Euro faible, Europe en panne
Naissance de l'euro
Le Traité instituant la Communauté européenne du Charbon et de l'Acier (CECA) en 1951 a été le premier acte concret de la construction européenne. Le Traité de Rome en 1957 en instaurant la Communauté économique européenne, encore appelé Marché commun a été un grand projet européen auquel les États se sont attelés et qui a guidé et progressivement harmonisé leurs politiques nationales. Les citoyens ont adhéré à ce projet et y ont trouvé un intérêt, notamment dans une progression concomitante du niveau de vie et des conditions de travail.
Ce projet s'est continué par l'Acte unique en 1985, marquant cependant un changement important. D'une politique de marché en concurrence sous encadrement des États, on passe au néolibéralisme: c'est le marché unique, réalisé en 1991 par la libéralisation complète du marché des capitaux et en janvier 1993 par la libre circulation des biens et services.
La monnaie unique est alors apparue comme le parachèvement indispensable d'un marché unique. Le Traité de Maastricht, signé en février 1992, prévoyant l'euro au 1er janvier 1999 pour les pays qui respecteront les cinq fameux critères monétaires et budgétaires pour le 30 juin 1998 était, lui aussi, un grand projet commun. Pendant un peu plus de cinq ans, les pays européens, à l'exception du Royaume Uni qui reste à l'écart, vont se lancer dans une course aux économies budgétaires, aux restrictions des dépenses sociales, à des blocages et des limitations de salaires pour maintenir la compétitivité. Les Gouvernements Dehaene n'ont eu que ce seul objectif.
Les conséquences ont été un faible taux de croissance, une stagnation, voire même une réduction des salaires réels certaines années, un chômage de masse persistant, une pauvreté et une précarité d'une part relativement importante de la population. La Wallonie a été particulièrement touchée, son redéploiement économique s'en est trouvé plus difficile et les restructurations industrielles plus dures. À de nombreuses reprises, République et Toudi ont montré l'injustice de ces politiques qui ont fait porter tout le poids sur les travailleurs tandis que les épargnants voyaient les revenus du capital et du patrimoine augmenter.
Premiers pas de l'euro
Le 1er janvier 1999, l'euro était né, onze pays y adhéraient; restaient volontairement en dehors la Royaume-Uni, la Suède et le Danemark, tandis que la Grèce était le seul pays à ne pas encore satisfaire aux critères de Maastricht.
Lancé dans l'euphorie d'une croissance qui s'amorçait et dans la perspective d'un possible relâchement des politiques budgétaires et salariales restrictives, l'euro était célébré, d'avance, comme une "grande monnaie internationale". Certains y voyaient même une concurrence sérieuse à l'hégémonie du dollar. Les milieux financiers l'ont adopté immédiatement, les obligations d'État sont désormais émises en euro mais, dans tous les pays, les citoyens et les entreprises en restent à leurs monnaies respectives et ne comptent pas en euro.
Le 4 janvier 1999, le marché des changes cotait l'euro pour la première fois à 1,18 dollar pour un euro et 0,71 livre sterling pour un euro. Depuis cette date jusqu'au début du mois de mai 2000, l'euro n'a cessé de descendre; au point bas, les taux de change étaient de 0,91 dollar pour un euro, ayant même atteint brièvement un plancher légèrement sous les 0,90 dollar, et de 0,58 livre sterling pour un euro. En seize mois la chute est sévère : 23 % par rapport au dollar, 18 % par rapport à la livre sterling et 30 % par rapport au yen. Aujourd'hui l'euro paraît s'être stabilisé aux alentours de 0,95 dollar.
Pendant plusieurs mois, la Banque centrale européenne (BCE) s'est tue dans toutes les langues. Son rôle est d'éviter l'inflation, or d'inflation il n'y en avait aucune menace à l'horizon, si loin qu'on regarde: les prix des matières premières, y compris le pétrole restaient fort bas, le pétrole n'augmentant qu'à partir du quatrième trimestre de 1999, la croissance était faible de l'ordre de 1,6 % en variations annuelles, le chômage important contenant les risques de hausse salariale même en cas de reprise industrielle plus forte.
Il y avait d'ailleurs un taux d'inflation si faible que certains économistes n'hésitaient pas à crier "attention, danger !". Un peu d'inflation est toujours un stimulant de l'activité économique, au contraire, une inflation zéro, voire légèrement négative a un effet dépressif.
