Survie du Canada : la clé se trouve dans sa diversité profonde
Charles Taylor est professeur de philosophie et de science politique à l’Université McGill. Parmi ses livres, on retrouve Le multiculturalisme et la politique de reconnaissance et Réconcilier les solitudes: essais sur le fédéralisme canadien. Cet article est extrait de l’ouvrage Le Canada peut-il survivre? et à quelles conditions?, que l’on retrouve dans les transactions de la Société Royale du Canada, 1996, sixième série, vol. VII, à être publiées en octobre 1997 par les presses de l’Université de Toronto. [Ce texte est extrait de textes de propagande en faveur de l’unité du Canada publiés par le Gouvernement canadien.]
Introduction
L'existence du Canada est menacée au premier titre par un problème qui, jusqu'à un certain point, affecte toutes les collectivités. En effet le nombre total des «nations» de par le monde se chiffrant en milliers, il va de soi qu'une petite proportion d'entre elles seulement pourront prétendre posséder leur propre état ou leur propre territoire. Nous devons par conséquent essayer de permettre à divers groupes nationaux de coexister librement et volontairement à l'intérieur de frontières politiques existantes. Les empires multinationaux d'autrefois doivent être remplacés par les états démocratiques et multinationaux de demain.
Le problème canadien: solution évidente, mise en oeuvre déficiente
L'incapacité du Canada de trouver une solution à ce problème, en dépit de conditions apparemment favorables au départ, est en train de semer la consternation et l'inquiétude à l'étranger. Les grandes lignes d'une solution acceptable sont pourtant claires et faciles à identifier. Toute nation qui se reconnaît comme telle, c'est-à-dire qui possède un sens poussé de son identité et qui désire diriger ses propres affaires, n'acceptera d'adhérer volontairement à un état multinational qu'à condition d'être reconnue par cet état d'une manière non équivoque. J'insiste sur le caractère volontaire d'une pareille adhésion, car il est évident qu'un groupe national pourrait momentanément accepter une union par crainte de conséquences négatives, par crainte d'une oppression directe de la part du groupe majoritaire, de retombées économiques désastreuses ou quelque chose d'approchant. De tels arguments pourraient peut-être aider le Canada à survivre lors du prochain référendum, mais ils n'apporteront certainement pas une solution à long terme à la crise canadienne.
Toute nation qui se reconnaît comme telle, c'est-à-dire qui possède un sens poussé de son identité et qui désire diriger ses propres affaires, n'acceptera d'adhérer volontairement à un état multinational qu'à condition d'être reconnue par cet état d'une manière non équivoque.
Or, la reconnaissance du Québec, nation minoritaire la plus visible du Canada, a jusqu'ici été des plus pénibles à obtenir. Certes sur certains plans, nous avons enregistré des progrès spectaculaires. Le Québec se voit traité différemment des autres provinces par le biais de toute une série d'ententes et de mesures administratives. Celles-ci reflètent son statut particulier en tant que foyer national. Par contre, à partir du moment où l'on propose que ce statut particulier soit reconnu et intégré officiellement à l'ensemble canadien, on assiste à une opposition opiniâtre au sein de la majorité.
Recette pour garder le Québec à l'intérieur du Canada
Je crois, et ne suis pas seul à penser ainsi, que la seule façon de recruter une majorité de Québécois favorables à la continuation du système fédéral est d'appliquer un programme en deux parties : (1) la première partie consiste à poursuivre tout simplement ce que nous faisons depuis des dizaines d'années, soit réorganiser notre fédération sur une base flexible; ce qui peut se traduire, d'une part, par le transfert de certains pouvoirs aux provinces et, d'autre part, par des décisions prises en commun par l'administration fédérale et celle des provinces; (2) une confirmation que cette politique est appliquée, parmi d'autres facteurs, en vue de reconnaître le caractère unique du Québec.
Ce second point n'a rien de nébuleux et ne devrait pas être sujet à de multiples interprétations. Au contraire, il doit être envisagé à la lumière d'une des caractéristiques les plus importantes du Canada qui est le seul pays au monde constitué d'immigrants et ayant plus d'une seule langue de convergence. À travers le monde, on compte d'autres sociétés multilingues (la Belgique et la Suisse en sont des exemples). Mais ces dernières ne sont pas formées d'immigrants au sens où cela est entendu dans l'hémisphère occidental et ce ne sont pas des sociétés organisées en vue d'un accueil massif d'immigrants et en vue de l'intégration de ces derniers. Il y a plusieurs autres exemples de sociétés constituées d'immigrants; on en trouve même qui utilisent plus d'une langue officielle (le Paraguay est un bon exemple), mais une langue seulement constitue la langue de convergence des immigrants (dans le cas du Paraguay, c'est l'espagnol et non le guarani).
