CHAPITRE VI: La Wallonie suspecte
En octobre 1961, Paul Van den Boeynants, alors président du PSC, répondait ceci à une question sur André Renard: «L'allure, les conceptions, les méthodes d'André Renard sont identiques à celles d'un mouvement national-socialiste d'avant-guerre...» [Balisages, octobre 1961]. On relève la même déclaration dans un quotidien bruxellois [La Libre Belgique, 23/6/61]. Il est significatif de lire en 1973 que «ni la Volksunie ni le FDF- Rassemblement wallon ne peuvent (...) être suspectés de tendances fascistes», mise au point qui en dit long sur la réputation qui était faite, alors, surtout du côté wallon, à un parti comptant d'innombrables anciens résistants, issus des grèves de 60 [P.H. Claeys, Groupes de pression en Belgique, ULB et CRISP, 1973] et qui suit immédiatement l'avis du même auteur estimant que le succès de ces partis «ne reflète pas forcément une augmentation notable des sentiments fédéralistes de la population belge» [Ibidem]. La dernière figure de disqualification de l'identité wallonne, c'est la Wallonie suspecte. Il est trop commode de passer des aspects fatalement et légitimement nationaux des revendications wallonnes à l'accusation de nationalisme. Notons que l'on a pu montrer que l'antiracisme peut être aussi le rejet des formes singulières d'humanité comme l'a noté le philosophe P.A. Taguieff1. L'épithète «raciste» utilisée à l'égard d'un adversaire politique - à moins que cela ne soit justifié par des déclarations évidentes - fausse le débat en empêchant l' interlocuteur de répondre puisque celui-ci, s'il se défend, donne déjà raison à son adversaire. C'est d'ailleurs le propre de toute imputation injurieuse. Peut-être se le permet-on ici en estimant qu'il s'agit de controverse politique. Mais les choses s'aggravent du fait que la loi punit, avec raison, la xénophobie. Pour que cette loi soit efficace, tous les humanistes, tous les démocrates devraient s'abstenir d'utiliser des termes comme «racisme», «xénophobie», «antisémitisme», «nationalisme»... même quand cela est dit par emphase. Tout qui se réclame d'une identité, d'une nation peut en effet être considéré comme tenant à une particularité, un lieu, un groupe. Or qui ne se réclame, d'une manière ou d'une autre, d'une identité particulière? D'où, sur le papier, la possibilité de considérer tout le monde comme «raciste» ou «nationaliste». Et il est faux de dire que l'on peut choisir, in abstracto, l' «universel». Tout acte posé est fatalement unique, «particulier», de même que tout engagement et tout amour. «Celui qui aime l'humanité n'aime personne», disait le philosophe allemand, Karl Jaspers, «mais bien celui qui aime tel ou tel être humain en particulier.»
[NB: La caricature ci-jointe est extraite de Le Soir 18 juillet 1998: date peu lisible sur le document]
Racisme
L'accusation de racisme nous a frappé dans une publication marginale. Un article d'autant plus significatif que cette réaction est tardive et que son auteur a plus que probablement subi l'influence des polémiques à sens unique contre le Manifeste pour la culture wallonne: «Fallait-il prendre la précaution d'affirmer " sont de Wallonie, toutes les pensées et toutes les croyances respectueuses de l'homme, sans exclusive, sont de Wallonie, tous ceux qui vivent et travaillent dans l'espace wallon "? [derniers mots du manifeste wallon] Tout le monde croyait soeur Ernestine vierge jusqu'au jour où elle se mit à dire partout, sans qu'on ne lui demande, qu'il n'y avait rien entre elle et le jardinier du couvent.» [Tristan Lazarre, La Flaque, février 1984]. Rédacteur de ce texte avec, notamment, Jacques Dubois, je me souviens parfaitement que l'expression «respectueuses de l'homme» avait été ajoutée à «toutes les croyances» (à la suggestion de Julos Beaucarne) pour éviter une ambiguïté (le fascisme est une «croyance»). La très belle phrase «sont de Wallonie tous ceux qui [y] vivent etc.» n'avait retenu mon attention que comme une manière de faire d'une pierre deux coups: contre le racisme et pour la Wallonie. Cela ne nous avait pas frappés parce qu'allant de soi pour des gens de gauche. Mais, on l'a vu plus haut, le texte fut à ce point accusé de «racisme» ou «nationalisme» qu'un lecteur plus tardif comme Tristan Lazarre a pu avoir très logiquement cette réaction: «après avoir avoué leur sentiment exclusif, les auteurs sont obligés d'émettre une dénégation pour rattraper leurs outrances». J'essaye de comprendre la réaction de T. Lazarre mais je ne l'admets pas. Elle fait suite aux violentes accusations gratuites de «rester la tête dans la terre», de « totalitarisme» , de «repli», de «rentrer dans le ventre de sa mère» que nous avons déjà soulignées. Et finalement de nationalisme et de racisme: «nationalisme niaisement arrogant» [P. Vandromme, Les gribouilles..., op. cit., p. 71], «le nationalisme de restriction ne peut enfiévrer que de frileux corniauds» [ibidem, p. 73].
L'accusation de «racisme» est reprise constamment par Anne Morelli. Elle le fit savoir en des circonstances étranges. Terminant sa communication au colloque de l'Université de Mons Citoyenneté européenne et culture, dans laquelle elle mettait en cause tout effort pour définir l'identité européenne, Anne Morelli se lança de manière inattendue dans une brève attaque en règle de ceux qui parlent d'identité wallonne. Ce colloque [Actes publiés dans Cahiers internationaux de symbolisme, n° 80-81-82, 1995], consacré à la culture et à l'Europe laissait dans l'ombre la question du rapport de la Wallonie à l'Europe. Nous en étions à ces réflexions sur cette nouvelle «absence» de la Wallonie quand Anne Morelli s'en prit à ceux qui «rattachent l'identité wallonne à un tronc génétique commun.» Ces mots ont bien été prononcés ce 21 octobre 1994. Et en présence de Philippe Destatte ouvertement visé (pour un livre publié sous ce titre en 1991), donc publiquement convaincu de racisme... Cela fut noté [République, novembre 1994, p. 8]. Plus tard, Anne Morelli le démentit. Le texte de sa communication [Identité: patrimoine et projet, in Cahiers internationaux du symbolisme, n° 80-81-82, pp. 53-60] l'oublie aussi: «Ne vaudrait-il pas mieux cesser de mentir sur le passé commun de l'Europe et admettre qu'une volonté politique partagée de vivre ensemble suffit à légitimer cette construction. La remarque est d'ailleurs valable pour ceux qui cherchent à construire une identité wallonne et qui, plutôt que de falsifier l'histoire pour y trouver des bases communes feraient sans doute mieux de troquer cette identité de passé contre une identité d'avenir voulu commun.» (p. 60, op. cit.). Poursuivant sur sa lancée de 1994, Anne Morelli osait écrire ceci [Introduction à Les grands mythes de l'histoire de Belgique, EVO, Bruxelles, 1996]: «Un récent colloque sur le nationalisme wallon a bien montré que les Wallons se disent [souligné par l'auteure] rarement nationalistes. Mais que prouvent les déclarations de Wallons se défendant d'être nationalistes, sinon qu'ils se disent non nationalistes et qu'ils pensent que dans les circonstances politiques actuelles de la Wallonie, le nationalisme est mal perçu?» [ibidem, p. 13]. Ou encore: «Les symboliques et les significations imaginaires construites par le pouvoir pour " démarquer " la région s'inscrivent au contraire dans une démarche qui veut combler une identité dont elle considère le déficit comme négatif. Il n'est sans doute pas possible d'échapper au fait que la Nation (mais aussi la région et l'Europe) privilégie toujours pour s'identifier, la différence par rapport aux " autres " et privilégie le particulier contre le général, et que les régionalistes wallons ne peuvent sans doute pas plus que d'autres échapper à ce dilemme.» [ibidem].
