Contes universels et diversité humaine
Il était une fois [rires] un auteur français qui se trouvait à Namur pour faire une conférence sur le conte et qui ne savait comment commencer son intervention [rires]. Et c’est la vérité, parce que sur un thème aussi foisonnant et large que le conte,. Quel que soit le nom qu’on lui donne, tale, story, on ne sait par quel bout le prendre.
Vous me direz, c’est un peu la même chose pour tous les grands territoires. Si on devait faire une conférence sur la philosophie, par où commencer? Ou sur l’histoire. La première chose qui m’est venue à la mémoire en entrant dans la pièce a un rapport avec le Mahabharata. Un jour, dans les années 79 ou 80, on en parlait à Calcutta ainsi que de l’Inde avec Peter Brooke et des ethnologues Bengalis qui venaient de faire une enquête au Rajastan. C’est la même république mais ce sont deux langues, deux cultures et deux traditions tout à fait différentes. Donc il est normal que les Bengalis aillent étudier une langue les traditions du Rajastan. Et ils s’étaient installés pendant deux à trois ans dans un petit village du Rajastan et ils avaient recueilli des histoires que quelques centaines de villageois (ce qui est petit pour l’Inde) leur avaient racontées et ils venaient de les publier
Cela faisait 17.000 histoires qui avaient jailli de ce petit village et qui faisaient un ensemble de volumes qui ne tiendraient pas sur cette table. Je ne les ai pas lus, mais j’ai passé toute une journée avec eux. Ce qui m’intéressait, c’était de savoir les types d’histoire qu’on recueillait dans ce bouillonnement.
Histoires vraies, inventées: universalité de l’imaginaire
Cela se partageait entre histoires vraies et histoires inventées: c’est la grande et traditionnelle distinction. Encore que de temps en temps, il y a des histoires présentées comme vraies qui sont un pur mensonge et des histoires présentées comme inventées qui recèlent une bonne part de réalité.
Dans les histoires vraies, il y avait les histoires des villages, l’année de la grande sécheresse, l’année où Untel a eu un accident, l’année où un serpent a mordu la vache d’Untel etc., des histoires locales, des histoires du Rajastan un peu autour, un peu élargies et quelques histoires relativement peu nombreuses relatives à l’histoire même de l’Inde. C’est-à-dire l’arrivée des Anglais, la présence des Anglais ce que l’arrière-grand-père avait fait avec tel gouverneur... C’était une partie d’histoires allant en diminuant avec le temps, le plus important étant les histoires vraies du village.
Et puis il y avait une partie d’histoires inventées qui étaient des histoires du type " Mon grand-père m’a raconté une histoire où il était question d’une princesse qui etc. " présentée comme une histoire locale. Puis il y avait des histoires plus larges, du Rajastan, puis il y avait le Mahabharata. Puis il y avait des quantités d’histoires mythologiques, mythiques, puis il y avait en un cercle encore plus large des histoires que vous et moi nous connaissons, c’est-à-dire des histoires qui ont traversé les cultures et les civilisations (des fables d’Esope, Phèdre etc,, des histoires qui ont traversé depuis ce fameux recueil indien que l’on appelle le Panchaprata qui date de bien avant le Christ et qui est considéré comme le premier recueil de fables).
La première question que l’on peut se poser c’est de savoir pourquoi une histoire voyage et pourquoi une histoire ne voyage pas.
Pourquoi certaines des histoires qui m’étaient racontées par ces ethnologues étaient des histoires restées dans ce village et n’en étaient jamais sorties et pourquoi il y en avait d’autres que je connaissais et que je pouvais raconter à peu près. Je me rappelle d’un exemple très précis: vous savez, l’histoire de la tortue et des deux canards. On lui dit de prendre deux bâtons dans la bouche et la tortue vole et puis, à un moment donné, la tortue, on lui demande si elle va bien, si elle n’a pas trop peur. Alors elle ouvre la bouche pour répondre que tout va bien, qu’elle n’a pas peur et....
C’était déjà là une histoire que nous connaissons tous. C’est très passionnant de penser que ce sont les histoires inventées qui voyagent le mieux. C’est notre part d’imaginaire à quoi correspondent les contes qui nous est le plus commun sur la surface de la Terre, c’est même inquiétant et rassurant de se dire que, aujourd’hui, il y a dans un petit village du Rajastan, au Pérou, en Afrique, en Wallonie et peut-être au Canada, des gens qui connaissent les mêmes histoires, exactement, et qui les racontent comme si c’était leurs grands-pères qui les avaient inventées.
A quoi cela tient? C’est une question que se posent souvent philosophes et ethnologues: Est-ce que notre imaginaire serait plus commun à nous tous que notre réel? Est-ce que l’imaginaire correspondrait davantage à notre nature qu’à notre culture pour employer ces mots classiques du 20e siècle? Est-ce que la part que nous avons tous et qui exige d’être satisfaite par du non-vrai, est-ce que cette part-là nous la partagerons mieux que l’histoire réelle des peuples?
Est-ce que l’histoire réelle des peuples qui, comme nous le savons tous, est faite de batailles d’invasions, de disputes, de rivalités de toutes sortes (etc.), nous séparerait alors que l’histoire de notre imaginaire nous réunirait? C’est une immense question à laquelle nous n’allons pas répondre aujourd’hui mais qui, bien entendu, trouve des quantités de résonances, d’échos dans toute l’œuvre d’invention qui a été tout au long du temps celle des romanciers, des conteurs, des poètes... de tous ceux qui ont essayé de répondre à cette exigence de l’imaginaire.
Comme si ce que l’on appelle le récit, la transmission essayait de réparer, de repriser un tissu que l’histoire s’acharne à détruire et à déchirer. Comme s’il y avait en nous une part commune que nous ne demandons qu’à partager et une part isolée, séparée que nous ne demandons qu’à affronter à l’autre. Et comme si l’une réparait les blessures de l’autre.
