plissement hercynien au bas duquel on trouve toujours du charbon de terre2. La révolution industrielle s'était donc déjà accomplie dans l'espace wallon actuel (le premier du monde à s'industrialiser avec l'Angleterre), lorsque se créa l'État belge mis sur pied en 18303. Le charbon et l'acier, très longtemps exclusivement exploités en Belgique wallonne, firent de la Wallonie la deuxième puissance industrielle au monde en chiffres absolus4. La monarchie belge, la haute banque, l'administration supérieure et le gouvernement constituèrent alors le noeud d'une bourgeoisie francophone belge qui géra politiquement, économiquement, culturellement et socialement cette prospérité en Wallonie, mais aussitôt déplacée hors de Wallonie5.
Une prospérité wallonne dominée par la bourgeoisie francophone
Ces données élémentaires permettent de bien juger de l'état présent des choses. Elles expliquent la croissance démographique de Bruxelles, sa francisation, la position dominante de cette ville. Elles expliquent aussi, comme Michel Quévit l'a montré6, que la bourgeoisie belge francophone, recrutant ses membres tant en Flandre qu'en Wallonie, a mis en oeuvre un projet d'exploitation des classes laborieuses dans un cadre belge, trouvant un débouché portuaire à Anvers, capable d'impérialisme au niveau planétaire (conquête du Congo par le roi Léopold II). Cette bourgeoisie, certes française de langue, développa donc son projet sociétal dans le cadre de l'État-Nation belge, mais sans se solidariser avec la Wallonie. La chose frappe d'autant plus que, par réaction à la prédominance bourgeoise et francophone, une nouvelle bourgeoisie émergea en Flandre à partir de la fin du 19e siècle, une bourgeoisie, cette fois, «qui a le sens de sa communauté» comme l'écrivit Robert Devleeshouwer7, recomposant à l'instar de toute bourgeoisie, les éléments culturels, sociaux et politiques de sa domination ou hégémonie. Aux liens Palais-administration-banque-gouvernement de la bourgeoisie francophone à la tête de la Belgique, succédera un même complexe, cette fois flamand, où la monarchie perd peu à peu son influence, mais où le gouvernement belge est très largement dominé par la Flandre. La bourgeoisie flamande qui dirige cette nation s'y identifie plus nettement que la bourgeoisie francophone ne s'identifiait à la Belgique.
Cette bourgeoisie flamande a tout conquis en Belgique sauf la Wallonie elle-même et bien qu'elle souhaite faire de Bruxelles sa capitale, cette ville est plus francophone que jamais. On ne s'en étonnera pas: bien que tout soit lié, le culturel n'est pas directement ou immédiatement déterminé par l'économique par exemple. Et même si la Flandre est largement dominante en Belgique, la plus importante ville belge lui échappe linguistiquement et, dans une large mesure, politiquement.
Bruxelles garde d'ailleurs une position dominante sur ce qu'il est nécessaire d'appeler, en raison justement de cette position dominante, la «Belgique francophone». Bien que cette position dominante ne comprenne plus au même degré - loin de là! - les composantes économiques et politiques qui étaient les siennes au siècle passé et au début de celui-ci, elle a non seulement conservé sa prééminence symbolique et culturelle sur la «Belgique francophone», mais elle l'a même renforcée. Il y a un parallèle qu'on peut et qu'on doit tracer entre la concentration progressive du pouvoir économique de Bruxelles et de la bourgeoisie francophone sur la Wallonie et la concentration progressive du capital symbolique dans la ville principale du Royaume pour dominer cette même Wallonie. Les deux phénomènes sont en partie liés l'un à l'autre, comme nous le montrons depuis le début de ce dossier, et, en même temps, ils sont distincts.
En 1912, en 1945, en 1950, en 1960, des forces économiques, sociales et culturelles, liées plus étroitement au pays wallon, à ses partis politiques de gauche, enfin à sa classe ouvrière ont tenté d'arracher l'autonomie de la Wallonie, notamment parce que la bourgeoisie francophone, ainsi que Quévit l'a montré, abandonnait progressivement ses responsabilités à l'égard d'un sillon industriel, de tout un pays qu'elle n'assuma que peu. Ces forces ont alors échoué8.