NB: La caricature ci-dessous est extraite de Le Soir 25 septembre 1989 : date peu lisible sur le document]
Notons cette manière de s'exprimer qui condamne sans appel: même si les «nationalistes» wallons disent qu'ils ne sont pas nationalistes, ils le sont. Pourquoi? Faut-il croire Anne Morelli sur la définition qu'elle donne de ceux qu'elle appelle «nationalistes» et non sur ce que ceux-ci disent d'eux-mêmes? Pourquoi n'ajouterait-on pas plutôt foi aux propositions d'un Destatte proposant une Wallonie appartenant à tous ceux qui l'habitent? N'y a-t-il pas quelque chose d'outrancier à dire que la nation se définit par l'avantage donné au particularisme sur l'universalisme? Il n'a jamais été possible jusqu'ici d'avoir une identité politique autrement que dans le cadre d'un territoire avec sa population et son gouvernement (c'est bien ce qu'est toute nation). Mais la nation, loin de se définir exclusivement par rapport aux " autres ", se définit aussi par rapport aux idéaux démocratiques et universalistes (extension du droit de vote à tous les résidents par exemple, coopération dans une Europe puis un État mondial confédératif). Anne Morelli l'oublie. Elle a elle-même un sens achevé de ce «particularisme» qu'elle dénonce chez les autres puisque dans le livre que nous venons de citer et dont elle a dirigé l'édition - un livre concernant pourtant d'abord la Belgique francophone -, elle fait exclusivement appel à des chercheurs attachés à des universités ou centres de recherches étrangers, flamands ou bruxellois. Ni à l'université de Liège ni à celle de Louvain ni à celle de Namur ni à celle de Mons (parce qu'elles sont wallonnes?), Anne Morelli n'a trouvé de collaborateurs. Sur 23 auteurs. On ne soulignerait pas à ce point la chose si elle ne récidivait: dans Les émigrants belges [EVO, Bruxelles, 1998], on trouve enfin un chercheur rattachable à une institution wallonne, un sur 21 collaborateurs... Nous saluons l'esprit critique d'A. Morelli, très sincèrement, lorsqu'elle signale que les émigrations, notamment wallonnes, ont été souvent mises en valeur pour valoriser la Wallonie alors que certains de ces exodes sont le fait de la pauvreté. Mais nous nous étonnons qu'elle s'attaque au colloque sur les émigrants wallons en Suède tenu par la Fondation Wallonne Humblet de Louvain (février 1997), où c'était surtout la qualité de ces immigrants qui était soulignée. Mettre en valeur les Wallons, comme on s'en aperçoit dans ce petit livre, n'est nullement conformiste et si c'était la seule façon d'être «subsidiable» [ibidem] comme le dit A. Morelli, alors on aurait un discours dominant différent. Notre revue TOUDI n'est pas subsidiée. Mais nous ne voulons pas donner de leçons aux autres sur un terrain pareil, car alors toutes les questions peuvent être posées comme celle de savoir par qui Anne Morelli est subsidiée pour enseigner à l'ULB... C'est absurde.
Que les Wallons aient été écartés à ce point des entreprises éditoriales d'Anne Morelli trouble. Son livre fut l'objet d'un soutien médiatique intense, Le Soir y consacrant d'ailleurs une longue série d'articles au mois d'août 1995. Certes, le livre s'attaquait à la Belgique et ses mythes, mais dans celui-ci comme dans la presse, l'accent est mis, notamment, lourdement, sur une phase brève d'antisémitisme (en 1898) chez Jules Destrée, antisémitisme que le grand leader renia aussitôt2. Mais dont la légende est maintenant devenue tenace. Et qui fit les gros titres du «Soir», celui-ci soulignant que Jules Destrée était à la fois «patriote et antisémite» [Le Soir du 12/8/95], le journal s'abstenant d'insister sur l'antisémitisme récurrent et permanent d'Albert Ier [Le Soir du 7/8/95] que son fils ne reniait pas encore en pleine guerre...3 Au grand titre du journal, soulignant fortement le mot «antisémitisme» («Jules Destrée, patriote et antisémite»), correspond «Albert Ier ou comment le peuple belge s'est auto-mythifié» (où l'antisémitisme royal est tu). Anne Morelli insiste aussi sur le sous-régionalisme des Wallons [Le Soir du 18/8/95]. Le Soir consacra dix longs articles à Anne Morelli, ce qui amena à parler d'un complot antiwallon du «Soir» dont C. Laporte se défend. À juste titre, à notre sens: il n'y a pas complot, mais convergence et cohérence si profondes du discours antiwallon à Bruxelles qu'elles en apparaissent «naturelles». Ainsi dans Anthologie moderne, ouvrage en usage dans les humanités, au moins de 1945 à 1976, qui connut plusieurs éditions, nous n'avons trouvé qu'un seul texte de Destrée, datant de 1906, et qui fait l'éloge sans réserves de la Belgique. Dans la bibliographie et le résumé de la vie de Destrée en cet ouvrage extrêmement répandu, bien plus que les ouvrages de l'Institut Destrée («subsidiables» comme le dit A. Morelli mais peu subsidiés), il n'est question ni de La Lettre au Roi, ni du rôle politique de Destrée.
M. Martiniello, lors du colloque organisé par Anne Morelli sur le racisme et les problèmes communautaires, en mars 98, émit des réserves dans le même journal à l'égard de ce rapprochement. N'empêche que la thèse d'une Flandre et Wallonie racistes, surtout chez leurs militants autonomistes, fut largement diffusée. Le titre du colloque d'Anne Morelli, Le racisme: élément du conflit Flamands/Francophones? [Le Soir du 9/3/98] est très suggestif. Lors de ce colloque Cl. Demelenne s'évertua à renforcer deux discours opposés, l'un de suspicion (le «nationalisme» wallon), l'autre de négation (mais ce nationalisme wallon n'a pas de succès car les Wallons se sentent d'abord de leurs sous-régions). A. Morelli parle de «fronts ethniques», de «tribalisme de la haine». Son intervention à la RTBF est tout de même tempérée par Chris Deschouwer [RTBF 13/3/98], mais elle s'entête malgré tout à parler de «racisme culturel».