Ce qu’il y a de spécifique au conte
C’est une question que je présente de manière un peu autosatisfaisante parce que;, bien entendu, elle justifie et largement, toute vie de conteur. Alors est-ce que je suis complaisant à mon égard? Et peut-être que je vais chercher des justifications à mon activité, à supposer que j’en aie besoin de conteur. Et puis, à d’autres moments, quand je réfléchis en prenant de l’age, quand je rencontre des conteurs d’autres pays, notamment africains, et que je partage leurs soirées en vue d’échanger avec eux des histoires, on voit qu’assez souvent l’un peut finir l’histoire que commence l’autre. Qu’il y a quelque chose d’absolument fondamental et que seule l’histoire, le conte peuvent dire.
Vous savez, quand on demande à Milan Kundera: «Qu’est-ce que le roman?», il répond «C’est ce que seul peut faire le roman, ce qui est spécifique au roman». Cela a l’air d’une histoire qui se retourne sur soi comme l’escargot. Cela a l’air d’une tautologie, Mais si on l’applique au récit, à l’histoire, on voit qu’il y a quelque chose dans l’activité du conteur que rien d’autre ne peut remplacer.
Je vous donne un exemple qui n’est pas dans le livre. La chose amusante quand on présente un livre c’est de raconter des histoires qui ne sont pas dans ce livre. J’ai passé trente ans à écrire ce livre, à ramasser des histoires. J’ai une bibliothèque unique au monde, je pense, de livres, de récits du monde entier. J’ai eu l’idée de composer un manuel de philo composé d’histoires venues de tous les pays. Ë vrai dire, il me semblait impossible de composer quelque chose comme un manuel de philosophie, d’enfermer la philosophie, au sens de la sagesse, dans un manuel. Alors je me suis dit que j’allais quand même le faire pour voir ce que cela donnerait quitte à ce que cela devienne mon oeuvre posthume
Et puis, au fur et à mesure que je rassemblais des histoires, je me suis aperçu qu’il y en avait de moins en moins. J’ai énormément voyagé et mon premier soin était de me faire raconter les histoires du cru. Je choisissais selon que cela me plaisait et à la fin je ne trouvais plus rien. Alors je me suis dit que ce livre posthume allait être anthume. Un peu comme Alphonse Allais qui avait rassemblé ses oeuvres anthumes.
Puis je me suis attelé au travail en éliminant à peu près la moitié des histoires. Mais dès que le livre a été terminé, j’ai trouvé des histoires nouvelles alors qu’il était trop tard pour les inclure dans le livre et en particulier une très belle qui m’a été racontée à Bruxelles par un journaliste. La voici, si vous le voulez, je vous la raconte, elle est récente.
Il y a un homme très riche et un homme très pauvre. L’homme très riche a un fils très riche et le pauvre a un fils très pauvre, ce qui est dans la nature des choses...
L’homme très riche emmène son fils en haut d’une colline et lui dit «Regarde, un jour, tout cela sera à toi». Et l’homme pauvre amène son fils au sommet de la même colline et il lui dit: «Regarde!»
[L’auditoire se met à rire après un temps d’hésitation durant lequel le conférencier s’interrompt]
Voyez c’est une histoire que je trouve magnifique car elle a tous les degrés d’intérêt qu’une histoire peut représenter. D’abord, comme vous l’avez très bien senti, on ne sait pas quand elle se termine. On ne sait pas exactement quand c’est la fin: est-ce que l’on doit attendre encore quelque chose? Il y a quelques secondes d’hésitation: ce n’est pas une punch line, ce n’est pas une chute carrée, bien construite, cela laisse quelque chose de brumeux et d’ouvert, puis quand on a compris, qu’on a compris... qu’il ne faut pas s’attendre à autre chose, on revient sur l’histoire elle-même et on voit que c’est une histoire extrêmement profonde sur l’avoir et l’être, sur la notion de regard, sur l’espace: est-ce que l’espace qu’on possède est encore un espace? Et est-ce que la non-possession n’est pas la condition indispensable à la jouissance totale, au fait que le fils de l’homme pauvre ne regarde pas de la même façon, qu’il voit des choses que le fils de l’homme riche ne voit pas de la même façon? Il ne voit pas tant de francs ici, tant de francs par là. Non! il voit des choses que le fils de l’homme riche ne voit pas: c’est une histoire qui se développe à plusieurs niveaux c’est une histoire au vrai sens du mot, philosophique (ami de la sagesse). Mais d’une sagesse qui n’est pas une sagesse close sur elle-même pour tirer les leçons du monde. C’est dans ce sens que je dis dans la préface du livre que je me méfie beaucoup des fables car elles établissent une situation trop claire dans la complexité extrêmement subtile et contradictoire des sociétés qui nous entourent.
La fable choisit une situation qu’elle simplifie et la conduit à une moralité qui la ferme, la verrouille même quelques fois. Alors que, pour moi, l’histoire que je viens de vous raconter part d’une situation très simple et qui ne cesse de l’ouvrir pratiquement jusqu’à l’infini et à la fin de laquelle on est infiniment plus riche au vrai sens du mot qu’au début.. Tandis que dans l’histoire d’un agneau se désaltérant dans le cours «d’une onde pure», ce que l’on va me dire à la fin, mais je le savais déjà! Ë quoi bon me raconter une histoire pour me dire que la raison du plus fort est toujours la meilleure!
D’ailleurs, La Fontaine le dit au début! Je préfère les histoires que les fables (je ne veux pas dire du mal de La Fontaine! Et il n’est d’ailleurs pas là pour me répondre!), mais simplement pour dire que l’univers des contes et des histoires est immense et très complexe, car il fait appel aux contes des fées, au merveilleux, au fantastique c’est-à-dire à un certain type d’histoire qui délibérément choisit de métamorphoser la réalité, de nous transporter dans un monde qui n’est pas celle que nous avons sous les yeux. Il y a un chat botté dont les bottes font sept lieues... Ou une princesse endormie qui attend vingt ans d’être éveillée... D’entrée de jeu, on n’est pas dans notre monde. On est dans un autre monde et, là-dessus, tous d beaucoup des plus fins analystes et beaucoup de professeurs recherchent dans ce monde imaginaire les traces du nôtre.
