Un jour, je ne deviendrai pas rattachiste

Les gémellités européennes: III France/Wallonie
Toudi mensuel n°36-37, mars-avril 2001
Francophonie

La Francophonie


La langue française a (...) «échappé» à l’Etat-nation qui l’a mise au monde (...) le bel oiseau a quitté son nid et (...) elle a fait beaucoup de «petits», elle s’est en un mot, multipliée (...) Si la langue française est une patrie, on voit bien également que la langue française elle-même n’a plus de patrie au sens géopolitique du terme. Si elle n’a plus de patrie, c’est qu’elle en a plusieurs. Tellement que la voici apatride. Elle est en Europe, aux Amériques, en Afrique, en Asie, en Océanie.

Paul-Henry Gendebien (*)

[Habituellement, je ne m’exprime pas dans TOUDI de manière autobiographique, mais je vais le faire ici car parler ainsi n’engage que soi et la question abordée est délicate. En outre, une vie singulière ressemble à d’autres. J‘en rejoindrai beaucoup par le coeur. Me pardonneront-ils une position qu’ils n’aimeront pas tous? Je le leur demande...]

À la fin de mes quinze ans, je refermai les Mémoires de guerre de De Gaulle et, à cette minute, je reniai la Belgique, pour toujours. Cette conversion m’a été longtemps suspecte. De Gaulle était considéré comme de droite...

Mais voici ce que fut mon sentiment. La Belgique m’apparut à la lecture de ces «Mémoires» (histoire d’une passion), radicalement dépourvue de toute chance d’inspirer la même chose et d’y jamais prétendre.

Dans le vocabulaire de J-M Ferry, la Belgique, a peut-être, parfois, été «communauté morale», de «valeurs partagées» dont les membres pouvaient dire «nous». Mais ne se présenta pas souvent comme cela et, aujourd’hui, va vers sa disparition.

Cessant d’être belge, je pensais ne pouvoir être que français. Les tensions communautaires me semblaient la possibilité de détruire la Belgique pour aller à la France. Mes compagnons d’études, de mouvements de jeunesse, sans se rallier nécessairement à ma manière de voir s’en scandalisaient peu. Partout où je suis allé, on chantait la Marseillaise.

À la grande Journée wallonne de 1968, je vis les ouvriers défiler (Liège, Charleroi) avec des coqs wallons sans saisir le lien entre conscience wallonne et ouvrière même si j‘étais de gauche.

À des élections communales à Dinant, en 1970, la liste wallonne avait considérablement progressé (7 sièges sur 15 face à trois partis), mais était écartée.

Je découvris Élie Baussart en 1975. Lorsque PH Gendebien lança le «tournant à gauche» du Rassemblement wallon, je m’engageai à fond, via un travail journalistique, d’abord à Notre Temps (dès 1976) puis à 4 Millions 4 (en 1977) et d’autres journaux comme Le Monde (à partir de 1979 dans la «page belge»). La lecture de Baussart, le tournant à gauche du RW, la prise de conscience de la puissance de la classe ouvrière à l’époque, le sentiment ancien, lié à l’Évangile, que les dominés ont toujours raison de se révolter expliquent mon engagement.

L’inanité de la Belgique, je ne pus mettre un concept dessus qu’en 1978, 16 ans après avoir refermé le livre de De Gaulle: grâce à la rencontre de Robert Devleeshouwer à travers la revue Critique Politique où il exerçait un rôle d’autant plus grand que réservé, voire effacé.