Le Canada seul en possède deux. Ces langues sont réparties selon des zones géographiques spécifiques (comment pourrait-il en être différemment?). D'aucuns diront que ces limites demeurent floues (et ce, au grand plaisir de certains nationalistes et ergoteurs professionnels), mais le fait est que le Québec occupe une place spéciale au sein de notre fédération, parce que c'est le centre de convergence en ce qui a trait à la deuxième langue du pays. Reconnaître la spécificité du Québec, c'est reconnaître cet état de fait non seulement avec sa tête, mais aussi avec son coeur. C'est accueillir et souscrire à cette idée comme faisant partie intégrante de la réalité canadienne.
Je crois que cette reconnaissance (qui n'est rien moins que ce que réclament les tenants de la «société distincte») est un élément fondamental de toute initiative visant à inspirer aux Québécois le désir de demeurer au sein de la fédération. C'est là la seconde portion du programme que je préconise. Je considère ce programme non seulement comme la seule avenue possible à l'heure actuelle, mais contrairement à mes amis indépendantistes, je crois qu'elle nous permettrait de gagner la faveur des Québécois et Québécoises. On peut toujours rêver à d'autres solutions hors du système fédéral, par exemple à un partenariat entre états, mais dans ce cas, il convient de renoncer définitivement à une fédération voulue et librement acceptée.
Obstacles à surmonter
Alors pourquoi ne pas donner au Québec la marque d'estime qu'il demande? Comme je disais plus haut, la cause immédiate de cette situation, c'est la réticence que manifeste la majorité canadienne, communément appelée «ROC» («Rest of Canada»), face à la possibilité d'offrir au Québec une reconnaissance solennelle ou constitutionnelle. Mais en arrière plan, il y a aussi une série de malentendus, qui peuvent se résumer de la façon suivante: dans chaque partie du Canada (au Québec comme dans le ROC), agissent des forces puissantes qui rejettent la perspective d'un état multinational. Le phénomène qui se déroule à l'heure actuelle, c'est que ces deux clans s'affrontent et se renforcent mutuellement, écartant graduellement du débat les forces substantielles de part et d'autre qui favoriseraient une action modérée. Cette polarisation grandissante est sur le point maintenant de provoquer une rupture.
a) souverainistes qui combattent le concept d'un état multinational
Au Québec, ces forces sont faciles à identifier. De fait, leur mission sur terre équivaut à exprimer une opposition à un état multinational. Ce sont les souverainistes inconditionnels. Il y a du reste au Québec une expression populaire qui permet de distinguer «souverainistes de conclusion» des «souverainistes de religion». Presque personne n'admettra volontiers appartenir à la seconde catégorie, mais la plupart des indépendantistes de longue date méritent certainement cette étiquette. Je veux dire par là que l'attachement de ces partisans de l'indépendance va au-delà du simple calcul d'intérêt, d'un avantage quelconque perçu pour le Québec ou même du rejet qu'ils ressentent du Canada. Ce sont des gens qui éprouvent un désir profond, quasi viscéral pour la souveraineté. Il peut être tentant de ne pas les prendre au sérieux, mais leur ardeur demeure éminemment compréhensible. Ces personnes appartiennent à une petite nation, à qui on a nié la possibilité de vivre une expérience fondamentale de notre monde actuel, celle d'appartenir à une entité politique dans laquelle ils peuvent se reconnaître et s'identifier sans réserve, parce qu'elle les reflète véritablement. À cause de l'histoire des Canadiens-Français au Canada, dont la nationalité fut souvent ou passée sous silence ou mal acceptée, il est compréhensible que beaucoup de gens aient ce désir immense d'exister en tant qu'état-nation, - comme «un pays normal», selon une expression très chère à Jacques Parizeau.
...dans chaque partie du Canada (au Québec comme dans le ROC), agissent des forces puissantes qui rejettent la perspective d'un état multinational. Le phénomène qui se déroule à l'heure actuelle, c'est que ces deux clans s'affrontent et se renforcent mutuellement, écartant graduellement du débat les forces substantielles de part et d'autre qui favoriseraient une action modérée.