Où sont dans notre monde les racines de ces histoires inventées? C’est une grande question dont s’occupe en particulier le travail sur les contes de fées.
Il y a ce type d’histoires qui couvrent, dans l’histoire du monde, un territoire énorme. Ce que tous les peuples ont pu raconter d’histoires magiques, irréelles, surnaturelles, imaginées... est absolument immense et c’est un trésor que nous partageons et qui peut être commun à tous.
Et puis il y a un autre type d’histoires qui sont les fables et il y a les histoires strictement narratives que l’on peut appeler - c’est un genre que j’ai bien pratiqué à une certaine époque - les histoires populaires, par exemple l’histoire d’un paysan qui ruse avec le diable. C’est quelque chose qui part d’une sagesse paysanne villageoise, à base de malice et de ruse, et qui transforme les rapports, non pas entre ce monde et un autre monde, mais entre l’humble et le puissant. Très souvent dans ce cas-là, l’histoire sert à renverser les rapports de force et sert à ridiculiser le puissant au profit de l’humble, du modeste qui va trouver dans sa besace une ressource que l’autre n’avait pas prévue. On, appelait cela autrefois les contes à rire
Il y a au 17e au 18e une série de contes qui traversaient les territoires à travers le colportage sur le mauvais papier des colporteurs très souvent dans les villes de provinces, à Troyes en France il y en a beaucoup par exemple. Et qui transmettaient ce type de récits comme une revanche anonyme du peuple, pourrait-on dire.
Et puis il y a les histoires que j’ai choisies, et sur lesquelles je vais peut-être m’attarder un peu plus longtemps: que j’appelle à ma manière des contes philosophiques bien que cela ne soit pas au sens voltairien voltairien du mot, elles n’ont pas la longueur de Candide par exemple.
Des histoires anonymes et «philosophiques»
Ce sont des histoires plus courtes en général, mais j’ai l’impression que ce ne sont pas vraiment des histoires populaires. Je crois que ce sont déjà des histoires qui, tout en restant anonymes (car le propre des histoires que j’ai choisies et que choisissent la plupart des auteurs de recueils de contes, c’est d’être anonymes). Leur spécificité c’est qu’elles n’aient pas d’auteurs. Ce ne sont pas des nouvelles, oeuvres qui ont déjà leur place sur les étagères de la littérature. Je ne fais pas figurer Maupassant dans mon livre.
Ce qui m’intéresse, c’est d’aller chercher des histoires voyageuses, passant d’un pays à l’autre, et anonymes comme s’il y avait dedans une revanche de celui qui n’avait pas de voix, de celui qui n’a pas de voix officielle qui ne signe pas ses oeuvres mais de celui qui pourtant a des choses à dire et qui prend par là une revanche.
Il me semble cependant qu’une bonne moitié des histoires que j’ai choisies sont des histoires déjà très, très élaborées et quelques fois un peu intellectuelles. On sent qu’elles viennent du peuple comme les histoires zen. Mais elles ont une telle profondeur de pensée qu’il est très difficile de les attribuer à quelque chose de spontané. Cela appartient à une culture du conte et ces histoires sont destinées à un enseignement.
D’où cela a-t-il pu venir? Qui a pu inventer ces histoires sans noms, sans noms d’auteurs? Vous savez que l’on dit toujours que ce sont des mythes. On peut s’interroger sur la transformation, la dérive de sens du mot «mythe».
Il semble que les premières histoires que se sont racontées les hommes (constitués en société), étaient des histoires mythiques. L’homme des cavernes, quelles histoires pouvait-il raconter? On ne peut que l’imaginer, il est certain qu’ils se racontaient des histoires. De même, les grands nomades des steppes... On ne peut qu’extrapoler, on ne peut que rêver à ce qu’ils se sont racontés.
Ë partir du moment où l’on s’est mis à écrire des histoires, deux à trois millénaires avant notre ère, les premières histoires racontées et rapportées sont des histoires mythiques. Les mythes sont les premiers récits rapportés à peu près dans tous les peuples du monde.
Et ces mythes sont à l’origine la vérité absolue. Cela ne se discute pas. La première chose, c’est de se raconter son origine. L’histoire mythique est celle du fondement. C’est toujours la manière dont ce peuple est apparu sur la terre, en descendant le long du haricot géant apporté par un grand toucan au bec énorme... Pourquoi on l’a attaché à cette terre et pas à une autre et comment il doit se comporter vis-à-vis d’elle. Autrement dit, le début des bonnes lois. Un mythe dit qui nous sommes, pourquoi nous sommes là et comment nous devons nous comporter sur ce morceau de terre qui nous a été donné. Pour prendre l’exemple indien qui est un de ceux que je connais le mieux. Vous savez que le premier texte indien que nous avons conservé, ce sont les Veda.
Oralité, écriture: 30.000 ans de contes
Les Veda, voici comment cela s’est passé, selon la tradition indienne. La création du monde est longue (contrairement à notre tradition biblique). Pendant des millions et des millions d’années, le cosmos était agité de mouvements, difficiles à définir (on est très prudent car on n’était pas là), qui peu à peu sont devenus des sons. Ces sons, ces bruissements cosmiques ont peu à peu composé quelque chose que l’on peut appeler une musique, en tout cas des différences de sonorités. Dans ces différents sons - cela prend des milliers d’années! - est apparu le sons «mom». Les premières voyelles sont apparues et elles se sont accouplées pour former des mots, comme des particules élémentaires formeraient des atomes puis ces atomes des molécules. Ces sons ont formé des mots, les mots des phrases et ces phrases les Veda. Les Veda ont été livrés par le cosmos. Il est inconcevable d’en discuter la réalité. Il est inconcevable d’en discuter la réalité puisque ce qui est dans les Veda est la réalité absolue qui vient de cette très lente évolution de l’univers.