Pour R. Devleeshouwer, la Belgique avait voulu, en 1830, devenir souveraine. Mais n’avait été admise «dans la cour des grands» qu’à la condition de rester neutre. Nationalité négative, «en soi» mais pas «pour soi». Je retrouvais sous une forme plus rationnelle, le sentiment qui m’avait étreint en refermant les « Mémoires de guerre». Mais cette fois, je fus wallon. Car le fameux «nous», la fameuse «grandeur», je la vis ici autant qu’outre-Quiévrain. La passion patriotique ne se soucie guère des dimensions et de Gaulle n’a jamais rêvé de réunir la France à l’Europe pour être «grand».1

Histoire d’une société qui ne mourut pas

Une société voulait vivre, la Wallonie. Vraiment menacée de mort à l’époque. Dès 1962, parallèlement à ma francophilie, j’en avais pris conscience, grâce à Henri Mordant (les «Wallonie 62», «63» etc.). L’histoire de la Wallonie, nous avait été complètement cachée. Je découvris l’ampleur de 1950, la tentative d’un gouvernement wallon provisoire, le projet d’une Wallonie émancipée contrôlant son développement. Je rencontrai Michel Quévit et son livre Les causes du déclin wallon, Jean Louvet au moment où sa pièce sur Lahaut était censurée, le film d’Andrien Le grand paysage d’Alexis Droeven, Jacques Dubois venant de fonder la revue Carré-Magazine, Roger Mounèje et Wallons-nous? Avec Dubois, Louvet, Quévit, Andrien, Beaucarne, nous avons rédigé le Manifeste pour la culture wallonne publié en 1983.

Ce manifeste c’était d’abord le constat qu’une société trouvait ses historiens, ses écrivains, ses artistes, ses penseurs après que les formidables ébranlements de sa classe ouvrière en 1950 et 1960 lui aient donné vie.

La Wallonie ne se compare avec aucune région de France. Touraine l’observe et différencie les sidérurgistes lorrains des wallons. On pourrait rapprocher la Wallonie de la Bretagne, de la Corse, de l’Occitanie, mais les mouvements régionalistes français, n’ont - sauf en Corse? - ni le passé de la Wallonie ni son aboutissement autonome: grèves de 1885 jusqu’à 1960, force d’une classe ouvrière très tôt wallonne (mais déstructurée aujourd’hui), Parlement wallon le long de la Meuse à Namur face au Gouvernement sur la rive opposée.

Les Flamands ont relancé le mouvement wallon mais l’inverse est vrai. La satisfaction du retrait de Léopold III en 1950 détendit l’action wallonne, mais planta au coeur de la Flandre de rageurs désirs de revanche (elle avait la majorité: une minorité décidée l’avait battue). Le recours aux emblèmes wallons en 1960 inquiéta de nouveau la Flandre, on le comprend! La Flandre ne désira d’abord qu’une communauté culturelle autonome, la Wallonie une autonomie économique avec l’espoir (de générations de Wallons) que cette autonomie déboucherait sur les idéaux du socialisme. Sans cela, sans le désir wallon d’autonomie depuis 1912 et avant, il y aurait seulement des Communautés en Belgique, centrées à Bruxelles. Mais ni Régions ni Wallonie.

Les historiens l’ont montré: le Congrès national wallon de 1945 représentait l’opinion. 2 La réunion à la France obtint le plus de suffrages, non la majorité: 46 % des voix. Le reste alla aux autonomistes (fédéralisme très confédéraliste) et indépendantistes. La vocation de la Wallonie à s’ériger en société distincte était la plus forte. Le vote réunionniste de 1945 fut d’ailleurs acquis dans un contexte de rétablissement de la France à travers de Gaulle et la Résistance. Cette France était celle qui fascine depuis 1789, à l’avant-garde du progrès social et de l’esprit public (sécurité sociale, nationalisations), la France vibrante qui m’avait attiré dans les Mémoires de guerre : la «madonne aux fresques des murs», la «princesse des contes». Ce que J-M Ferry appelle «communauté morale», «communauté de valeurs partagées», où ce qui est jugé «Bon» sert de tremplin à la définition du «Juste».