Certes, au début des années 90 et, bien entendu, en 1983 par ses déclarations comme ministre de la culture, Philippe Moureaux avait déjà jeté la suspicion sur la Wallonie. Il allait abandonner toute prudence. Lisons ce passage de l'interview donnée à Claude Demelenne et Bénédicte Vaes dans Le cas Happart. La Tentation nationaliste, (Luc Pire, Bruxelles, 1995):
«Question - Peut-on comparer les nationalismes flamand et wallon? / Philippe Moureaux - Leurs racines historiques sont très différentes. Le nationalisme flamand a des racines beaucoup plus anciennes (...) Les fondements du nationalisme flamand sont essentiellement culturels (...) / Question - Quand le mouvement wallon apparaît-il? / Philippe Moureaux - Il est beaucoup plus récent. De plus, il n'a jamais été très culturel. Certes, il y a le cas de Jules Destrée... /Question - Ce cas n'est-il pas, à certains égards, assez inquiétant? /Philippe Moureaux - Il y a plusieurs Destrée. D'un côté, il a fait d'excellentes choses, il a été un très bon ministre. Mais il était aussi antisémite. Dans sa " Lettre au roi ", sa description des ethnies en Belgique est également assez inquiétante. Il traite les Bruxellois comme des gens sans intérêt. /Question - Pourquoi? /Philippe Moureaux - Parce qu'ils ne sont pas de pure race. Ce sont des bâtards.» [In Le cas Happart, La tentation nationaliste, p. 198].
Cette réponse de Philippe Moureaux est déjà excessive («Parce qu'ils ne sont pas de pure race.»), et injuste vis-à-vis de Destrée qui accusait seulement les Bruxellois, à l'époque, de middelmatisme, ce qui est plutôt un métissage non pas culturel, encore moins racial, mais une équivoque dont nous souffrons encore car, nos amis bruxellois le reconnaissent, leur discours sur la Belgique et sur la Communauté française est aujourd'hui associé au couplet sur la «solidarité» face aux Flamands, ce qui n'empêche nullement que l'on parle aussi de Bruxelles comme d'un modèle pour le pays tout entier. On se souvient de la déclaration de Madame Nagy le 4 septembre 1997 dans Le Soir : «La Belgique sera bruxelloise ou ne sera pas!». La suite de l'interview de Philippe Moureaux, après la question de savoir si les «wallingants» n'occultent pas l'antisémitisme de Destrée vaut son pesant d'or. Et de haine - comment le dire autrement? Dans un support (un livre) qui n'a pas l'évanescence de la presse écrite ou parlée, à la question de savoir si les «wallingants» n'occultent pas l'antisémitisme (prétendu, rappelons-le) de Destrée, voici ce que Philippe Moureaux déclare textuellement : «Si, et leur attitude est troublante. Jules Destrée est leur modèle. Il existe un Institut Jules Destrée. Il n'y a pas un seul discours wallingant qui ne fasse référence à lui. Mais jamais les wallingants ne parlent de son discours ethnique. La plupart des militants wallons sont de bonne foi. Ils ne connaissent pas l'existence de ce discours. Ce n'est évidemment pas le cas de quelqu'un comme Jean-Maurice Dehousse et d'autres leaders wallons. Je me pose la question: cette attitude méprisante de Destrée pour les Bruxellois les dérange-t-il?» On aura retenu l'insinuation - insultante. Philippe Moureaux ne peut défendre la Communauté française qu'à l'opposé «du retour, très à la mode aujourd'hui, au terroir, au dialecte, aux petites collectivités repliées sur elles-mêmes (...) Dans le rejet de la Communauté, perce la négation de l'importance du culturel dans la collectivité. Si on nie le culturel comme élément fondamental de cette collectivité, que reste-t-il? La race. Je ne pense pas que les wallingants vont jusqu'à parler d'une race wallonne... Reste alors l'appartenance à la terre (...) Le culturel, par définition, est beaucoup plus ouvert. Plus intellectuel aussi. Le rejet de la Communauté, c'est aussi le rejet de l'intellectuel (...) Les Wallons sont très majoritaires à l'Assemblée et au Gouvernement de la Communauté (...) Mais les wallingants persistent à dire que les Bruxellois, même très minoritaires, sont à ce point machiavéliques qu'ils réussissent néanmoins à tout dominer. Ce sont des fantasmes. Cela relève de la psychiatrie collective!» [ibidem, p. 198]. Il est curieux de voir à quoi ressemble ce discours: à celui de La Libre Belgique à propos du fédéralisme en 1969 ou 1970, notamment le 14 octobre 1969: «le fédéralisme économique est une folie» ou cette citation plus longue parlant du groupe des 28 (d'où sortit la Constitution révisée de 1970): «L'assemblée communautaire réunit des hommes politiques ou des psychiatres. Si ce sont des psychiatres, il faudra au préalable répondre à cette question: qui est malade, qui est fou? Pour nous, la Belgique n'est pas malade, les Belges ne sont pas fous. Mais peut-être certains psychiatres qui s'agitent à l'assemblée devraient-ils se soumettre à un examen.» [La Libre Belgique du 14/10/69]. En septembre 1989 [Le Soir du 25/9/89] comme en juillet 1998 [Le Soir du 17/7/98], à neuf ans de distance, Royer caricature les ministres Van Cauwenberghe ou Collignon en aliénés mentaux, pour les mêmes déclarations visant à augmenter l'autonomie wallonne au détriment de la Belgique francophone: une obsession.
Pour ne pas être en reste, dans ce texte, haineux jusqu'à l'écoeurement, Philippe Moureaux, qui martèle «wallingants», croit bon d'ajouter que cette opposition des Wallons majoritaires (au sein du parlement de la Communauté française) aux Bruxellois (minoritaires dans ce parlement) fait penser à autre chose: «Jadis, d'aucuns prétendaient pareillement que les Juifs dominaient tout...» [ibidem]. Philippe Moureaux, au moment de la guerre de Yougoslavie, prétendit que certains Wallons désiraient une «Wallonie ethniquement pure». Cette logique ne s'est guère modifiée depuis 1983. Tirons l'échelle.
Tirons l'échelle, mais notons qu'il est difficile de se sortir de ces imputations, insinuations et calomnies comme l'a montré le colloque organisé par deux revues bruxelloises (La Revue Nouvelle et Les Cahiers Marxistes) et TOUDI, le 9 mai 1998 à Mons La Communauté française et après? L'un des participants à ce colloque wallo-bruxellois considéra les Wallons comme «complexés» (vis-à-vis de Bruxelles) et «nationalistes», et ces termes furent repris à son compte par un journaliste [Le Soir du 12/5/98]! Nous parlions de la logique de Ph. Moureaux, mais, avec les dessins de Royer, les comparaisons de «La Libre» en 1970, les affirmations de Godts, les réactions du «Soir», on est dans une cohérence vicieuse: un long dialogue wallo-bruxellois ouvert, constructif ne l'ébranle pas!