Après les Veda on commence à composer des textes qui sont les Upanishads où intervient d’une certaine façon une main humaine et qui déjà le met en ordre. Puis viennent les épopées et apparaît l’auteur qui s’appelle Vyasa et qui est un aède, quelqu’un qui a composé un immense poème (le grand poème du monde le Maha (grand, total) Bharata (Indiens): la grande-totale histoire du monde, des Indiens c’est-à-dire la grande-totale histoire des hommes. Il faut bien voir ce qu’il apporte. Les Veda sont obscurs car c’est en quelque manière la voix elle-même de L’univers, du Cosmos et qui, par conséquent, n’a pas toujours la clarté de la raison humaine. Dans les Upanishads, il y a déjà une intervention de cette raison humaine, un peu de clarté qui organise. Puis, au deuxième étage des récits épiques, intervient Vyasa. Qui, d’ailleurs intervient pour dire qu’il compose le «grand poème du monde».
Il a composé ce poème mais pour des raisons faciles à comprendre, parce que l’écriture n’existe pas encore puisque l’auteur n’existe pas encore - il est le premier - il ne peut pas utiliser des écritures qui, avant lui, n’existaient pas. Donc, c’est bien lui qui a composé le poème, mais il ne peut l’écrire. On se trouve là, dans l’histoire de la littérature, devant quelque chose qui est dit sous une forme mythique et qui est très passionnant: nous avons inventé avant de pouvoir écrire.
Et même plus, la période qui s ‘étend avant la découverte de l’écriture couvre des millénaires. Vous savez que l’on vient de découvrir dans l’Ardèche une grotte, la grotte Chauvet, qui ressemble beaucoup à celle de Lascau (il y a évidemment des animaux que l’on ne trouve pas à Lascau mais c’est le même type de rapport au monde). Mais entre celle-ci et la grotte de Lascau, il y a 160 siècles, c’est-à-dire autant de siècles qu’il y en a entre Lascau et nous. Il faut bien voir que les gens de la grotte Chauvet sont des êtres humains très très évolués, des gens qui ont exactement les mêmes capacités mentales que nous, qui évoluent dans des sociétés très complexes, ce qui se voit notamment à travers le fait que l’activité de peindre est réservée à quelques uns. Et ces gens ont eu un art sophistiqué, très sophistiqué Nous reposons donc sur un socle ancien très considérable.
Or, nous ne savons pas évidemment ce que racontaient ces gens mais ce dont nous sommes sûrs, c’est qu’ils se disaient des histoires. Donc, pendant très longtemps, avec cette exception de la peinture comme trace écrite, enregistrée si l’on veut, pendant 300 siècles, pendant 30.000 ans, il y a eu une différence entre l’oralité et l’écriture. Je raconte, mais ce que je raconte, le vent l’emporte à moins que cela ne reste dans ta mémoire et qu’à ton tour tu ne le racontes à d’autres.
Il faut savoir aussi que des savants en Inde affirment aujourd’hui que cette transmission orale est plus fidèle que l’écrit. Par exemple, les textes que les Brahmanes se répètent encore aujourd’hui, en les chantant sur des rythmes très particuliers, en insistant sur tel ou tel accent tonique, sur telle syllabe, ont beaucoup de chances d’être plus fidèles à ce qu’étaient les Veda il y a 5000 ans que les mêmes textes écrits qui nous en sont parvenus.
Je voudrais faire à ce sujet une parenthèse. Je déjeunais avec un homme, un super-technicien, qui a été chargé du report informatique des textes de la Bibliothèque Nationale. Je lui demandais le pourcentage d'erreurs commises dans la saisie informatique. Il faut dire que dans l’édition ordinaire, on arrive à pouvoir limiter le nombre de fautes à une faute tous les 10.000 signes. Et le technicien avec qui je parlais me disait qu’ils avaient espéré limiter, avec des gens très entraînés, le nombre de faites à une faute tous les 20.000 signes. Mais en réalité, ils n’ont pas pu tenir cette proportion et il s’est produit une erreur tous les 1805 signes très exactement.
Or c'est le pourcentage des erreurs des copistes du Moyen age, une erreur environ tous les 2.000 signes, la même chose que pour la saisie informatique. On peut en conclure que le pourcentage d’erreurs que nous commettons au cours des siècles est très radicalement fidèle à ce que nous sommes. C’est passionnant, d’une certaine façon et, en tout cas, cela conforterait la thèse des savants selon laquelle la tradition orale est plus fidèle. Bien entendu, il y aurait une façon de remédier à notre perpétuelle infirmité, ce serait de photocopier tout, mais avec la photocopie au laser ou avec d’autres méthodes, d’autres erreurs se commettent que l’esprit humain ne peut pas expliquer.
J’en reviens à Vyasa, qui a composé un poème très raffiné, avec beaucoup de rappels, beaucoup de personnages, tous différents, avec beaucoup de niveaux de compréhension ou de lecture dans son texte, qu’il ne peut pas écrire. Il fait alors appel à un demi-dieu qui est le fils de Parvati, elle-même fille du dieu Shiva et qui a eu ce fils d’elle-même, sans intervention masculine. Il y a d’ailleurs là toute une histoire que je ne vais pas vous raconter, mais ce dieu a une tête d’éléphant. Quand il est convoqué, il descend des cieux avec tout un attirail, avec un écritoire - pareil attirail devait étonner à l’époque car en ces temps personne ou presque ne savait écrire et tout cela devait paraître bien extraordinaire (en 3000 avant Jésus-Christ). Pour écrire, il s'arrache une défense et écrit avec...
Rappelons-nous que nous venons des Veda où c’était le Cosmos qui délivrait le message par des sons. Nous allons ensuite vers les Upanishads où déjà des poètes interviennent discrètement en commentant l’oeuvre céleste. Et maintenant nous arrivons à l’auteur qui ne sait pas encore écrire.
Apparition de l’auteur et de l’anonyme
Après cette époque des poèmes épiques, comme l’Iliade et l’Odyssée, ce sera la période des auteurs de la tragédie grecque, Sophocle, Eschyle, Euripide, chacun d’entre eux étant reconnu comme un auteur, ayant chacun un style très particulier. Nous arrivons à l’époque de fondation des grandes civilisations, celle du Bouddha etc.