Momentanément cependant. Malgré la perte de ses charbonnages, l'affaiblissement de sa sidérurgie et de ses industries métalliques, notamment, malgré un terrible déclin industriel, économique, démographique, la Wallonie - c'est un paradoxe énorme - est devenue plus puissante et unie, d'un point de vue politique, qu'elle ne l'a jamais été. D'autre part, il est beaucoup d'indices montrant que le déclin dont il vient d'être question a cessé. L'emploi recommence à croître en Wallonie9. On peut encore parler de déclin si l'on compare la force de la Wallonie au 19e siècle jusqu'en 1965 et sa position d'aujourd'hui. N'empêche que l'on rappelait récemment, au lendemain de la fête nationale flamande, que le chômage en Flandre était proportionnellement inférieur de plus de la moitié à ce qu'il est en Wallonie et que rien ne permettait de prévoir une amélioration du chiffre wallon dans les années à venir [RTBF du 12/7/98, journal de 9 heures].
C'était une erreur de faire ce pronostic. Non pas que le pronostic inverse soit mieux fondé, mais, d'abord, parce qu'un tel pronostic est difficile. Ensuite parce que l'économie est une science humaine et qu'en cette matière surtout, l'observation (un pronostic défavorable, réalisé avec une apparence de légitimité comme c'est le cas ici) influence largement la réalité observée. L' «erreur» en cause fait partie des idées reçues sur la Wallonie et est très révélatrice de la vision dominante qu'en ont une grande partie des élites francophones belges telles qu'elles s'expriment dans les médias, la culture cultivée, les sciences humaines. En somme, cette manière de se représenter la Wallonie confirme tout ce que nous venons de dire. Il est sociologiquement compréhensible que les médias francophones belges, fatalement proches d'une bourgeoisie étrangère au Pays wallon, aient une vision négative de la Wallonie. Celle-ci s'est même renforcée dans les années 1980, au pire moment de l'histoire économique de la Wallonie.
Nous parlerons d'un discours antiwallon «à Bruxelles» mais en entendant par là: «dans la Belgique francophone centralisée». En effet, beaucoup de Wallons tiennent eux-mêmes un discours antiwallon. C'est logique: le poids des dominations économiques et symboliques se fait sentir jusqu'au coeur des êtres et les poussent à se renier. Nous n'opposons pas ethniquement deux populations, mais deux options politiques, l'une nostalgique de la Belgique bourgeoise et francophone de 1830, l'autre plus progressiste, qui vise à transformer la Belgique francophone en Wallonie.
Pour Pierre Lebrun, le choix de la bourgeoisie belge en faveur de la Flandre est même délibéré. Il énonce les huit avantages qui, selon lui, expliquent ce choix: proximité de la mer, majorité démographique, solidité physique, ordre et discipline, salaires légers, dynamisme des PME, bilinguisme et occupation des postes administratifs, effets positifs des lois d'expansion belges et européennes à partir de 195910.
Voyez aussi par exemple Wallons /Flamands: le mot
- 1. Voir l'entretien avec Léopold Genicot in TOUDI (annuel), n° 1, p. 63.
- 2. Voir l'Encyclopaedia Universalis, article Ardenne.
- 3. Pierre Lebrun, Essai sur la révolution industrielle en Belgique, Palais des Académies, Bruxelles, 1979.
- 4. J.P. Rioux, La révolution industrielle, Seuil, Paris, 1971: les tableaux 10, 11, et 13 parlent de « Belgique», mais ne concernent en fait que la Wallonie
- 5. P. Lebrun, op. cit., p. 589.
- 6. Michel Quévit, Les causes du déclin wallon, EVO, Bruxelles, 1978.
- 7. Robert Devleeshouwer, La Belgique, contradictions, paradoxes et résurgences, in Histoire et historiens en Belgique depuis 1830, pp 21-35, Bruxelles, 1980, p. 34.
- 8. Philippe Destatte, L'identité wallonne, Institut Jules Destrée, Charleroi, 1997.
- 9. Y. de Wasseige, L'emploi augmente en Wallonie depuis plus de 10 ans, in TOUDI (mensuel), n° 12, 1998, Rayer «déclin wallon» du vocabulaire in TOUDI (mensuel), n° 6, 1997.
- 10. Pierre Lebrun, Le traitement idéologique du problème majeur de l'emploi par la société-époque belge, in Contradictions, n° 80, 1996, pp. 61-88.