Un soldat wallon à la bataille de la Lys (23/27 mai 1940)

Toudi mensuel n°69, octobre-décembre 2005

De Waalse regimenten die hier aan de Leie dapper vochten spreken dan ook vaak en terecht over. La Lys sanglante (http://users.pandora.be/Historia_Belgica/leieslag.htm)

Les sources flamandes sur la bataille de la Lys, comme celle que nous mettons en exergue soulignent le plus souvent la vaillance des régiments wallons sur la Lys, tout en insistant et ajoutant (ce qui indique bien la réalité des choses), le fait que plusieurs régiments flamands se battirent, eux aussi, courageusement. On sait que sur la totalité de la campagne des dix-huit jours Hervé Hasquin a montré que plus de la moitié des 6000 soldats qui périrent, étaient des soldats wallons alors que la Wallonie ne formait en 1940 qu'un tiers de la population belge1 Francis Balace estime que ce décompte a quelque chose de morbide2. Il ne devrait cependant pas ignorer que le nombre de morts d'un régiment, pour les techniciens de l'histoire militaire, c'est tout simplement un indice de la volonté de combattre de l'unité considérée. Le soldat de Jemappes auquel il est fait allusion dans ce titre, est mon père, Ferdinand Fontaine (1916-1966), dont je tente de resituer l'itinéraire durant la campagne des dix-huit jours. Si sa figure est présente dans les lignes qui suivent, son personnage n'est étudié que marginalement : on y essaye de situer sa place dans un contexte général qui retient principalement l'attention. Contexte qui a été étudié aussi pour comprendre une personne dont j'ignorais bien des «détails» de son insertion dans la grande histoire de la Wallonie et de l'Europe. En particulier le régime qu'il a subi du fait de sa capture le 26 mai 1940 à la bataille de la Lys qu'on est tenté de nommer une bataille wallonne, ce que la phrase néerlandaise en exergue peut suggérer: «Les régiments wallons qui ici, à la Lys, combattirent avec vaillance» (et le reste de la citation est: «parlent souvent et à juste titre de la Lys sanglante.», les derniers mots en français dans le texte).

Les troupes sur le front de la Lys

Le Professeur Henri Bernard estime que l'Etat-major belge aurait dû choisir, le 21 mai, un autre site que celui de la Lys pour mener la batailLe d'arrêt qu'il était dans son intention de mener face à l'avance des troupes allemandes3. Nous y reviendrons. On pourrait dire que dès la prise d'Eben-Emael le 11mai 1940, le premier dispositif belge de défense est bousculé gravement et qu'il y a lieu de se retirer sur la ligne K-W (approximativement d'Anvers à Wavre), ligne qui se prolonge jusqu'à la position fortifiée de Namur, des troupes françaises étant planifiées pour boucher les trous entre Wavre et Namur. Ce dispositif comme le montre F. Balace (op.cit.), abandonne d'emblée une grande partie du territoire wallon à l'ennemi puisque l'armée belge est retirée derrière la Meuse dès le 10 mai. La chute d'Eben-Emael oblige à un nouveau recul par rapport au premier retrait effectué dès le déclenchement des hostilités

Les troupes de la Position fortifiée de Liège se replient effectivement vers la Position Fortifiée de Namur qu'occupe Ferdinand Fontaine le 10 mai (Floriffoux puis Marchovelette). Les autres troupes cantonnées derrière le Canal Albert font retraite vers Gand et l'Escaut. Du 10 au 15 mai, la Position Fortifiée de Namur attend l'ennemi. De durs combats ont lieu à Temploux engageant une première fois les Chasseurs ardennais qui déplorent de nombreux morts dès le 12 mai.

Mais la Position Fortifiée de Namur est rapidement obligée, dès le 15 mai, de faire également retraite vers l'Escaut parce que l'armée française n'a pu empêcher le franchissement de la Meuse quelques kilomètres plus au sud à Houx (Leffe, Bouvignes, Dinant) et en France à Sedan4. Seules les garnisons des forts comme à Liège resteront sur place, capables de gêner les mouvements des troupes allemandes au loin et livrant un combat héroïque, parfois même au-delà de la capitulation.

Ferdinand Fontaine quitte Marchovelette (près de Namur), le 15 au soir en camion. Il gagne Mons le 16 où il peut encore embrasser ses parents (à Jemappes), mais la famille de ma mère, alors sa fiancée (résidant à Nimy à l'autre bout de Mons), a déjà pris la route de l'exode5. Le 17, il est à Deinze, le 18 à Vinkt, le 19, il rejoint la 4e Compagnie du 13e de Ligne à Sint-Eloïs-Vijve (le village voisin de Wielsbeke, mais sur l'autre rive de la Lys où parviendront les Allemands). Il y demeure jusqu'au 21. Le 22, dès Midi, il s'installe à Wielsbeke sur la gauche de la Lys ou sa rive ouest (les Allemands attaquent par l'est ou la rive droite). Ferdinand Fontaine, vu la réorganisation du Régiment, est affecté à la 1ère Compagnie du Ier Bataillon du 13e de Ligne sous les ordres d'un homonyme sans lien de parenté, le lieutenant Fontaine. Cette compagnie de 150 hommes se divise en trois pelotons, le premier occupant en partie le très grand parc de Wielsbeke et la route qui mène à Sint-Baafs-Vijve, tout au long de la Lys sous les ordres de l'adjudant Lambert où se trouve F. Fontaine, le second un peu en retrait sous les ordres du sous-lieutenant Majoie, le troisième retranché dans Sint-Baafs-Vijve proprement dit, sur la Lys également, sous les ordres du sous-lieutenant d'Aspremont-Lynden6. Les bombardements commencent le 23 et se poursuivent le 24, le 25, avec surtout un bombardement intensif le matin du 26 mai.7