Des cités se construisent, des Etats s’organisent
Et apparaît le poète officiel. Eschyle en est un. C’est le premier qui dans son théâtre est passé d'un récitant à deux récitants et faire cela, passer d'un récitant à deux récitants, c'est l’invention du théâtre car cela crée la relation indispensable avec un autre, même si ces deux personnages ont un masque destiné, tout à la fois, à cacher l'expression de leurs visages et à porter leur voix. On en est là à une époque de l’humanité où l’auteur a une identité bien précise, on le reconnaît. Quelques fois, il est glorieux et quelques fois, il est même très riche. Mais il semble que ce soit en même temps, justement, que surgissent des auteurs anonymes qui n'ont rien d'officiel, des gens insolents irrespectueux, mettant en scène des choses innommables, des personnages qui ne sont absolument pas héroïques, vulgaires, repoussants, et de la vie de tous les jours. Ces histoires sont des histoires que l’on se raconte en douce, qui sont obscènes, irrespectueuses vis-à-vis du pouvoir, portées par des voyous à travers les rues, les quartiers mal famés, les cabarets.
C'est comme si s'établissait un équilibre, dans ces sociétés, un équilibre très mystérieux - on ne sait pas d’où il vient - entre l'art officiel et l'art populaire, l'art reconnu et l'art des voix qui rôdent dans la nuit. C’est comme si, dans toutes les sociétés on avait besoin des deux choses.
Pensez au 17e siècle où l'art était on ne peut plus officiel, où les poètes sont regroupés autour du roi. C'est peut-être l'époque où la littérature populaire a été la plus riche, la plus prolixe, la plus vulgaire, avec beaucoup de poètes si insolents qu'on les a brûlés en place publique. Il ne s’agit pas seulement de Saint-Amand ou de Théophile de Viaux, mais d’auteurs souvent inconnus, souvent des homosexuels. On est là dans les racines mêmes de ce qui a composé notre culture: cette dualité entre l’art en smoking et l’art en haillons ou en blue jeans. De cette globalité, on ne peut se séparer, on ne peut se séparer ni de l'un ni de l'autre de ces deux registres
C'est de cela que je me suis beaucoup inspiré en écrivant mon livre. Il y a un chapitre tournant autour des mêmes thèmes traités par les voix les plus élevées et les voix les plus populaires.
Il faut que je vous raconte une histoire parce que quand même parler des histoires sans en raconter... Une histoire que je cite dans mon introduction qui m'a fait beaucoup rêver, c'est ce que l’on appelle une entrée clownesque, ce qui se passe entre le clown élégant et l'auguste, celui qui a un gros nez, de trop grandes chaussures, toujours un peu ahuri. Il y a un rond de lumière par terre - un arc -) et l’auguste rentre et il cherche quelque chose dans son rond de lumière. Le clown blanc rentre et le dialogue - dialogue très précis - est celui-ci:
- Tu as perdu quelque chose? (dit le clown élégant)
- Oui.
- Quoi? Qu’est-ce que tu as perdu?
- J’ai perdu mes clés.
- Tu as perdu tes clés ici?
- Non.
- Mais alors si tu n'as pas perdu tes clés ici, pourquoi tu les cherches ici?
- Parce qu'ici il y a de la lumière.
Cette entrée clownesque d’aujourd’hui est une histoire évidemment métaphysique parce qu’elle nous dit tout de suite que si l’on cherche dans la lumière, on ne retrouvera pas ses clés peut-être, mais on trouvera autre chose car dans le noir, on ne trouverait ni clés, ni rien. Cette histoire, on la retrouve mot pour mot dans les légendes indiennes et persanes d’il y a 2.000 ans. Une histoire chargée de quelque chose dont il est difficile d'imaginer que cela soit entièrement populaire. Elle a en effet quelque chose de très élaboré. Elle n’est pas du même ordre que les histoires avec le diable dont je vous parlais tantôt. Cette histoire peut aussi se dérouler (comme dans les contes indiens et persans) dans une ville avec une lanterne publique. Elle a traversé d’immenses territoires, tous les pays, à travers les bateaux des marchands, une infinité de trafics. Il y a dans cette histoire quelque chose de très philosophique, quelque chose qui est délibérément destiné à un enseignement.
Nasreddin Khodja
A ce genres d’histoires s’opposent les histoires de Nasreddin Khodja, un personnage qu’on a cru parfois être historique, un bouffon à la Cour de Tamerlan mais ce n’est pas sûr. Il a tous les défauts du monde, avare, hypocrite, vaniteux, glouton, obsédé sexuel, c’est dire que chacun peut s’y retrouver. Il ne possède aucune qualité sinon une attitude mentale qui lui permet de percevoir un petit aspect de la réalité que les autres ne voient pas. Il a tellement apporté que Gurdjieff le place au sommet de la sagesse humaine. Il est l’homme à la voie rusée, la ruse étant la qualité suprême de l’esprit. C'est celle d’Ulysse dans l’Iliade et l'Odyssée et bien d’autres sages. Ce qu’il y a de bien dans les histoires de Nasreddin, c’est que ce sont des histoires qui nous divertissent et qui peuvent s'appliquer à notre vie quotidienne. L’année dernière, je présidais en France les Rencontres de l’audiovisuel scientifique. Claude Allègre était venu l’inaugurer et je lui dis devant la science française rassemblée et même un peu la science internationale, que je vais lui raconter une histoire qui le concerne lui en particulier. La voici:
Un jour, dans Bagdad, le Sultan fait battre le tambour et fait annoncer à son de trompe qu'il donne sa fille à épouser, 400 coffres remplis d'or et de pierreries d’immenses territoires de l’ouest du pays à l'homme qui portera un message à son frère (à lui, le Sultan) qui est dans les pires difficultés avec des peuples soulevés dans le nord du pays.