Claude Demelenne eut même «carte blanche» pendant quelques années pour prendre à parti José Happart: «Communautaire: mais oui, les Flamands sont divisés» [La Libre Belgique du 3/2/93]; «Lettre à Guy Spitaels» [Le Vif, 12/2/93], «Le cas Happart» [Le Soir, 2/12/93], «Le chemin de croix des socialistes» [Le Vif, 14/1/94], «L'alibi des happartistes» [La Libre Belgique 9/2/94] etc. C'est par dizaines que parurent ces tribunes de Claude Demelenne, presque toujours consacrées à attaquer Happart. Même si nous avons des réticences vis-à-vis de ce député européen, partisan d'une Europe des Régions mal définie, les attaques visaient l'homme jouissant d'une confiance profonde en Wallonie, libre par rapport aux appareils à cause de cela, et libre par conséquent de mettre en cause la domination belge francophone. Nous croyons à la social-démocratie de Claude Demelenne, mais qui lui ouvrit si souvent les portes de toutes les tribunes (on aurait pu ajouter L'Écho de la Bourse et La Lanterne)? Le chapitre précédent a d'ailleurs été consacré exclusivement au cas particulier de Happart.
Dérive idenditaire 4
Le 12 janvier 1998, dans le cadre de L'Écran-témoin, la RTBF consacrait une émission à la Yougoslavie. Lors d'une réunion à Namur, le samedi 10 janvier avec La Revue Nouvelle et Les Cahiers Marxistes, quelqu'un paria que le parallèle entre les affrontements ethniques de cet ex-pays et le nôtre serait évidemment souligné. Il ajouta qu'il n'y aurait pas de représentants wallons sur le plateau. Un de nos amis bruxellois (Michel Godard) tenta de le consoler en faisant remarquer que Guido Fonteyn, correspondant de De Standaard en Wallonie, serait là pour défendre le point de vue wallon. Cette conversation n'a rien d'anecdotique. Le système médiatique belgo-francophone fonctionne de manière si peu inattendue sur certains thèmes qu'on peut prévoir ce qui va se passer. Ce n'est pas G. Fonteyn que l'on vit à la RTBF, mais Marc Platel ancien rédacteur en chef de Het belang van Limburg, actuel conseiller de la Volksunie. Il fut le seul à évoquer la Wallonie dans un débat se transformant en instrument de disqualification de celle-ci (ses tendances autonomistes étant rapprochées de celles dans l'ex-Yougoslavie), et l'identité wallonne, de manière positive. Quant au parallèle Yougoslavie/Belgique, ce sont les deux jeunes femmes de l'ancien pays qui en démentirent la pertinence... Aucun Wallon n'était là, comme prévu.
Il est très difficile pour les autonomistes wallons d'éviter que ce reproche d'ethnisme ne soit pas formulé. Sur la question du mot «race» utilisé avant la guerre de 1914, notamment par Jules Destrée, Micheline Libon [Cahiers de l'histoire du temps perdu, IJD, Charleroi, 1998], rappelle que, dès le Congrès wallon de 1905, Auguste Doutrepont avait mis les points sur les i: par race, selon lui, il s'agissait d'entendre «tout groupement humain qui, sans avoir conservé la pureté du sang, en dépit des croisements, s'est acquis à la longue une même manière de sentir, de penser et de vouloir, en un mot une âme commune» et il soulignait que l'unité ne pouvait venir de caractéristiques physiques mais seulement de «l'uniformité de mentalité». Évidences à nos yeux, mais qui, il y a près d'un siècle devaient encore être soulignées, surtout dans un groupe se réclamant d'une appartenance. Les croisements dont parle Doutrepont sont bien des métissages même s'ils ne sont pas culturels.Cette communication fort intéressante, notamment sur Auguste Doutrepont, et qui devait figurer dans le n° Nationalisme des Cahiers du temps présent du CGES puisque ayant fait l'objet d'une communication à un colloque organisé par le même CGES , fut éliminée du sommaire et remplacée par le compte rendu entièrement négatif du livre de Philippe Destatte par C. Kesteloot qui n'avait pas participé à ce colloque (et qui n'est pas responsable de cette exclusion). Veut-on écarter le plus de
Wallons de ce qui se publie en matière de question nationale en Belgique? Il y a la manière étrange dont Anne Morelli constitue les listes de ses collaborateurs à ce sujet. Nous en reparlerons avec Marco Martiniello et son ouvrage Où va la Belgique? [L'Harmattan, Paris, 1998].
Le 5 septembre 1997 aux Jardins de Wallonie, se préoccupant d' Identités, nationalités, citoyennetés (selon le titre officiel du colloque), l'un des premiers intervenants, Matéo Alaluf, remarquait non sans pertinence, parfois, nous le reconnaissons bien volontiers: «L'identité, c'est en fait une notion dont je me méfie assez bien (...) Et cela pour trois raisons. La première, c'est que la notion d'identité, c'est une notion statique. Tout ce qui change menace l'identité. Toutes les transformations... L'identité dans le changement social, (...) ne peut que diminuer, que s'amoindrir et, de ce point de vue là, c'est une notion qui est assez conservatrice. C'est un peu l'idée du paradis perdu. Avant, c'était bien. Maintenant, c'est pas bien puisque l'identité antérieure n'a pu que diminuer avec le temps (...) Une autre notion de l'identité (...), c'est que l'identité n'est pas de savoir qui nous sommes mais c'est pour dire que les autres, c'est pas nous et donc, là aussi, c'est un aspect qui pour moi fait problème. Le troisième aspect, c'est (...) l'idée de nation, de nationalisme qui peut accompagner cette identité qui l'accompagne immédiatement et je dois dire que ces trois éléments, ce sont des choses que, moi, je n'aime pas beaucoup.» [enregistrement RTBF, le 5 septembre à Floreffe. Juste après, M. Alaluf évoque la nation au sens républicain, mais c'est l'impression première qui reste (l'identité qu'il n'aime pas): «la nation, c'est une communauté imaginée, elle provient du besoin de vider un comble affectif laissé par la disparition, la désintégration ou encore l'indisponibilité de communautés humaines ou de réseaux réels (...) Quand les références à la classe s'affaiblissent (...), quand un certain nombre de solidarités ou de réseaux sociaux réels disparaissent, effectivement la communauté imaginée reprend le dessus et à partir de là, on peut comprendre la résurgence de pas mal de nationalismes.» On souscrirait des deux mains à ce discours s'il n'y avait le contexte. Pas seulement celui d'un colloque parlant d'identité wallonne (et l'identité ouverte que M. Alaluf accepte). Mais aussi parce que les attaques théoriques contre la notion d'identité dans les sciences humaines en Belgique francophone sont fréquentes et visent souvent une Wallonie pourtant très droite sur cette notion (le Parlement wallon unanime a voté une motion en faveur du droit de vote de tous les étrangers résidents). Au colloque La Communauté française et après? organisé conjointement par TOUDI, Les Cahiers Marxistes et La Revue Nouvelle, Inge Degn, professeure danoise de l'université d'Aalborg mit même en garde, à l'inverse de M. Alaluf, sur la trop grande méfiance à l'égard de cette notion qu'elle attribuait à l'excessive influence de la France sur pareil sujet.