À une question sur la Belgique, prétendument «microcosme de l’Europe», JM Ferry me fit remarquer qu’on disait cela aussi de la Suisse qui regroupe Français, Italiens et Allemands. Mais des «Allemands» n’ayant ni à assumer le génocide ni à accomplir le travail de mémoire qui est la clef de voûte de la politique allemande depuis 1945. Les Français opèrent un même travail. C’est le cas de tout ce qui fait «société» depuis les plus modestes villes jusqu’aux plus grandes nations. Ainsi, la Ville de Dinant de ma jeunesse reçoit le 6 mai prochain une délégation officielle du Gouvernement allemand chargée de faire acte de réparation solennelle aux massacres du 23 août 1914...

La mémoire structure profondément l’Existence, individuelle ou collective. À l’ère du vide, nous avons besoin de sa profondeur de champ, dans l’ordre politique, culturel, humain.

C’est encore plus impérieusement nécessaire si l’on veut édifier des ensembles adaptés à la mondialisation comme l’Europe. Pour qu’ils soient vivants, il faut qu’ils soient bien plus que des communautés légales sans dynamisme ni feu intérieurs, il faut qu’ils soient des «nous», des «communautés de valeurs partagées». Républicaines par gouverne de soi.

Pour y parvenir, les sociétés nationales doivent se frotter les unes aux autres, s’ouvrir, apporter, sans jamais se renier, à une Europe commune, le trésor de leurs personnalités vives, enrichies par chacun de l’autocritique des injures et meurtres infligés à l’Autre.

Se réunir à la France serait répéter la tradition belge inaugurée en 1831: abandonner sa souveraineté, se mettre à genoux devant l’Europe puis les rois, même criminels, dont les statues restent là. Nous sommes «Français» mais comme les Romands: sans l’être vraiment car sans l’histoire de France. L’Europe ne se nourrira pas de sociétés mortes ou qui s’aboliraient. Mieux vaut l’ «Europe des patries», louée par Habermas 3, le projet postnational de Ferry. La France ne peut devenir une province d’Europe ni l’Allemagne ni le Danemark ni la Wallonie... C’est aussi vrai de la Francophonie. Que lui apporterions-nous si notre vielle terre de civilisation française et romane se reprovincialisait? Le combat pour le français, qu’y gagnerait-il?

Récupérer notre personnalité d’autrefois et d’aujourd’hui, la projeter sur une Europe où nous serons une autre façon d’être français à côté des Français, voilà l’avenir. Se réunir à la France, c’est abdiquer, s’amputer d’un passé immense qui embrasse le meilleur - colonisation en Suède, force du passé industriel, ampleur des luttes, richesse d’une culture entée sur ces phénomènes, conquête de l’autonomie -, et le pire - part prise dans deux massacres africains (Congo fin du 19e, Rwanda, fin du 20e), longue et vile lâcheté face aux rois.

Il y a trop de statues encore à renverser, trop de bastilles encore à prendre. Qui resteraient debout (comme celles de Léopold II) ou qui ne seraient pas prises (comme la prison mentale qu’on impose à la culture wallonne via la belgitude), si nous nous réunissions à la France.

Un peuple digne de l’Humanité ne se sépare pas d’institutions démocratiques conquises de haute lutte, par défaites et victoires alternées, pour s’en remettre à un autre de son destin.

Une réunion à la France, ce serait brûler l’oeuvre de six générations autonomistes, abolir le Parlement de Namur, oublier que «ici en-dessous, la Terre est pleine d’hommes» (Jean Louvet). Ce serait tuer les morts de 1830, 1940, 1950, 1960... une deuxième fois. Il y aurait là négationnisme, vis-à-vis de nous mais aussi des génocides dont nous avons été complices en Afrique. La réunion pure et simple à la France, n’est-ce pas un avatar de la belgitude? 4

La Wallonie, la France ...