Ces inconditionnels de la souveraineté n'ont bien sûr aucun intérêt à résoudre la crise canadienne. Ils s'efforcent au contraire de saboter toute tentative qui permettrait d'y parvenir. Leur objectif est de susciter le plus d'hostilité possible à leur égard au sein du Canada, en dépit du fait que cela risque de créer des problèmes majeurs pour le Québec indépendant dont ils rêvent. Le plus surprenant dans tout ceci , c'est qu'ils aient si bien réussi jusqu'à date.
b) faiblesse du discours fédéraliste
Mais ne perdons pas de vue un fait capital de la politique québécoise, une situation plutôt paradoxale Les sondages démontrent année après année, et je pense c'est encore vrai, qu'une majorité de Québécois préfèrent une solution qui inclut le Canada. Les souverainistes inconditionnels bien que constituant la minorité s'arrogent de plus en plus souvent le droit de parler au nom de tous les Québécois, avec leurs tripes, leur âme et leur coeur. De fait, les indépendantistes s'affichent comme tels avec confiance et sans s'excuser; les fédéralistes pour leur part se voient souvent acculés à admettre: «nous sommes d'accord avec vous jusqu'à un certain point», «oui, ça va mal, c'est vrai», «néanmoins, c'est le point de vue fédéral qui est le meilleur». Le discours des francophones fédéralistes est en effet farci de «malgré tout» et de «néanmoins». Inutile de dire que toute cette ambiguïté passe difficilement la rampe.
Le résultat ultime de ce discours hésitant, c'est qu'il a rendu indigestes pour le reste du pays les propositions fédéralistes voulant que la société distincte fasse partie d'une vision renouvelée du Canada, vision malencontreusement ensevelie sous une tonne de «néanmoins» destinés à la consommation interne.
Les fédéralistes du Québec ont donc sans le vouloir collaboré avec leurs adversaires indépendantistes en renforçant l'impression qu'ils formaient un groupe de partenaires peu fiables au sein de la fédération, uniquement intéressés à en demeurer membres pour des raisons tactiques ou des raisons d'avantage économique. Feu Robert Bourassa projetait malheureusement cette image, mais il n'était pas le seul.
c) réticence du ROC (càd " Rest Of Canada ")
Du côté du Canada anglais, il y a d'énormes résistances à reconnaître le Québec comme une nation ou comme un peuple. Jusqu'à un certain point, les Canadiens sont trop conscients de la fragilité de leur union pour faire les concessions qui s'imposent - nonobstant le fait que cela même serait de nature à sauver ladite union. À cela s'ajoute une longue tradition de résistance au Québec et au fait français.
Mais ces résistances auraient sûrement pu être surmontées, si l'appel à la reconnaissance avait été lancé par des leaders politiques québécois motivés par la vision d'un Canada modernisé, plutôt qu'alourdis par ces sempiternels «néanmoins» adressés à l'électorat du Québec.
d) polarisation du débat qui écarte les voix modérées
Au lieu de cela, un cercle vicieux se dessine où toute réussite de la part des opposants du Canada multinational semble renforcer la main des tenants de la position contraire et vice versa. L'adoption du projet de loi 178 fut considérée à l'époque comme une gifle à l'endroit du Canada, lequel avait institué le bilinguisme en vue d'une accommodation possible. L'adoption de la loi 178 explique dans une large mesure l'échec de Meech. Simultanément, le résultat du plébiscite était interprété par de nombreux Québécois comme le rejet d'eux-mêmes par le Canada anglais et créait un climat favorable à la quasi victoire du Oui en octobre dernier. Sur cette toile de fond, s'ajoutait le style blessant et hostile adopté par Lucien Bouchard durant la campagne référendaire et qui fut de nature à aliéner davantage le reste du Canada.
Ainsi, la précaire victoire du Non n'aura jamais été le déclencheur d'une action nécessaire et urgente, mais aura plutôt prouvé que le Québec est sur le point de partir quoi qu'on fasse. Dans le même ordre d'idées, il y a lieu de croire que la vaste manifestation d'affection et de fraternité qui eut lieu le vendredi précédent le référendum a de fait aliéné une bonne partie des électeurs potentiels du Non. Ceux-ci, après Meech, s'attendaient à une réponse palpable au plan de leur reconnaissance. À défaut de cela, des marques d'affection et cette expression d'angoisse collective parurent irritantes à leurs yeux.