Il est vrai que l'on peut justement reprocher aux Français, voire à la Belgique francophone ou à la Communauté française, à certains milieux bruxellois, de critiquer l'identité à partir de lieux dont l'identité n'est ni à construire ni à réfléchir, dont l'identité apparaît comme allant de soi, «naturelle». Anne Morelli condamne toute construction de l'identité sauf celle relative à la langue [elle fustige les «différences autres que linguistiques entre le Nord et le Sud» in Les grands mythes de l'histoire de Belgique, EVO, Bruxelles, p.12]. Or l'identité fondée sur la langue n'est ni plus ni moins exemptée de dérives qu'une autre. On pourrait dès lors se demander si, sous couvert de mettre en cause les discours identitaires, certains ne veulent tout simplement pas défendre le statu quo francophone en Belgique et empêcher la Wallonie d'avoir son mot à dire en matière culturelle. La meilleure preuve de cela, c'est le magazine Résistances de Manuel Abramowicz, journal de tous les démocrates contre les fascistes et racistes, qui donne la parole à des gens comme Bert Anciaux ou relève nombre d'épisodes de militants wallons morts dans la Résistance. Il n' y est pas question de s'en prendre à la Wallonie démocratique (ni à la Flandre d'ailleurs et c'est bien ainsi). Si Résistances, journal antifasciste et antiraciste par définition, ne suspecte pas, lui, les «Wallingants», c'est que, ailleurs, on le fait indûment. C'est par rhétorique, par emphase qu'on le fait, mais à tort, car ces mots mensongers sont vraiment des «injures» au sens de l'anglais «to injure». Ces mots blessent et affaiblissent, finalement, tout le monde .
Ethnicisme
Dans Capitalisme triomphant et criminalisation généralisée (Contradictions, L'Harmattan, Paris 1998), Claude Herne signale comme révélateur d'une dérive néolibérale, les «régressions ethniques» que sont les autonomies croissantes de la Flandre et de la Wallonie. Ce mot a-t-il été jeté par hasard dans le débat et cela, d'autant plus regrettablement par une personne qui est au fait des traditions de la gauche wallonne? On voudrait le croire. Dans son brillant ouvrage L'ethnicité dans les sciences sociales contemporaines [Que sais-je?, Paris, 1996], Marco Martiniello nous ouvre à une pensée anglo-saxonne de l'identité qui a ses mérites, encore qu'elle sacrifie trop à une pensée analogue au structuralisme, pointant avant tout les structures des identités nationales, mais non leur sens et, à notre avis, au détriment de la démocratie ainsi que de la tolérance citoyenne à l'intérieur d'une même nation. L'interprétation en termes purement ethniques de la régionalisation belge aboutit ainsi à des contresens. Dire, par exemple, que l'approche de Nagel «permet de comprendre la dynamique ethnique en cours dans certains pays occidentaux comme la Suisse et la Belgique...» [Ibidem, p.63], c'est faire bon marché de tous les autres déterminants de la fédéralisation du pays tels que, par exemple, André Renard [À propos d'une synthèse applicable à deux Peuples et à trois Communautés, in Synthèses, novembre 1961], le très ancien ouvrage La Décision politique en Belgique [CRISP, Bruxelles, 1965], puis Michel Quévit (déjà cité), Giovanni Carpinelli5 (dont la brève intervention au colloque La Communauté française et après? (9/5/98) fut très remarquée), Bernard Francq6, Denise Van Dam7 (etc.) les ont analysés. Curieusement d'ailleurs, si l'on se rappelle la critique de M. Alaluf, tous les auteurs que nous venons de citer ont parlé, avant tout, de classes sociales, de démocratie et de syndicalisme, le thème de l'identité (proche de celui d'ethnicité), étant relégué à l'arrière-plan de leurs réflexions ou ne venant nullement occulter celui des classes sociales. Et ce sont évidemment ces réflexions-là, surtout, qui animent le mouvement wallon.
Or l'insistance sur les aspects syndicaux ou de classe de la question wallonne, par-delà la question linguistique, est souvent justement ce qui motive d'autres négateurs de l'identité wallonne (plus «à droite»). Redisons encore qu'il est vraiment difficile de trancher à cet égard et renvoyons à l'ouvrage d'un B. Francq pour ce qui concerne les liaisons entre mouvement ouvrier et renardisme. Selon B. Francq, le renardisme s'est finalement épuisé et réduit au combat wallon. Mais, à notre avis, il a aussi laissé des traces profondes dans la mémoire collective. À un tel point qu'on peut penser que le rejet de l'idée wallonne, encore aujourd'hui, s'explique par ses sources ouvrières (dont rien n'interdit de repartir)...
Marco Martiniello écrit, renforçant la mythologie des cercles dominant la Belgique francophone: «Las de constituer le champ de bataille des Flamands et des Wallons, de plus en plus de Bruxellois, francophones et néerlandophones, s'efforcent d'imposer et de construire une spécificité identitaire reposant sur la reconnaissance d'un multiculturalisme et d'un multilinguisme indéniables de la capitale.» [Marco Martiniello, L'indispensable renouveau du pluralisme à la belge, in Belgique, disparition d'une nation européenne, Luc Pire, Bruxelles, 1997]. Ce ne sont pas prioritairement ceux que Martiniello appellent les «Wallons» qui auraient fait de Bruxelles le «champ clos» des affrontements entre Francophones et Néerlandophones. Les habitants de Bruxelles réagissant aux prétentions flamandes (d'ailleurs parfois légitimes) s'en chargent eux-mêmes depuis un siècle. Il n'y a donc pas «champ clos», mais champ spécifique d'affrontements entre des personnes usant de langues différentes dans la capitale. Que ce soit au moment de l'exacerbation des tensions linguistiques (à partir de 1961 et sur ce sujet la lecture de La décision politique en Belgique8 est nécessaire), ou dès que le FDF obtint une audience suffisante (1968) et ensuite quand le PRL bruxellois vint à la rescousse de ces thèses après l'affaiblissement du FDF en 1981, et 1985, ce sont toujours des Bruxellois qui tendent aussi à vouloir maintenir le caractère francophone de Bruxelles ou à en étendre le caractère bilingue, ce qui signifierait la disparition, de fait, du néerlandais. Il faut rétablir la vérité à cet égard, une vérité que malmène pareillement le manifeste Pour en finir avec la bêtise nationaliste, parlant «de nationalistes du Nord et du Sud» [Le Soir du 6/3/98], alors que - on le leur reproche justement - les Wallons (les gens du « Sud») sont plutôt indifférents aux querelles du «Centre». Le conflit Belgique francophone/Belgique néerlandophone concerne au fond assez peu les Wallons, la Belgique francophone bourgeoise traitant aussi mal les Wallons aujourd'hui qu'elle n'a traité les Flamands hier.
