Ressentiment et apocalypse (*), la singularité du judéocide
Voici un livre qu'on aimerait écrire tant il est dense, maîtrisé dans tous les détails des aspects d'une question complexe comme tout et cela à partir d'un travail qui mûrit depuis des années et des années. Et pourtant un livre bref qui n'est que - « que » si l'on peut dire - la transcription de conférences faites à Paris.
Pourquoi les Juifs ?
Philippe Burrin commence par expliquer quelques éléments qui peuvent faire des Juifs des boucs émissaires : l'antisémitisme chrétien traditionnel, le fait que, nomades, les Juifs n'ont pas de population paysanne et se retrouvent par ce fait et d'autres raisons dans les métiers qui vont avoir un intérêt stratégique dans le développement de la modernité, tant du côté des banques que du côté de la recherche scientifique. Ou de l'invention philosophique et littéraire. Ils vont acquérir ainsi une visibilité qui permettra que naissent les rumeurs et les fantasmes les présentant comme les maîtres du développement de la Modernité aspirant à la domination mondiale, ceci sans proportion aucune avec une réelle présence des Juifs dans tout ce qui représente avenir et modernité en Occident.
Pourquoi l'antisémitisme a-t-il pu avoir en Allemagne les conséquences que l'on sait alors que la France, qui légiféra contre les Juifs hors de toute pression nazie sous le Maréchal Pétain, n'en était pas si éloignée ?
Pourquoi l'Allemagne ?
Les causes lointaines sont dans la nature de l'identité allemande, nation jeune, nouvellement créée qui entretient un vrai complexe à l'égard des vieilles nations que France et Angleterre se représentent être et que chacun se représente qu'elles sont. La réussite de l'unité allemande avec Bismarck avive le désarroi. Il y a une tendance à privilégier une identité ethnique pour asseoir cette identité. Mais elle avive la difficulté, car il existe des Allemands hors de l'Empire allemand. Et la tentation du nationalisme völkisch c'est de l'étendre à tous les Allemands puisqu'il existe des Allemands en Autriche et en Allemagne. Mais aussi aux autres peuples de culture germanique comme les Flamands, les Hollandais, les Scandinaves. Il existe aussi une dimension religieuse dans l'identité allemande de trois sortes : la dimension protestante où l'on ressent l'unification allemande comme la réalisation de la réforme, la dimension catholique qui lie le destin de l'Empire allemand à une sorte de vocation religieuse compatible d'ailleurs avec ce que ressentent les protestants. Enfin, il y a un troisième groupe qui, irrité des divisions religieuses de l'Allemagne, aspire à l'unifier dans le cadre d'une résurgence de l'ancienne religion allemande païenne, sans péché originel ni amour du prochain. Les deux courants religieux, le chrétien et le païen, aspirent aussi à débarrasser soit le christianisme, soit l'Allemagne de la maladie juive. Enfin il y a la culture autoritaire de l'Allemagne, la propension à donner de l'importance à l'ordre, la ponctualité, la propreté, le travail, vertus nécessaires à la modernité. Vertus secondaires présentées comme typiquement allemandes, au contraire des valeurs universelles prônées par la France ou les USA. L'Allemagne ressent son passé comme un passé d'impuissance et dans la ligne de ces valeurs « allemandes » accorde beaucoup d'importance à la puissance, et notamment à l'armée qui l'agit.
La défaite allemande produit un profond ressentiment en Allemagne. Burrin définit très clairement cet état d'esprit analysé par Nietzsche : « Le ressentiment est un sentiment d'injustice, de bon droit bafoué, accompagné d'un sentiment d'impuissance, de sorte qu'est incessamment ruminé ce qui a été subi. » (p.79)
Pourquoi Hitler ?
