La langue et le citoyen

Toudi mensuel n°47-48, juin 2002

JM Klinkenberg, professeur à l'université de Liège, vient d'écrire La langue et le citoyen (PUF, Paris, 2001, 21 EURO, 180 pages, livre sans jargon et peu de notes mais d'une exceptionnelle richesse). Ce Wallon convaincu et intelligemment militant connaît bien le Québec où il a publié une demi-douzaine de livres. Et il s'en inspire dans cet ouvrage qui frappe parce qu'il est en même temps très simplement écrit et rencontrant des problèmes d'une rare complexité.

Livre intelligent, donc, informé, défenseur lucide du français mais sachant quelle est sa place, quels sont ses défauts: se croire la langue des élites par exemple ou l'essentialisme à travers lequel on l'honore, comme si le français était une langue en dehors des hommes alors qu'elle ne se fait que par les hommes. C'est aussi un livre non-élitiste qui ne campe pas le français de manière bourgeoise. Un livre de démocrate fervent qui n'oublie jamais qu'il n'est pas qu'un locuteur mais un citoyen, qui n'oublie jamais que les hommes naissent libres et égaux. Il arrive parfois, pour ces raisons, que certains défenseurs du français chez nous détestent Klinkenberg (et parce qu'il est fervent partisan de la féminisation des noms par exemple).

JM Klinkenberg cite le linguiste anglais Graddol The Future of English?, British Council, Londres, 1997): sur la base du nombre d'usagers de la langue, de facteurs comme le PNB des pays où la langue se pratique, leur taux d'alphabétisation, Graddol situe l'anglais à 100, l'allemand à 42, le français à 33, le japonais à 32 et l'espagnol à 31. Ajoutons que l'espagnol remonterait fameusement dans ce classement si l'on évoquait sa «dispersion» dans le monde. Sauf l'Afrique où il est marginal. Le japonais ou l'allemand ne sont que dans leur continent. Et le français lui aussi, est parlé sur tous les continents et il a même une place certaine en Amérique du Sud (Caraïbes, Haïti, Guyane..)..

Il souligne aussi le caractère assez particulier sinon unique de la Francophonie qui est que la nation-mère (la France) y reste dominante largement, ce qui n'est pas le cas pour les deux autres langues fort diffusées soit l'anglais et l'espagnol dont les «colonies» ont dépassé la «mère-patrie». Il insiste sur la diversité de la Francophonie engendrant un sentiment paradoxal: «D'un côté, le Francophone sait qu'il n'est plus seul dans le monde, et qu'une certaine forme de solidarité lui est promise. Confiance. Mais de l'autre, il découvre à sa langue un visage qu'il ne lui connaissait pas. Il s'avise qu'elle n'est plus à lui seul puisque d'autres en réclament la copropriété. Il se voit forcé de changer ses réflexes les plus indurés. malaise.» (p.122)

Il est difficile de parler d'un livre si riche, attentif par exemple au fait que les progrès des techniques et de l'économie agrandit l'enjeu de la langue, de l'écriture (en symbiose avec l'image, ce qu'on ne dit pas souvent). En somme, ce qui domine l'économie aujourd'hui, c'est la production de langages (et les langues naturelles y sont impliquées). Plus de la moitié du PIB des pays de l'OCDE provient du traitement de l'information et cette part va croissant. André Danzin dans Dossier: le génie linguistique numéro spécial de Universités tome XIV, n° 2, mai-juin 1993 remarque : «Au total, 100 millions de cadres et d'employés de bureau traitent des symboles d'information relatifs à des objets ou à des services avec lesquels ils n'ont aucun contact physique. Au sortir de la Seconde guerre mondiale, cette population ne dépassait guère 10 millions.» (cité p. 134).

Pour JM Klinkenberg, il faut que le français se débarrasse de ses complexes, qu'il ne se considère plus ni comme une langue dominante ni comme une langue dominée (par l'anglais). Il vomit littéralement les fantasmes sur la langue française, «claire», «langue de la liberté» etc. Le français c'est d'abord un langue, point à la ligne. Et qui mérite d'être défendue parce que c'est une langue, point à la ligne aussi. Notamment en se débarrassant d'un autre complexe, présent chez certains de ses locuteurs (et surtout les élites), qu'elle ne ferait pas «moderne» (contrairement à l'anglais).

Au contraire, pense Klinkenberg, la langue française «présente (...) ces deux caractéristiques importantes: d'une part elle permet l'expression de la modernité, et d'autre part - assez forte pour être fédératrice et assez faible pour ne pas être universellement dominatrice - elle occupe une position tactique qui lui permet de mener le combat contre la massification et l'uniformisation du monde.» (p.158)

Il y a aussi une critique dans ce livre sur ceux qui se plaignent que l'on parle mal le français. Depuis 100 à 150 ans les textes qui disent le déclin inexorable du français (déjà en 1840 Lamennais): si ces prophètes de malheur avaient eu raison, on en serait revenu à l'âge de la pierre et des borborygmes. Ces prophéties catastrophistes font penser à ce que les Américains disent de leur propre langue avec encore bien plus d'effroi que les Francophones de la leur. Cela aussi, c'est un étonnement.

Et d'ailleurs, l'espagnol ne sera-t-il pas l'anglais de demain? Question. Comme quoi... on est tous un peu fragiles; les hommes et les langues.

Parce que ce livre aborde toutes les questions que l'on peut se poser sur la langue (Bourdieu y est abondamment cité mais aussi, la place du français en Europe, les caractéristiques de la mondialisation, le rapport du français et des langues régionales, la politique fort admirée de francisation des immigrés au Québec...), on peut dire que pour tout défenseur du français, pour tout citoyen de n'importe quelle nation de la Francophonie, du Québec à Madagascar, ce livre est à lire absolument.