M. Martiniello prétend aussi que les travailleurs immigrés n'ont pu s'assimiler à une identité belge forte (ce que les faits démentent, assurément, si l'on prend en compte l'identité flamande, l'identité wallonne et même l'identité bruxelloise), et affirme «que les immigrés et leurs descendants sont restés tout à fait [nous soulignons] étrangers à la politique actuelle du séparatisme et de la fragmentation en Belgique.» [L'indispensable renouveau du pluralisme à la belge, p.212] C'est faux. Fatalement, le vice Premier Ministre Di Rupo, même s'il n'est pas un militant wallon aussi déterminé que J.M. Dehousse, par exemple, n'est pas étranger au projet politique wallon. On pourrait citer d'autres personnes en ce cas: les immigrés flamands, les frères Van Belle (dont l'un défendra au Congrès wallon de 1945 l'idée d'indépendance de la Wallonie), Gaston Onkelinx (ancien député de Liège dont tout le monde a en mémoire ses discours «pour le peuple wallon» prononcé avec l'accent flamand), Denise van Dam, membre du comité de rédaction de TOUDI, des descendants de Flamands comme André Cools, Alain Vanderbiest, les Italiens connus ou moins connus comme Élio di Rupo déjà cité, Pino Carlino, secrétaire de la CSC wallonne, Mauro Soldani, réalisateur liégeois, l'un des plus vibrants défenseurs d'un cinéma wallon, Jean-Claude Piccin, Premier échevin de Rebecq, lui aussi du comité de cette TOUDI (le Centre d' Études Wallonnes qui l'édite compte d'ailleurs en ses rangs, avec le Coq Hardy de Quenast, de nombreux Italiens), Vincent Trovato, une des anciennes chevilles ouvrières de Solidarité des Alternatives Wallonnes, une asbl de soutien à l'économie sociale, Giovanni Carpinelli devenu professeur à Turin, mais qui écrivit des articles importants sur l'identité wallonne (in Contradictions, 1980), Freddy Ingenito, signataire du Manifeste pour la culture wallonne et permanent des Équipes populaires. Maurice Abitbol (syndicaliste FGTB de Namur, Wallon d'origine juive de même que Jacques Aghion (professeur à l'Université de Liège, Français d'origine juive) ont signé le manifeste wallon. Sans même évoquer les origines gitanes d'un Henri Mordant, genevoises d'un Jean Rey, bulgares d'Yvan Ylieff rattachiste, on pourrait citer un Éric Basso, rattachiste convaincu et déclaré, Attilio Basso signataire de l'appel en faveur de Namur comme capitale de la Wallonie9, Basile Risopoulos etc. Un seul nom aurait déjà suffi à démentir l'affirmation de M. Martiniello. Nous pourrions en ajouter beaucoup d'autres avec cette remarque: les personnes jouant un rôle évident dans ce que nous n'appellerions pas la séparation du pays, mais la vie de la Flandre et de la Wallonie, sont évidemment peu nombreuses (nous voulons dire: celles qui ont une évidente notoriété). Et les personnes d'origine italienne par exemple le sont encore moins puisque, malgré le grand nombre d'Italiens vivant en Wallonie (ou Wallons d'origine italienne), ceux-ci sont forcément minoritaires et ne sont là que depuis deux générations rarement plus. En outre, leur origine sociale modeste ne les prédispose pas à la notoriété. Or, nous avons cité pas mal de gens en vue. On y ajoutera Anne Morelli, car son engagement unitariste la fait participer pleinement à la problématique de la question nationale comme tous ceux qui sont issus de l'immigration, leurs positions étant contradictoires comme chez les gens arrivés ici depuis plus longtemps.
Toute cette littérature ethniciste glisse sur une pente dangereuse non plus seulement pour l'identité wallonne, mais pour les idéaux mêmes que Marco Martiniello veut défendre. Quand celui-ci écrit: «il serait étonnant que les populations d'origine immigrée prennent fait et cause, soit pour le projet wallon, soit pour le projet flamand» [Ibidem, p.212], il ne voit pas qu'il tient le même discours (inversé et sans mauvaise intention!) qu'un xénophobe refusant de voir les personnes d'origines étrangères traitées sur le même pied que les citoyens autochtones et participant... d'un même projet politique. Le Pen prononcerait bien cette phrase même si M. Martiniello est totalement étranger à cet homme odieux. Taguieff émet des doutes semblables aux nôtres. Pour lui la Nation républicaine garantit la diversité10.
Marco Martiniello nous semble aller encore plus loin dans Où va la Belgique? (op.cit.). Il prend, comme exemple de ce qu'il appelle «la diversification de la diversité» en Belgique, la question du lien qui pourrait unir un «patron flamand», un «sans-abri bruxellois», un «jeune cadre wallon d'origine turque» et un «eurocrate» fixé à Bruxelles. N'est-ce pas acharnement à «diversifier» pour le plaisir? Cette diversité est-elle spécialement belge? Il définit le multiculturalisme comme suit: «combiner le principe d'unité politique - non pas en termes d'institutions, mais en termes de projet et de règles fondamentales de fonctionnement politique - et le principe de respect mutuel de la diversité culturelle et identitaire spécifique au pays.» [Où va la Belgique?, p.121] Nous avouons ne pas bien comprendre cette définition.
M. Martiniello aurait pu évoquer le sexe, l'âge (qu'il devient «incorrect» de demander quand on offre un emploi aux USA, paraît-il). Mais beaucoup l'ont précédé dans ce travail de diversification. Ainsi, Pierre Ruelle multipliant les sortes de dialectes borains pour mieux souligner l'unité française de la Wallonie [Pierre Ruelle in Wallonie française, article déjà cité]. Au fond, tout est divisible à l'infini en théorie, mais toute division ne renvoie pas nécessairement à des choses importantes dans la problématique qui est la nôtre ici.