Pour l'atteindre, certes, le voyage n’est pas simple: il faut traverser des marécages malsains, des forêts dans lesquelles on doit qu’il y a des gens dangereux voire même des monstres ou des fantômes... Mais celui qui y arrivera, sa fortune sera assurée
Dès qu’il entend ça, Nasreddin se précipite hors de sa maison, court comme un fou, bouscule tout le monde dans les rues, renverse les étals d’oranges du marché, arrive au palais, et y écarte furieusement les gardes et - c’est déjà un homme d’un certain age Nasreddin , cela n’a jamais été un jeune homme en fait - il monte l’escalier, se rue sur la salle d’apparat où siège le Sultan, y bouscule à nouveau la masse des courtisans pour parvenir au pied du trône où il hurle:
- Sultan! Sultan! PAS MOI!
Et Allègre a très bien pris l’histoire.
C’est une histoire dont chacun peut faire son miel. Une année, le bruit avait couru que l’on allait me confier la direction de la télé publique. Il y a des moments dans la vie où il est important d’être le premier à dire non. En voilà un par exemple. J’avais envie de dire comme Nasreddin : «Pas moi! Pas moi!»
Cette histoire-ci, autant la tache de lumière sur le sol pour l’entrée clownesque me semble être une histoire de philosophes, autant l’histoire que j’ai racontée à Allègre est, elle, à mon sens, une histoire qui vient du peuple. Il y en a une autre de lui que j’adore et que vous pouvez utiliser comme bon vous semblera. C’est l’histoire de la sécheresse. Vous la connaissez?
Il y a une sécheresse terrible dans le pays, mais si terrible qu’on n’en a jamais connu comme cela dans le pays et le bruit court que Nasreddin connaît un secret sait comment il faut faire pleuvoir. Une délégation de gens de la ville vient le trouver :
- Il paraît que tu sais comment faire venir la pluie?
- Oui, c’est vrai.
- Mais comment est-ce qu’il faut faire? De quoi as-tu besoin?
Il répond
- J’ai besoin d’une bassine d’eau.
On lui dit
- Mais, c’est justement cela qui nous manque. On n’a presque plus d’eau... «Oui, je sais», répond Nasreddin mais, «C’est ce qu’il me faut, il me faut une bassine d’eau.» Je vous raconte brièvement l’histoire, on réquisitionne ceci et cela et, malgré toutes les difficultés, on lui apporte de l’eau
Il est là dans la cour et une fois qu’il a la bassine d’eau devant lui, Nasreddin enlève sa robe, la trempe dans la bassine et se met à la laver avec du savon. Les gens le regardent stupéfaits:
- Mais qu’est-ce que tu fais?
- Je sais ce que je fais.
- Mais comment! On t’apporte de l’eau, on te demande de faire...
- Je sais ce que je fais
Il achève de laver sa robe et vide l’eau. A nouveau, stupéfaction et on lui demande
- De quoi as-tu besoin maintenant?
- J’ai besoin d’une seconde bassine d’eau.
- Mais enfin!
Et alors, là, on se met à l’injurier, à le menacer. Mais il insiste
- Il me faut une seconde bassine d’eau
Comme sa réputation n’est pas celle d’un être totalement inefficace, on va rançonner les enfants, on presse les éponges, on fait tout ce que l’on peut pour lui rapporter une bassine d’eau un peu moins remplie que la première. Mais enfin, bon! Il a sa bassine d’eau. Alors il prend sa robe et la rince
Alors, il rince sa robe dans la bassine. Et là, on manque de le tuer. Des bâtons se lèvent. On l’insulte. On l’injurie:
- Comment as-tu osé nous priver de la dernière eau qui nous restait etc.
Mais lui, imperturbable:
- Je sais ce que je fais. Je sais ce que je fais
Quand il a fini de rincer sa robe, il vide la bassine d’eau et il dit
- Est-ce que l’on peut m’aider à tordre ma robe.
Et on l’aide. Et les gens voient tomber ... Et les gens, assoiffés voient tomber l’eau sur le sol, la langue pendante et desséchée. Ensuite, avec l’aide de sa femme... il va avec l’aide sa femme tendre un fil dans le jardin. Et dès qu’il y a accroché sa robe, du fond de l’horizon, arrivent de lourds nuages qui grossissent, qui noircissent, qui s’approchent et une demi-heure après, les premières gouttes d’eau tombent.
«Voilà», conclut Nasreddin , «chaque fois que je veux faire sécher ma robe, il pleut.»
[Rires]
Vous voyez, à quel point c’est une histoire qui incontestablement, est une histoire drôle, qu’on peut faire durer comme on veut et puis vous verrez, vous réfléchirez quand vous ferez sécher du linge. Cette histoire nous fera réfléchir la prochaine fois que nous ferons sécher du linge. Il y des tas d’occasions de la vie quotidienne où peuvent nous revenir cette histoire ou d’autres histoires de Nasreddin , c’est sans limites. Que ce soit les points de départ ou les points d’arrivée. Bien sûr, il y a un point de chute, mais on pourrait lier les chutes les unes aux autres. Nasreddin , de plus, est un personnage fidèle à lui-même et on raconte toujours des histoires de Nasreddin liées à l’actualité des grands de ce monde, à Clinton, à Gorbatchev... Voici ce qu’on racontait il y a peu en Tunisie et à propos de l’Angleterre.
Nasreddin se prend de passion pour l’Angleterre. Il décide de devenir anglais. C’est vraiment difficile mais il est très connu depuis que l’on raconte des histoires à son propos et il a su se créer des relations. Après des années et des années de démarches, de ruses, d’humiliations, on lui téléphone du consulat et on lui annonce qu’il peut y venir chercher son passeport britannique. Il y va avec un ami et lui dit en arrivant au consulat: «Attends-moi là, je reviens tout de suite.» Quand il sort, il est en larmes, absolument en larmes, effondré, s’appuyant au mur... Il titube. Son ami lui demande:
- Qu’est-ce qu’il y a? Cela n’a pas marché?
- Si! Si! ‚a a marché.
- Mais alors qu’est-ce qu’il y a? Pourquoi es-tu si triste?
Et alors Nasreddin de s’écrier:
- Nous avons perdu les Indes!
- Mais il y a longtemps de cela!