Pour justifier l'inertie de la Banque centrale européenne, autorités bancaires et politiques affirmaient, d'abord, qu'une une baisse relative de l'euro ne pouvait que favoriser les exportations européennes vers les pays de la zone dollar; ensuite qu'il "possédait un potentiel important de réappréciation". Plus tard, les mêmes déclaraient qu'il n'y avait aucune raison à la faiblesse de l'euro puisque la croissance économique revenait: "la bonne santé des fondamentaux économiques" comme disent les financiers.
Le 4 novembre, la BCE relevait ses taux d'intérêts de 0,5 point de pourcentage; elle ne faisait que rétablir les taux d'intérêt qu'elle avait abaissés en avril 1999; elle justifiait sa position par la crainte de l'inflation qui pouvait résulter d'une accélération de la croissance. Trois fois, la BCE va augmenter ses taux d'intérêts de 0,25 points de pourcentage, ( 3 février 2.000, 16 mars, 27 avril ) Elle le relèvera encore de 0,5 points le 8 juin 2.000 alors qu'on n'attendait qu'une hausse de 0,25. La BCE ne faisait que suivre, avec un décalage, l'évolution des taux d'intérêts de la Réserve fédérale, la Banque centrale des USA mais elle justifiait sa décision par le fait que "les risques pour la stabilité des prix ont clairement progressé ces derniers mois".
Un handicap fondamental au départ
On l'oublie parfois, mais la place financière de Londres, la City comme on dit, est la place la plus importante au monde sur les marchés des changes et le Royaume Uni a refusé d'adhérer à l'euro. Ambitionner un rôle international majeur était pour le moins démesuré comme ambition.
Depuis l'avènement de l'euro, Londres a renforcé sa position sur le marché des euro-obligations tandis que les places financières européennes continentales perdaient le volume d'activité des changes intra européens puisque ces marchés ont disparu.
Montant journalier moyen des transactions sur changes étrangers |
|
En milliards de dollars des Etats-Unis |
|
Royaume Uni |
464,5 |
Etas-Unis |
244,4 |
Japon |
161,3 |
Singapour |
105,4 |
Hong Kong |
90,2 |
Suisse |
86,5 |
Allemagne |
76,2 |
France |
58 |
Source : Banque des Règlements internationaux; chiffres de 1995 |
Des situations économiques différentes entre les pays de l'euro et les USA
Face à un dollar dopé par une croissance économique soutenue et constante, l'euro ne pouvait tenir la comparaison, quelle était la situation comparée de la zone euro et des USA: taux d'intérêt à court terme de l'ordre de 3 % contre environ 6 % aux USA, taux d'intérêt à long terme avec une évolution similaire, les taux d'intérêt étant de 0.5 à 1 point de pourcentage supérieur aux USA, taux de croissance du PIB : 1,6 à 2,0 % par an contre 4 à 5 % par an aux USA, taux de chômage officiel de l'ordre de 10 % contre environ 6 % aux USA, actuellement environ 4 %.
On comprend mal le comportement de la BCE. En maintenant des taux d'intérêts nettement inférieurs aux taux d'intérêts américains, il est clair que les liquidités des acteurs financiers avaient une tendance irrésistible à se placer à court terme en dollar plutôt qu'en euro, ce qui a pour résultat immédiat d'affaiblir l'euro face au dollar. L'argument de la BCE, refusant d'augmenter ses taux "pour ne pas casser la croissance revenant en Europe" ne tient pas. Chacun sait que l'investissement est guidé par les taux d'intérêts à long terme et non pas directement par les taux d'intérêt à court terme qui ne concernent que les placements temporaires de liquidités et non pas les investissements.
On comprend encore moins ses silences d'abord, ses explications alambiquées et partiellement fausses d'ailleurs. Un euro faible peut être un encouragement aux exportations hors Europe, mais elles ne représentent que 17 % du PIB des pays de la zone euro. L'incidence d'une stimulation est très faible et ne concerne que certains secteurs industriels. Par contre, beaucoup de matières premières, notamment le pétrole, ont des prix en dollar et coûtent dès lors plus cher à tous les producteurs, rognant leurs marges.
Plus grave encore dans l'attitude de la BCE: dans une économie mondialisée et financiarisée, les marchés monétaires et financiers sont, évidemment, dominants par rapports aux marchés des produits. La valeur d'une monnaie joue, dès lors, un rôle important dans les décisions de placements à court terme et à long terme: les acteurs financiers font davantage confiance à une monnaie forte et surtout à une monnaie réellement défendue par sa banque centrale. L'attitude la Banque centrale européenne a été confuse, n'inspirant pas confiance.
Or, les impulsions de croissance viennent aussi, sinon majoritairement, des opérateurs financiers plutôt que des opérateurs industriels.