Dans la conclusion du livre qu'il signe avec Marc Swyngedouw (mais une note signale un «en français dans le texte», ce qui est étrange pour un livre destiné à un public français et rédigé en partie par un francophone), notre auteur pense que «jusqu'à présent» c'est la classe politique «seule» qui pouvait décider de l'unité ou de la séparation du pays «sans tenir compte des sentiments populaires» [ibidem, p.261], mais qu'à présent «ceux-ci ne sont pas en faveur de la disparition du pays et se satisfont du fédéralisme au stade où il est parvenu.» Or le fédéralisme a été présenté pendant des décennies (et même l'a encore été récemment avec Yvon Toussaint dans l'hebdomadaire Marianne cité dans l'Introduction de notre travail) comme équivalant justement cette séparation, fédéralisme présenté également comme rejeté par «le pays» ... de sorte que le «jusqu'à présent» de M.Swyngedouw et M.Martiniello, opposé à un «aujourd'hui», n'a aucune pertinence historique. À la limite, cela fait penser au discours sur le bon vieux temps. Ce thème est d'ailleurs fort présent lorsqu'il est question des problèmes dits «communautaires»: on entend souvent dire que «avant», cela «allait mieux». Mais quel «avant»? 1912, 1936, la Résistance, la Collaboration, le maintien des prisonniers wallons en Allemagne, les grèves de l'été 50 et de l'hiver 60, les Fourons, la scission de l'université de Louvain, les problèmes de la sidérurgie? Non, évidemment! Alors plus loin en arrière? Mais on en arrive alors à l'époque du suffrage censitaire et, effectivement, à une classe sociale unifiée qui dominait la Belgique parlant unanimement le français, quelle que soit son origine. S'il y a un «avant» belge heureux, c'est celui de la bourgeoisie: il ne le fut pas pour tout le monde. Très compétent quand il doit parler de l'ethnicité et des théories anglo-saxonnes sur ce point, Marco Martiniello nous semble avoir voulu appliquer brutalement cette grille d'analyse sur la société belge en ignorant des pans entiers de son histoire, en méconnaissant gravement ses complexités économiques, sociales, politiques ou, alors, en faisant confiance aux idées reçues.
Son ouvrage met d'ailleurs l'accent sur les seuls problèmes linguistiques, critère considéré par les spécialistes comme rendant inintelligible la question wallonne11. Si M. Ruys, L.Wils, Witte et Craeybeckx sont cités dans la bibliographie (des points de vue flamands, légitimement, parfois de manière pointue) avec A. Morelli (et son sens inégalé de la nuance) et X. Mabille (seul auteur ouvert aux thèses autonomistes), des études (divergentes par rapport à l'ouvrage) aussi fondamentales que celles de Philippe Destatte, Michel Quévit, Hervé Hasquin, Francis Bismans12 ou Guido Fonteyn13 sont ignorées. Sur les 24 auteurs, onze sont flamands, trois travaillent à l'étranger, trois à Bruxelles, sept en Wallonie, et sont soit unitaristes, soit opposés à l'identité wallonne, à l'exception de Denise Van Dam, Flamande, mais travaillant à Namur, la seule qui évoque un phénomène aussi capital que l'industrialisation et le déclin de la Wallonie. Bien que les auteurs s'en défendent, leur choix idéologique est fixé dès les premières pages: «Plutôt que de donner la parole à des nationalistes, nous avons décidé de tendre la plume à des auteurs capables de réfléchir de façon critique sur le nationalisme flamand et sur le nationalisme wallon.» [ibidem, p.11]. Quelqu'un d'engagé ne pourrait-il réagir de manière critique? Quels sont les critères permettant de distinguer un «nationaliste»? Pour ce qui est de la Wallonie, un «non-nationaliste» nous semble pouvoir être quelqu'un qui nie l'identité wallonne ou ne s'en soucie pas. Ou considère le PS wallon et le SP flamand comme «nationalistes» (c'est ce que fait Jean Baufays dans le livre)... Le choix de Denise Van Dam a été inspiré par cette manière de procéder: collaboratrice de TOUDI «mais» Flamande, notre amie a dû rassurer M. Martiniello. À tort d'ailleurs, de son point de vue à lui (puisque Denise Van Dam sympathise avec le mouvement wallon). Et puis, quelle amertume de voir que ce livre, destiné à faire comprendre la Belgique à un public français prédisposé à l'imaginer ubuesque, va sans doute renforcer encore ce sentiment, avec ces étranges «diversifications de la diversité»... Ce public français peut aussi n'y rien comprendre, tellement tout est fait pour le dérouter avec cette notion d'ethnicité mal acceptée dans ce pays.
Voici donc cinq ouvrages collectifs récemment parus sur la Belgique, la question nationale en Belgique en général: (I) Les grands mythes... (dir. A. Morelli, 1995), (II) La Belgique et ses nations dans la nouvelle Europe (Espaces de Liberté, ULB, Bruxelles, 1997), (III) Les émigrants belges (dir. A. Morelli, 1998), (IV) Où va la Belgique? (1998), (V). Nationalisme [in Cahiers/Bijdragen, du CGES, 1998].
En cinq ouvrages collectifs sur la Wallonie, nous relevons plus de 110 auteurs dont à peine 10 Wallons qui, tous ou presque (sauf A. Collignon et l'un ou l'autre homme politique) nient, suspectent ou minimisent l'identité wallonne, l'ignorent ou traitent d'autre chose (X. Mabille ou Denise Van Dam ont une autre attitude). On a même fait disparaître de Nationalisme [op. cit.] la contribution de Michèle Libon qui, elle, envisageait de manière plus favorable le mouvement wallon... et on l'a remplacée par un compte rendu - négatif de bout en bout - de la première publication tentant une synthèse de l'histoire du mouvement wallon (L'identité wallonne, op. cit. de Ph. Destatte). Tous ces ouvrages sont rédigés en français pour un public wallon ou francophone (sauf Nationalisme rédigé dans les deux langues et en anglais et destiné tant à un public wallon que flamand ou international). Certaines contributions révèlent de très graves lacunes dans l'information de ceux qui, parfois, les rédigent sur la base de simples idées reçues, surtout en matière d'histoire... Pour Anne Morelli, en histoire, les crédits viennent de l'Europe, des Communautés et Régions: du côté du pouvoir (des Régions etc.), l'historien aurait « le bénéfice de l'objectivité», mais aurait le désavantage d'être considéré comme «politiquement engagé» quand il va à contre-courant [La Cité du 20/7/95]... De quel «contre-courant», Anne Morelli parle-t-elle? N'est-elle pas bien au contraire en plein coeur du courant écrasamment majoritaire des médias francophones qui lui valurent tant de succès?