- Oui, mais tant que je n’étais pas anglais cela ne me faisait rien!
Il y a là quelque chose d’intéressant d’avoir une histoire qui nous vient de Tunisie et qui nous aide à parler des Anglais.
Des histoires contre la mort des peuples
Nasreddin est un personnage qui permet de nous aider dans la vie de tous les jours, d’enregistrer les coups du sort, de résister. Un moyen que les peuples ont trouvé pour s’entraider. Géographiquement mais aussi historiquement. Il faut que nous soyons très conscients de ce que l’histoire venue d’ailleurs que nous-mêmes, nous apporte solidité, réassurance, espérance, la possibilité de résister au malheur. J’y vois une raison pour que tous les humains se sentent tous les mêmes puisque ce sont les mêmes histoires qui nous font rire, mais aussi que le fait de se raconter est une manière de lutter contre la mort, pas seulement la mort des individus mais aussi celle des nations, celle des cultures. Kundera disait avec persévérance qu’il fallait se raconter: il disait sans cesse à ses compatriotes quand durait encore l’occupation russe: sachez qui vous êtes, dites vous vous-mêmes. Nous sommes menacés par des histoires venues d’ailleurs et qui ne nous parlent pas de nous, surtout à la télé et au cinéma. Nous ne devons pas perdre cette possibilité de nous dire nous-mêmes. Sur la notion même d’histoire, je voudrais rappeler le mot d’un neurologue avec qui je travaillais, Sachs.
Je lui ai demandé: «Qu’est-ce qu’un homme normal?». Il a réfléchi avant de me dire: c’est un homme qui sait raconter son histoire. C’est un homme qui a un passé et qui le connaît, qui sait d’où il vient, qui peut dire ce qu’il a fait, ce qu’il a vécu, son identité: cela peut se dire d’un individu ou d’un peuple. Qui peut dire aussi ce qu’il fait en ce moment. Je ne suis pas absolument sûr de ce que je ferai demain même si j’ai un agenda. Je sais que je vais mourir mais n’en sait ni l’heure ni le moment. Pour un neurologue, c’est cela un homme normal. Il y a ainsi des malades sans passé ou qui se croient toujours être le même jour, la même date qui se répète comme si le temps était aboli.
J’ai trouvé là une justification de mon activité qui est de raconter des histoires. Peut-être que je cherche cela en racontant des histoires et avec ceux qui veulent bien m’écouter ou aller voir au théâtre des histoires que je raconte de trouver un temps commun et qu’à un moment donné, quand cela sera terminé, cela fera partie de notre mémoire commune. Raconter des histoires, n’est-ce pas une manière de nous constituer une mémoire dans laquelle les uns et les autres nous pourrons puiser quelque chose qui, à un moment donné, nous aura été commun?
Par exemple l’activité théâtrale disparaît: quand la pièce est jouée, elle est jouée. C’est de l’essence de l’activité théâtrale que d’être quelque chose d’éphémère, mais pourtant, auteur, acteurs, spectateurs, auront partagé une expérience unique. Car jamais le public ne sera le même que celui qu’il aura été tel ou tel soir.
Dans le Mahabharata, il y a une jeune princesse indienne qui vient du Sud de l’Inde et qui doit épouser un roi très puissant du Nord. Elle n’a jamais vu son fiancé puisque telle était la loi des mariages arrangés à entre aristocrates. Alors elle envoie sa servante pour voir comment il est. La servante revient. La Princesse lui demande «Tu l’as vu?». En larmes, la princesse lui dit que ce roi est très beau mais aveugle, aveugle de naissance, qu’il ne recouvrira jamais la vue.
Alors la princesse, très choquée de dire «Mais ce n’est pas possible, tu as dû te tromper: un roi aveugle ne pourrait régner que sur la nuit! que sur les monstres qui s’agitent hors de notre vue! un roi aveugle ne pourrait régner que sur un peuple brisé, un peuple déchiré, une peuple qui n’est pas un peuple!»
Il se trouvait que la comédienne qui jouait ce rôle était une Libanaise et que nous jouions le Mahabharata au moment même de la guerre au Liban. De sorte que ces mots prenaient une résonance particulière, surtout lorsque quelque chose de particulièrement grave venait de s’y produire (attentats, nouveaux massacres). Il y avait alors la qualité d’un silence. Qu’est-ce qui fait qu’un silence est d’une autre nature qu’un autre silence? On a posé la question à des scientifiques qui ne peuvent répondre. Dans ce cas-ci on a pu mettre le doigt sur l’explication: il y avait un lien entre la fiction et la réalité. Ce genre d’émotion est celle que nous cherchons. Car c’est alors que l’histoire qui vient de très loin dans l’espace et dans le temps, nous permet de nous regarder avec plus de perspicacité.
Si nous demandons à des gens de venir nous écouter, c’est que nous faisons le pari que les deux heures passées dans le théâtre seront plus riches que les deux heures passées en dehors. C’est ce qui nous donne une extraordinaire responsabilité. C’est la seule chose que nous puissions leur donner. Nous n’avons pas d’autre justification que celle-là.
Dallas et l’océan qui écoute
J’ai hésité longtemps à porter sur la scène La controverse de Valladolid. On se demande au 16e siècle si les Indiens d’Amérique ont une âme de même qualité que nous. Et si elle est inférieure, si nous n’avons pas le droit alors de les soumettre, de les conquérir et de les exterminer en veillant cependant à assurer leur salut éternel.
Une petite fille d’origine marocaine est venue toute seule: je ne sais d’où elle venait. Elle était toute tremblante. Elle confondait les époques évidemment. Mais elle y avait vu à chaque instant une interrogation sur elle-même, qui, elle, était jeune, jeune d’origine marocaine, vivant à Paris sous les regard qu’elle doit supporter toute la journée, regards divers, pas forcément hostiles (il y a dans la pièce un grand défenseur des Indiens, Barthélémy de Las Casas). Elle avait vibré, non pas d’un point de vue historique mais personnel et c’est cela que nous cherchons quand nous racontons des contes, nous prétendons partir ailleurs. En réalité, nous sommes partis, mais nous sommes restés ici, nous y revenons de manière plus intraitable mais aussi plus souriante. ‚a, c’est une première chose que je voulais dire... Il y a un rôle des contes qui est d’entretenir la mémoire. Le conte joue ce rôle même s’il est ancien et lointain. Il y a des histoires de dragons qui nous parlent intensément.