Burrin prend très au sérieux l'idéologie hitlérienne. Il ne la considère pas comme purement irrationnelle et fantasmagorique, mais lui attribue une sorte de cohérence interne forte et dynamique. Il y a d'abord chez lui un racisme proche du darwinisme, amoureux de la loi du plus fort censée s'opposer à l'humanitarisme chrétien et relever du paganisme. Il ya une dimension biologisante, scientiste dans le racisme hitlérien qui le mène à rêver de créer des races fortes, épurées. Ce racisme biologisant est mis en rapport à la fois avec une transcendance et une histoire. La race exprime la volonté de la Providence et la pureté de la race fut le principal moteur de la force des empires aryens soumettant d'autres peuples à l'esclavage comme l'Empire romain. Ces Empires fondés sur la pureté de la race, créateurs de puissantes cultures périclitèrent du fait du métissage. Il faut que l'Allemagne devienne un de ces Empires.
Les Aryens sont en conflit constant avec les Juifs et s'y opposent trait pour trait. Les Juifs sont un peuple sans idéalisme, sans solidarité, sans noblesse, sans capacité culturelle, sans vraie religion (ce n'est qu'un code pratique), sans État, géniaux dans le mensonge pour notamment se faire assimiler, mais ils préservent la pureté de leur sang, ce qui les rend redoutables dans leur quête de la puissance universelle. Le christianisme a été perverti par Paul de Tarse et converti en universalisme. Les Juifs combattent les Aryens également par le bolchevisme et la ploutocratie anglo-saxonne. Leur victoire signifierait l'anéantissement des Aryens, de la culture, de l'humanité.
Pour Burrin, cette idéologie très cohérente exprime « l'aspiration totalitaire à clore le monde de la civilisation libérale où la vie sociale est divisée entre sphères autonomes - l'art, la science, la religion, la politique, l'économie...- et le clore pour retrouver l'univers holiste de la tribu, avec son exclusivisme et sa morale brute. »
Mais Hitler ne se contente pas de fantasmer. Il donne la priorité au politique. Il est fanatique et habile en même temps, désireux d'employer tous les moyens pour arriver à ses fins. Ce qui rend l'antisémitisme de Hitler différent des autres, c'est qu'il imagine que la lutte contre les Juifs est une lutte à mort, que les Aryens doivent remporter pour sauver la Planète. C'est un mélange étrange de scientisme et de prophétie apocalyptique. L'épuration concerne aussi bien les Allemands que les Juifs.
Implantation de l'idéologie hitlérienne dans la société allemande avant la guerre...
Il y a accord à la tête du parti nazi qui prend le pouvoir en 1933 sur ces quatre points : 1) racisme et inégalité des races, 2) régénération de la race allemande par élimination des tarés et expulsion des allogènes, 3) antagonisme profond entre Juifs et Allemands (y compris la dimension apocalyptique), 4) expansion impérialiste allemande suite à la régénération allemande.
La majorité des Allemands n'était pas et ne fut jamais antisémite (même pas les électeurs du Parti nazi), mais l'installation d'Hitler au pouvoir rendit en quelque sorte plus légitime l'opprobre du peuple juif, déjà stigmatisé par une judéophobie immémoriale. Les grands thèmes de la santé (les Juifs sont à la fois l'envers surhumain - diaboliques - et infrahumain - les microbes, de la santé allemande), de la puissance (en lien avec l'humiliation de 1918, imputée aux Juifs), de la culture (au sens nazi opposée à l'art dégénéré où s'illustrent les Juifs), s'implantent dans la société allemande, car elle y était réceptive. Elle le devient plus encore avec les succès économiques et politiques du régime. L'assimilation du régime dégradé de Weimar aux Juifs eut encore plus de résonance. Les jeunes sont de plus en plus élevés dans le culte des valeurs nazies.