L'ouvrage Belgique, disparition d'une nation européenne [op. cit.], est l'un des rares à vraiment vouloir présenter les choses de manière équilibrée. Même si le titre révèle un point de vue qui n'est pas le nôtre, on a cherché, là, vraiment, à faire oeuvre de pluralisme donnant la parole à tous les points de vue, y compris ceux dits «nationalistes» par un M. Martiniello. Dans ce livre, Claude Semal, qui pense que l'identité wallonne serait le refus de la bâtardise bruxelloise [voir son article Pour en finir avec la Belgique] ferait un bon «non-nationaliste». Il cite à cet égard «un Wallon» (s'étant exprimé au colloque du 1/12/96 à Bruxelles qui a donné lieu à ce livre) et qui serait, selon lui, partisan d'une identité «chimiquement pure». Nous savons qu'il n'en est rien puisqu'il s'agit de notre collaborateur François André, présent comme nous à ce colloque. Claude Demelenne prend le relais de cette argumentation, proche de celle de M. Martiniello: les Bruxellois «vivent quotidiennement aux côtés de la minorité flamande de la capitale. Beaucoup célèbrent les vertus d'un multiculturalisme heurtant de front les chantres de l'identité et de la culture wallonne. Ni vraiment wallons, ni vraiment flamands, les Bruxellois s'affirment " les derniers des Belges ". Ce sentiment d'appartenance à une Belgique pluriculturelle est, en soi, sacrilège pour les wallingants.» [Un nationalisme wallon d'opérette in Belgique disparition...]. Ni Cl. Semal ni Cl. Demelenne ne veulent voir que ce n'est pas le métissage en tant que tel que les Wallons refusent (ce qui serait absurde, la Wallonie étant plus métissée que Bruxelles), mais ce métissage franco-flamand qui, à l'évidence, ne relève pas de la cohabitation de Bruxellois néerlandophones et francophones, mais de la mythologie de l' « âme belge» à la Edmond Picard, antisémite fidèle à ses idées toute la vie. Si Pirenne, libéral humaniste profondément intelligent et ouvert, refusait ce concept qu'il n'a jamais utilisé, il n'en faisait pas moins valoir le caractère très flamand d'un pays comme la Belgique dont il estimait que la langue devait être le français, langue de toute la bourgeoisie à l'époque.
Il n'est jamais simple de voir celui qui, ayant nié le premier, serait à la source de l'intolérance. Mais, à notre avis, la première source d'intolérance en Belgique n'est ni le sentiment national flamand ni le sentiment national wallon (pour parler à nouveau comme Pirenne), mais la volonté étatique belge (et bourgeoise) de les réprimer et supprimer. C'est d'autant plus à souligner que le «manifeste francophone» Choisir l'avenir, déjà cité, use et abuse du vocabulaire ethnique (ou, ce qui revient au même, des idées de Gellner14), au seul détriment des Flamands en apparence. Mais il utilise Gellner au nom également de l'ancienne idée de Belgique (dont il affirme que les Wallons ne se sont pas dépris), laissant s'insinuer ainsi qu'une revendication nationale analogue à la Flandre serait aussi condamnable du côté wallon. Bien sûr, les auteurs de Choisir l'avenir nient qu'il y ait une revendication wallonne d'indépendance ou de forte autonomie. Mais peuvent-ils vraiment ignorer que cette revendication a été portée et l'est toujours par une part importante de l'opinion? Soit, ils l'ignorent au sens du dédain typique du monde bruxellois, soit ils la condamnent ainsi, par le biais.
Recevant le Prix Bologne en juillet 1998 pour le film La Promesse, par les raisons officiellement explicitées ainsi par l'Institut Destrée «Ce film illustre bien la nécessité pour la population wallonne de reprendre conscience de ses responsabilités morales et politiques vis-à-vis des émigrés» [Le Matin, 4/7/98], J.P. Dardenne se croit obligé de déclarer à la réception du prix: «Sentimentalement, je me sens wallon, mais je ne l'affirmerai jamais politiquement. Je refuse de mettre une identité en avant.» [Le Soir 4/7/98] ou encore «Je refuse de mettre cela en avant car les retours des nationalismes me font très peur.» [Le Matin du 4/7/98] Vraiment, la Wallonie est « suspecte»! Dirait-on cela pour le «meilleur film belge de l'année» par exemple ou tel événement sportif? Non. Mais un prix accordé - par des Wallons - à un film parce qu'il combat la xénophobie, est suspect! Quand des discussions entre Wallons et Bruxellois se développent, comme à l'initiative de TOUDI, alors qu'elles ont quelque chose d'inédit (M. Quaghebeur déplorait, dès 1983, qu'elles n'aient pas vraiment lieu [voir Wallons-Nous? Eté 1983]), elles sont considérées bizarrement comme le fait de «complexés» et de «nationalistes» [Le Soir du 12 mai 1998].
- 1. P.A. Taguieff, Comment peut-on être raciste? in Esprit, mars-avril 1993.
- 2. Philippe Destatte dans Jules Destrée, l'antisémitisme et la Belgique, IJD, Charleroi 1995, montre que dès 1899 l'humaniste Destrée renia un antisémtisme de surface, à l'époque surtout emblématique de l'opposition au capitalisme. Ce que ne firent pas deux de nos rois.
- 3. Pour tout ceci voir Velaers et Van Goethem, Leopold III. De koning. Het Land. De Oorlog, Lannoo, Tielt, 1994, notamment p. 786.
- 4. JM Ferry cite Thual Les conflits identitaires, ellipses, Paris, 1995, dans un colloque à Louvain-la-neuve sur ce type de conflits dits «identitaires». S'il ne fait aucune allusion aux problèmes belges, notre ami français donne cependant une idée de l'hostilité (perplexe) de maints français par rapport à la problématique wallonne mêlée à une sympathie par francophonie qui ne fait guère avancer les choses.
- 5. Giovanni Carpinelli, Le fractionnement de l'unité belge et, surtout, L'État, les groupes et les classes dans la structure actuelle du fait national belge, in Contradictions, n° 23-24, Bruxelles, 1980, respectivement pp. 43-57, et pp. 247-256.
- 6. Bernard Francq et Didier Lapeyronnie, op. cit.
- 7. Denise Van Dam, Flandre et Wallonie, le rêve brisé, Quorum, Ottignies, 1997. Ce titre avec «le rêve brisé» (le rêve de l'unité belge) a été imposé par l'éditeur alors que le titre de la version flamande est «Zijn we nog buren?». La thèse de doctorat originale évoquait les «représentations culturelles et politiques chez les dirigeants de Flandre et de Wallonie» ce qui montre que le livre a un tout autre objet.
- 8. Rédigé sous la direction de Ladrière, Meynaud et Perin (CRISP, Bruxelles, 1965), ce livre mériterait d'être publié à nouveau tel quel: il montre entre autres que les responsables locaux bruxellois furent avant tout préoccupés d'une extension territoriale de l'agglomération bruxelloise qui envenima le débat (p. 119).
- 9. Voir le texte de cet appel in TOUDI (annuel), n° 7, 1992, pp. 251-252.
- 10. P.A. Taguieff, La République menacée, Textuel, Paris, 1996.
- 11. C'est l'opinion fortement soulignée de Michel Quévit dans La Wallonie, l'indispensable autonomie, Seuil, Paris, 1982.
- 12. F. Bismans, Croissance et régulation, la Belgique 1974-1994, Bruxelles, Palais des Académies, 1992 (avec une interview dans le journal République, n° 8, 1993). Voir aussi du même auteur La voie au socialisme in TOUDI (annuel) n° 4.
- 13. G.Fonteyn, De nieuwe Walen, Lannoo, Tielt, 1988. Ou un ouvrage précédent du même auteur traduit en français Les Wallons, Oyez, Bruxelles, 1979.
- 14. E.Gellner, Nations et nationalismes, Paris, Payot, 1983.