La deuxième chose, j’y ai déjà fait allusion. C’est le droit que nous avons de nous raconter. Je me trouvais il y a 10 ans au Sénégal avec Jean Rouche dans une famille mi-sénégalaise mi-guinéenne. Quand nous sommes arrivés, une grande partie de la famille regardait Dallas. Nous les avons regardés eux en train de regarder Dallas.
Que regardaient-ils en réalité? Une série télé écrite par des gens qui très probablement seraient incapables de situer le Sénégal sur une carte muette d’Afrique, comme beaucoup d’entre nous. Ils voyaient Dallas qui ne leur parlait jamais d’eux-mêmes, pouvait les toucher, mais qui ne leur parlait pas d’eux-mêmes (comme je le disais tantôt, on peut cependant avoir une histoire qui vient de loin et qui vous parle quand même de vous-même). Dallas ne leur parlait pas non plus des USA, c’était une vision sans rapport avec la réalité. Un mélodrame obéissant aux règle d’un feuilleton mélo. de l’Europe du 19e. La seule obligation dans ce genre de scénario, c’est qu’il faut qu’à chaque épisode la famille soit au moins une fois réunie au ranch. Ce n’est pas une série sur l’argent et le pétrole, mais la famille. La vision des Etats-Unis que donnent Dallas est complètement bidon. Ce n’est pas du tout comme cela que se passent.
Les Sénégalais se trouvaient devant un double mensonge: cela ne leur parlait pas d’eux et cela ne leur parlait pas des USA. C’était une histoire qui avait perdu la réalité des histoires que je vous ai racontées, une manière de se déposséder et de se perdre. Une manière de perdre une identité et de ne pas s’enrichir.
Il faut faire attention quand on pratique cet art dangereux du conte car il peut enrichir et il peut appauvrir. Il peut, s’il est présenté comme les feuilletons américains à grands renforts de beaux mecs et de belles filles, d’armes exterminatrices, d’images renversantes, il peut non pas nous apporter quelque chose mais nous déposséder de quelque chose que nous avions.
C’est pour cela que même une activité comme celle d’une maison du conte, à Namur, c’est plus qu’une activité de résistance, mais aussi une manière de sauvegarder notre identité, l’identité particulière à chacun de nous. Il faut la poursuivre avec l’idée d’organiser des activités de qualité. Mais il faut aussi le faire avec l’idée plus large qu’un peuple tout entier doit se défendre. Notamment avec des techniques télévisées ou audiovisuelles. Un peuple doit conserver ce droit. Si nous nous laissons envahir par des histoires racontées par des gens qui ne nous connaissent pas et sur des choses menteuses - Exterminator par exemple - alors nous courons le risque de nous perdre totalement. Le risque de perdre son imaginaire est plus grand que le risque de perdre sa réalité. Car la réalité, on s’arrangera toujours pour nous la garder: nous sommes des consommateurs et de cela on s’arrangera toujours pour nous vendre quelque chose. Mais l’imaginaire, c’est moins sûr que nous le gardions. L’imaginaire, c’est la part la plus importante de nous-mêmes. Ce que je disais au début: la part imaginative est ce que nous avons de plus en commun avec les autres hommes. La part imaginative est la plus précieuse et la plus exigeante à défendre.
C’est quelque chose autour de quoi je tourne. L’ƒtat doit intervenir pour nous y aider. Les défenses que l’ƒtat en France organise autour du cinéma français, c’est un de ces points sur lesquels nous appuyons depuis des années. C’est constamment attaqué. Nous reformons sans cesse nos digues. Mais c’est un combat qui n’aura pas de fin. Il ne faut surtout pas jeter nos pelles. C’est absolument essentiel: c’est la raison n¡1 pour laquelle je suis venu ici. C’est très important que nous continuions à nous faire rire avec nos propres histoires et à nous faire peur aussi.
Je veux terminer avec deux histoires.
La première est une histoire juive. L’histoire se passe en Pologne. Dans cette communauté arrive un nouveau rabbin. Il amène un jour ses fidèles dans une forêt pour y célébrer un rituel qui se répète tous les 30 ans. Le rabbin disparaît et le second rabbin réunit tous ses fidèles quand vient le moment de la célébration (évidemment, il y en a un peu moins de monde qu’il y a trente ans). Mais le nouveau rabbin ne se souvient plus de l’endroit et le rituel, on l’a un peu oublié, mais finalement on se rappelle presque de tout, des gestes et des prières, du lieu. Avec le 3e rabbin, il n’y a plus beaucoup de gens qui se rappellent l’endroit, mais on en discute encore . Quant au rituel, il est en grande partie oublié. Trente années se passent. La veille de la cérémonie, on vient trouver le 4e rabbin pour lui rappeler le jour. «Ah! oui, c’est vrai!», dit-il. On sait encore qu’il faut aller dans la forêt, mais on ne sait plus ce qu’il faut y faire. On effectue cependant la promenade dans la forêt. Il y a un vieillard qui est triste et qui dit au rabbin: «C’est terrible.» «Quoi?» «On a tout oublié. On ne sait plus pourquoi l’on faisait cela.» Mais le rabbin lui réplique que l’on peut tout de même en raconter l’histoire...
La dernière histoire, c’est un conte persan, avec un conteur soit masculin, soit féminin, qui raconte ses histoires face à l’océan. Il raconte toutes ses histoires, l’une après l’autre. Entre deux récits, il boit un verre d’eau et c’est tout. L’océan l’écoute avec intérêt, mais on ne sait pas depuis combien de temps cela dure. Mais le poème persan dit: «Si un jour le conteur se tait ou si on le fait taire, nul ne peut dire ce que va faire l’Océan.»