Citons ici Burrin pour introduire à la lecture du chapitre III de son petit livre Apocalypse et ressentiment. « Si l'on admet » écrit Burrin « que l'identité politique du régime nazi avec son mécanisme pervers où les trois valeurs fondamentales avaient pour exact opposé l'image des Juifs, a été acceptée de plus en plus largement par les Allemands ou leur identité nationale (être Allemand, c'est être antisémite), il reste à comprendre comment on est passé d'une politique d'exclusion et de départ forcé des Juifs du Reich à une politique d'extermination de tous les Juifs d'Europe. »
D'abord la guerre provoque une « brutalisation » des mentalités : 70.000 handicapés allemands sont euthanasiés à l'automne 39, des dizaines de milliers de Polonais des élites pour détruire la nation polonaise, 200.000 commissaires politiques russes et deux millions de prisonniers de guerre soviétiques laissés sans nourriture et sans soins. Lors de l'invasion de l'URSS, des centaines de milliers de Juifs sont à nouveau assassinés. Et cela à un moment où les massacres de l'élite polonaise s'interrompent, où les prisonniers russes sont mieux traités, les éliminations des handicapés stoppées. Pour les Juifs, aucune considération réaliste ne pèse. On utilisera contre eux par exemple le gazage utilisé contre les « tarés » allemands.
Pourquoi ?
Burrin cite ce discours d'Hitler au Reichstag pour célébrer l'anniversaire de sa prise de pouvoir le 30 janvier 1939 :
« Aujourd'hui, je serai encore prophète : si la finance juive internationale en Europe et hors d'Europe réussit de nouveau à précipiter les peuples dans une guerre mondiale, le résultat n'en sera pas la bolchevisation de la terre et la victoire du judaïsme, mais bien l'extermination de la race juive en Europe ! »
Il s'agit d'une fausse prophétie, car le « prophète » en l'occurrence sera l'agent d'exécution de la prophétie, mais Hitler tient à son rôle en quelque sorte « religieux » (ce n'est pas seulement une manière d'atténuer la menace par le procédé rhétorique consistant à dire que, par exemple, « on ne pourra l'empêcher »). Lisons à nouveau Burrin :
« Le mot apocalypse signifie révélation, la révélation de la lutte finale qui engage le sort de l'humanité. Le prophète est celui qui apporte cette révélation, et c'est le rôle qu'endosse Hitler. En imputant aux Juifs la responsabilité d'une éventuelle guerre mondiale, il reprend le thème de la « guerre juive », d'une guerre fomentée par les Juifs - un des thèmes neufs apportés par l'antisémitisme moderne. Mais ce thème, il le magnifie en l'inscrivant dans un schéma apocalyptique. Car il parle d'une lutte qui met en jeu bien davantage que le sort de l'Allemagne. Il ne mentionne pas d'ailleurs l'Allemagne, il parle du monde, de la bolchevisation du monde. » (p.74).
...puis après le déclenchement de la guerre
Par là, Hitler veut dire que si l'Allemagne perd la guerre (qui serait déclenchée par les Juifs), il les exterminerait, au moins « ils ne l'emporteraient pas en paradis », cette expression familière étant vraiment appropriée à ce que dit Hitler en janvier 39.
Il est intéressant de rapprocher ce discours de janvier 39 de celui du 30 septembre 1942 où Hitler déclare : « Naguère en Allemagne, les Juifs ont ri de ma prophétie. J'ignore s'ils rient encore aujourd'hui, ou si l'envie de rire leur a déjà passé. Mais, à présent, je ne peux qu'assurer : l'envie de rire leur passera. Le 8 novembre 1942, il dit encore : « On s'est toujours moqué de moi, en tant que prophète. De tous ceux qui riaient alors, innombrables sont ceux qui ne rient plus aujourd'hui, et ceux qui rient encore ne le feront peut-être plus dans quelque temps. » Notons que entre janvier 39 et septembre 42, il y eut beaucoup de discours d'Hitler sur ce thème. À partir de septembre 42, ce que dit Hitler encourage clairement au génocide en cours. Pour les Allemands moyens la prophétie, écrit Burrin, devenait un moyen de les impliquer dans ce qui se passait en leur représentant « que le sort des Juifs devait être aussi exceptionnel que l'était la manière dont Hitler en parlait. » (p.83). Pour les exécutants du génocide, ces thèmes de la responsabilité juive, liés aux autres thèmes des menaces sur la santé allemande, sur la puissance allemande, sur la culture allemande, pouvaient motiver profondément, au-delà des intérêts de toutes sortes et d'autres motifs aussi horribles, mais plus anodins, dans la perspective qui est celle de la compréhension du génocide.