La Wallonie marque l’histoire mondiale par des traits et faits uniques. Sur le plan culturel, art mosan du 9e au 16e siècle, rayonnement des écoles liégeoises, vastes épisodes de la littérature dite de France (Cantilène de Ste Eulalie, Lebel, Froissart, Watriquet, Ligne, Plisnier, Simenon etc.), musique, architecture, sculpture, langues wallonnes, Foi religieuse. Sur le plan économique et social, savoir-faire de l’industrie avec des percées dans toute l’Europe du moyen âge, formidable implantation en Suède du 17e, puissance industrielle mondiale dont les germes, en Ardenne, pousent sur le sillon industriel, au 19e siècle, fondant une part de l’industrie allemande, un Empire colonial, des villes, des chemins de fer (de la Chine au Congo en passant par la Russie et l’Égypte), tout cela réverbéré dans la peinture en milliers de tableaux dont les couleurs crient un destin douloureux, exceptionnel. Sept grèves générales, un rêve fou de socialisme, une Résistance extraordinaire, et tout ce qui lui donnera suite, ici et maintenant.

Un peuple, un grand peuple puisque tout peuple est grand

La France malgré d’immenses revers, demeure fille de la Révolution avec, par entêtement d’être la République, le quatrième rang économique dans le monde, une vraie puissance militaire, une ambition spatiale, européenne, dans le Pacifique, l’Afrique. Une littérature et une langue qu’adoptent des gens du monde entier: Argentine, USA, Angleterre, Roumanie, Flandre, Irlande. Rage de l’ «exception culturelle» et désir magnifique de s’accorder à l’Allemagne en vue de l’Europe des nations.

France, axe de l’Europe. France, vaisseau-amiral de la Francophonie.

La Francophonie a plusieurs «patries», Gendebien le dit magnifiquement en exergue. C’est unique: par la diversité, le métissage et, surtout, la taille tout à la fois humaine et mondiale. La grosse masse des pays de langue anglaise, c’est un peu inhumain, on s’y perd.

Cette Francophonie, elle nous donne puissance et confiance (avec l’Europe où la langue française est la plus parlée après l’anglais 5), pourquoi le nier? Et nous oblige aussi d’exister sans jamais oublier que chez les «petits» de la langue française, dominent les pays déshérités.

La Wallonie croise au large de la France comme l’un des bâtiments qui «couvrent» le vaisseau-amiral, perdu s’il reste seul. Nous sommes avec Bruxelles les troisièmes bailleurs de fonds de la Francophonie, la deuxième nation française d’Europe. Et nous nous gouvernons, en bon vaisseau, en vraie nation, jadis puissance économique mondiale. Qui faillit sombrer. Qui se refait. Dans le long sillage d’un passé riche et tumultueux.

De ces patries de la Francophonie, d’Europe, n’en retranchons donc aucune, par rattachement, fusion, réunion. Et surtout pas nous! À quoi bon nous replier sur le «vaisseau-amiral» et ses «régions», d’ailleurs magnifiques, mais qui n’ont pas ce que nous avons: la gouverne de soi.

La France a besoin de la liberté wallonne.

Car elle est est puissante de simple humanité, la Cité qui ne meurt pas.

(*) Splendeur de la Liberté, Quorum, Ottignies, Gerpinnes, 1999.

  1. 1. Paul Thibaud oppose cette attitude à celle de Giscard d’Estaing dans Le 18 juin, la France, l’Europe et nous in République, mars 1996, n° 35.
  2. 2. Voir l’introduction de Pierre Fontaine à la pièce de Jean Louvet Le coup de semonce, in TOUDI n° 18-19, mai 1999.
  3. 3. In L’Europe au soir du siècle, éd. Esprit, Paris, 1992.
  4. 4. L’inventeur du mot Claude Javeau se proclame volontiers partisan de la réunion à la France.
  5. 5. Rapport tout neuf de la Commission européenne:15,9% de locuteurs natifs pour l’anglais et 27% d’Européens qui parlent l’anglais comme langue étrangère. Pour le français c’est 16% - 19% (puis l’allemand 23% - 10%). Certains prévisonnistes pensent que la France redeviendra le pays le plus peuplé d’Europe d’ici quelques décennies.