AINSI, LA PRÉCAIRE VICTOIRE DU NON N'AURA JAMAIS ÉTÉ LE DÉCLENCHEUR D'UNE ACTION NÉCESSAIRE ET URGENTE, MAIS AURA PLUTÔT PROUVÉ QUE LE QUÉBEC EST SUR LE POINT DE PARTIR QUOI QU'ON FASSE.
Le court terme: prévisions et analyse
C'est la raison pour laquelle en définitive nous abordons la perspective d'un vote potentiellement décisif sur la souveraineté dans moins de trois ans sans plan établi. Notre système politique semble programmé pour générer le scénario d'une victoire facile pour le PQ lors des élections qui auront lieu en automne 1998, lesquelles ouvriront la voie à un troisième référendum en 1999 que les militants voudront absolument tenir.
Une seule chose pourrait modifier le cours des événements et ce serait un changement majeur au sein de l'opinion publique québécoise contre la souveraineté (les oscillations mineures n'ébranleraient pas la résolution du PQ qui espérera combler son retard durant la campagne elle-même). Et en l'absence du programme à deux volets décrit précédemment, un tel changement dans l'opinion publique ne peut provenir que du miroitement de conséquences négatives de la séparation du Québec. Or, les Québécois dans l'ensemble n'ont donné aucun signe jusqu'à tout récemment de s'intéresser à ce genre d'argument..
Le danger de retombées négatives à court-terme n'en reste pas moins réel. Les conséquences néfastes se trouvent amplifiées par le repliement sur soi-même du mouvement indépendantiste. Cette tendance à ne regarder que vers l'intérieur se manifeste de façon évidente dans la fascination qu'exerce sur le mouvement la possibilité d'une déclaration unilatérale d'indépendance (DUI). Personne ne peut s'attendre à ce que les indépendantistes renoncent au droit de se séparer, même si le système politique canadien refusait à un certain moment de permettre une pareille brisure. Mais à un moment où ce système se dit prêt à prendre au sérieux l'expression d'un Oui convaincant, ce serait pure folie que de proposer la DUI comme objectif.
Pensons simplement à la vulnérabilité des gouvernements canadiens et québécois en ce qui touche la dette immense qu'ils ont accumulée à l'étranger, pensons à leur dépendance face aux investissements extérieurs, à la position fragile de notre monnaie et il devient évident qu'une DUI contestée créerait un niveau d'incertitude extraordinairement coûteux pour les deux gouvernements, mais vraisemblablement plus coûteux pour Québec. Seule une DUI immédiatement acceptée par le Québec, le ROC et de façon plus significative encore par la communauté internationale aurait des chances d'être indolore .
Mais en pratique, il n'y a aucune chance pour qu'une DUI passe sans faire l'objet de contestations. Les peuples aborigènes ont déjà signifié leur intention de contester une telle déclaration. Et il est maintenant clair, hélas, qu'un mouvement sérieux en faveur de la partition du territoire surviendrait au sein de la communauté anglophone de Montréal. La contestation des peuples autochtones est sûre de trouver des appuis substantiels au Canada et dans la communauté internationale. Quant au mouvement partitioniste, il pourrait fort bien trouver audience aux mêmes endroits, sans compter que le Québec sacrifierait une large part de la sympathie internationale à son égard s'il empruntait le chemin de la DUI sans avoir préalablement démontré la mauvaise foi du Canada lors de négociations.
Conclusion
Tout cela pour dire que les indépendantistes (et eux seuls) semblent vouloir transformer leur victoire probable en une défaite certaine. Balayant les objections inefficaces de leur leader, ils semblent déterminés à faire tout en leur pouvoir pour atteindre ce résultat ignominieux. Qui pis est, ils érodent sur la scène internationale la réputation de tolérance acquise par la société québécoise en adoptant des mesures linguistiques frivoles et mesquines. Quos Deus perdere vult, dementat prius. [Ceux que Dieu veut détruire, il commence par rendre fous.]
Ce spectacle bizarre n'a toutefois guère de quoi réjouir de vrais fédéralistes, car il laisse plus que jamais hors de notre portée le mode de coexistence viable que nous désirons pour l'ensemble des groupes nationaux qui forment le Canada.