Quant à l'acceptation du génocide par le reste de la population allemande, elle est liée au ressentiment consécutif à la défaite de 1918. Souvenons-nous de la définition du ressentiment : le fait d'avoir été floué dans son bon droit et d'être impuissant à réagir à cette injustice. La conclusion de Burrin est d'une logique implacable : les discours d'Hitler durant la guerre et notamment celui de septembre 1942 visent « à raviver le ressentiment de ses compatriotes, un ressentiment qui avait été mis à vif par la défaite de 1918 et les secousses de l'après-guerre et dont les quelques années d'apaisement procurées par le régime nazi rendaient le réveil encore plus amer (...) Il n'était pas nécessaire (...) que la population allemande adhérât à l'antisémitisme raciste-apoclayptique du noyau dirigeant nazi ou qu'elle fît sienne, comme les exécutants, cette morale de la dureté (...) Il suffisait qu'elle intériorisât une culture du ressentiment dans laquelle les Juifs avaient un rôle d'une négativité quasi totale pour que fût au minimum, bloquée toute compassion, autre que fugitive pour leur sort. » (pp.91-92).
Ce livre impressionne par sa logique, non pas une logique étroitement cartésienne, mais intégrant d'innombrables éléments extrêmement divers allant du nationalisme allemand le plus pervers au patriotisme le plus légitime, englobant les déviations racistes et xénophobes, mais aussi un discours escathologique ou apocalyptique —donc religieux—profondément perverti et pouvant jouer sur les ressorts des mentalités. Il nous semble que ce livre se hausse à ce que fut le génie idéologique d'Hitler, génie à la fois politique et religieux et qui nous semble —il ne s'agit pas du tout d'une explication par les grands hommes, car le discours idéologique d'Hitler mis au point par lui était formidablement répandu —, donner la clé du génocide.
L'exceptionnalité du massacre des juifs
Les personnes les moins suspectes comme Aimé Césaire ont expliqué que les Occidentaux avaient été horrifiés par le génocide parce que les personnes massacrées étaient des Blancs et que les Occidentaux se révoltèrent moins contre les massacres commis dans tant de colonies, depuis l'Amérique espagnole jusqu'au Congo léopoldien. N'empêche que ce massacre-ci conserve son caractère d'horreur exceptionnel. Il m'est difficile de le dire, mais, pourtant, je pense qu'il faut aller jusque là au nom de la fraternité. Les massacres léopoldiens au Congo soulèvent le cœur, mais ils n'ont pas la même exceptionnalité que le génocide commis par les nazis. Dans la mesure où le discours diabolique d'Hitler a pu rendre complice tout un peuple d'une exaction sans précédent dans l'histoire. Sans précédent en effet car dans le Rwanda de 1994, par exemple, ou dans l'Espagne du 16e siècle, il y eut des résistances plus que rares et fugitives (c'est le mot dont se sert Burrin) à la négation la plus profonde de l'humain. Saluons le travail intellectuel de cet homme, car il vient de loin (son étude « Hitler et les Juifs » date de 1989). Il tente de réconcilier les thèses dites « déterministes » (un enchaînement de circonstances auraient produit le massacre sans que celui-ci ait été vraiment voulu même si cela n'élimine évidemment pas les responsabilités), et « intentionnalistes » (l'extermination était programmée dès le départ). En montrant que les deux thèses sont en même temps vraies, et se relient l'une l'autre sans s'opposer, ce petit livre d'une densité exceptionnelle vient nous rappeler que l'histoire est la mère des sciences humaines. Et ce petit livre nous le rappelle pour un événement dont nous devons continuer à méditer l'horreur à la fois matérielle et métaphysique.
(*) C'est sous ce titre que Philippe Burrin publie au Seuil (Paris 2004), sous une forme révisée trois conférences données au Collège de France les 23 avril, 14 mai et 11 juin 2003 à l'initiative de la Fondation pour la mémoire de la Shoah. Philippe Burrin est un Suisse romand qui enseigne à l'Institut des hautes études internationales de Genève.