Une faiblesse politique
Toute monnaie est la monnaie d'un pays. Il existe un lien direct entre d'une part la valeur d'une monnaie et d'autre part la stabilité politique et l'homogénéité politique de son pays. L'une et l'autre font défaut à l'euro.
L'Union européenne a développé son projet économique et monétaire comme on vient de le voir. Elle ne s'est pas rendu compte qu'une monnaie unique exigeait aussi un pouvoir politique cohérent. La réalité est bien différente, il n'existe pas de pouvoir politique autre que les Conseils des Ministres et on sait que la cohérence et l'homogénéité sont loin d'être la règle. C'est d'autant plus vrai que le Royaume Uni, hors de l'euro et malgré les impératifs du Traité de Maastricht auquel il a adhéré, est souvent loin des positions des autres pays européens.
La d'émission obligée de la Commission présidée par Jacques SANTER (mars 1999) d'abord, les tiraillements entre pays européens à l'égard de l'Autriche, avec menace de suspendre ou d'exclure l'Autriche, ensuite, ont donné l'impression d'un vide politique susceptible de conduire à un éclatement de l'euro. Pour les opérateurs financiers, rien n'est pire que l'indécision ou l'instabilité politique. L'Union européenne n'a pas l'air de s'en rendre compte. Les projets de fusion des bourses, Paris, Bruxelles Amsterdam d'une part, Londres, Francfort, Milan d'autre part et surtout les déclarations politiques à leur sujet paraissent anodines ou fort lointaines pour les citoyens, elles sont disséquées par les opérateurs financiers.
L'impossibilité de l'Union européenne à se mettre d'accord non seulement sur ce qu'on appelle les "reliquats" de Maastricht, qui n'ont pas plus été réglés à Amsterdam, principalement les réformes indispensables à la gestion de l'Union européenne, surtout en vue de son élargissement aux anciens pays de l'Est , mais aussi sur d'autres décisions en matière de politiques de l'emploi ou d'harmonisation fiscale notamment, pèse de manière négative sur l'euro. en raison des incertitudes devant lesquelles on se trouve.
Le Traité de Maastricht n'est pas clair sur la gestion de la politique de change. Comme la BCE n'a pas en face d'elle un pouvoir politique cohérent, elle a tendance à remplir le vide et à dépasser son rôle. Comme, par ailleurs, sa mission, contrairement à celui de la Réserve fédérale des USA, est limitée à la stabilité monétaire et non pas au développement de l'activité économique, elle se trouve, elle-même, dans une situation inconfortable qui transparaît, évidemment, dans ses déclarations. Le résultat en est une perte de crédibilité de la part des opérateurs et acteurs financiers.
Une absence de projet européen
Les objectifs de la construction européenne, en grande partie économiques, une union douanière, un marché unique, une monnaie unique, ont été traduits en mesures concrètes par les Gouvernements des pays européens d'autant plus facilement qu'elles se situaient dans leur champ normal d'intervention. Ces objectifs, accompagnés d'échéances de calendrier ont joué un rôle stimulant et les populations des divers pays ont adhéré massivement à ces projets, quelles que soient leurs préférences politiques.
L'euro réalisé, il n'existe plus de projet. L'Europe sociale, l'harmonisation de la fiscalité de l'épargne, des capitaux et des sociétés, la protection du modèle social européen et son adaptation aux réalités communes, la protection de l'environnement, le financement des pensions, les grands travaux européens, le retard de la recherche technologique, voilà quelques domaines souvent abordés, jamais traités. La politique extérieure commune et la défense commune, pourtant décidées dans le Traité de Maastricht avancent à pas bien lents. C'est l'immobilisme qui règne dans la construction européenne, comme si l'Europe ayant accédé à sa monnaie unique (avec exception pour le Royaume Uni), il ne se posait désormais plus aucun autre problème.
Or, les enjeux sont de taille. Le chômage de masse reste, hélas, une plaie dans tous les pays européens, quels qu'ils soient. La dualisation de la société, cette expression intellectuelle qui évite d'utiliser les mots exacts: les pauvres sont de plus en plus nombreux, les personnes en situation précaire, leurs emplois étant instables et mal rémunérés, sont aussi de plus en plus nombreuses mais les bourses battent les records de hausses, les revenus du patrimoine mobilier (les actions, les SICAV et autres formes de placements financiers) sont en hausse constante mais ne profitent qu'aux nantis.
Il faudra bien passer d'une économie de chômage de masse permanent et de régression sociale larvée à une économie de plein emploi et d'amélioration du niveau et de la qualité de la vie. Il faudra bien maîtriser un jour le capitalisme financier et ses dégâts. La construction européenne s'est arrêtée dès lors que les conditions favorables au déploiement néolibéral ont été atteintes.