La défaite de la France se dessine

Sur le front général, les divisions blindées allemandes dès le franchissement de la Meuse le 13 et le 14 se ruent sur Abbeville qu'elles atteindront le 21 mai, coupant ainsi les armées alliées en deux. Le sentiment existe dans les rangs du commandement français, dès le 13 ou le 14, que la bataille de France est perdue8. Le 16, Gamelin déclarera qu'il ne peut plus assurer la sécurité de Paris. C'est le 15 mai que la 8e Division (13e de Ligne, 19e de Ligne et 21e de Ligne), fait retraite vers l'Escaut dans des conditions relativement difficiles, non en camion comme Ferdinand Fontaine (qui accompagne des unités de défense des forteresses), mais à pied (en passant par Charleroi, Soignies...)9. Elle finira par s'installer derrière la Lys le 22 mai. Cette Division est une Division wallonne comme celle qui est à sa droite, la 3e Division (1er Régiment de Ligne, 12e Régiment de Ligne, et 25e Régiment de Ligne). Comme celle qui est à sa gauche également, soit la 2e Division de chasseurs ardennais (4e, 6e et 5e chasseurs ardennais)10. À la gauche de la 2e Division ardennaise se situe la 4e Division, une Division flamande qui se rendra quasiment sans combattre le 25 mai, sous «l'impulsion» du 15e Régiment de Ligne. Plus loin encore vers Deinze, Nevele, Landegem, la 1ère Division de Chasseurs ardennais prendra en quelque sorte le relais de cette division flamande et livrera un violent combat à Vinkt, resté célèbre11.

[Notons qu'un Régiment de Ligne compte 4.000 hommes, une Division 3 Régiments plus un Régiment d'artillerie et un Bataillon du génie.]

Juste en aval de Coutrai, et en amont

En aval de Coutrai la 1ère Division (flamande) est submergée par l'attaque allemande le 23 mai, en combattant courageusement. La 3e Division (wallonne) résiste aussi très courageusement, mais doit se retirer le 24 tard le soir (un monument à Kuurne, non loin de Coutrai honore cette unité, et en particulier le 12e de Ligne, toujours célébré localement chaque année). Elle est relevée par la 10e Division composée de soldats recrutés en Hainaut et commandés par le général Pire. Pire tiendra la ligne Ledegem-Isegem (un peu en retrait de la Lys) énergiquement12. Elle est relevée aussi par la 9e Division et aussi par une autre unité (wallonne aussi, sauf erreur de notre part), le 2e Corps de Cavalerie, enfin par la 15e Division. La 9e Division et la 10e Division se tiennent à partir du 25 mai sur la rive droite du canal de Roulers à la Lys (qui rejoint la Lys un peu en-dessous de Wielsbeke). De l'autre côté du canal se tient le 13e de Ligne bombardé dès le 23 mai. Une attaque lancée par les Allemands contre ce régiment échoue le 25 mai13. Le lendemain, les Divisions allemandes attaquent en force le 13e de Ligne. Le centre du Régiment avec les pelotons commandés par les sous-lieutenants Ruhwedel , Laperches et Maquestiau est attaqué par le IIe Bataillon du 475e Régiment d'infanterie allemande14. Les combats sont d'une rare violence dans le centre de Wielsbeke, mais, vers 11h15, ces pelotons du Régiment wallon sont submergés (les Allemands sont huit fois plus nombreux). Il y aura près de soixante morts dans le 13e de Ligne le 26 mai (dont une quarantaine à l'endroit où se battent les trois pelotons nommés). Le IIe Bataillon poursuit sa route vers le centre de Wielsbeke, suivi par le IIIe puis, en un mouvement tournant, revient vers la Lys où combat encore la 1ère Cie du 13e Régiment avec les trois pelotons commandés respectivement par l'adjudant Lambert, le sous-lieutement Majoie et le sous-lieutenant d'Aspremont Lynden15. Le peloton Lambert commandé aussi par le CSLR (Candidat Sous-Lieutenant de réserve), Ferdinand Fontaine est pris à revers, ses rangs sont disloqués et la compagnie est en partie capturée16. Le CSLR F. Fontaine se rend «avec tous ses hommes»17, mais une autre partie du peloton parvient à s'échapper pour se retrancher avec les débris du régiment derrière la rivière Mandel, un peu en retrait de la Lys18. Le peloton d'Aspremont Lynden ne recevra jamais l'ordre de retraite et reste dans St Baafs-Vijve, la localité en aval de Wielsbeke où il sera vraisemblablement fait prisonnier. Plus loin sur la Lys en allant vers Gand (notamment à Oeselgem), plusieurs éléments du 19e de Ligne sont également faits prisonniers. Au soir du 26 mai une contre-attaque du major Leclercq avec des éléments du 21e Régiment de Ligne notamment, repousse les Allemands sur la rive droite du Canal de Roulers-Coutrai19. Mais ces troupes (de la 8e Division) sont arrivées à la limite de leurs possibilités de résistance, et leurs rangs sont fort clairsemés (nombreux morts, blessés ou prisonniers).

Les chasseurs ardennais et les chasseurs à pied

La résistance des chasseurs ardennais sur la Lys au-delà des positions du 19e de Ligne est aussi forte, le 396e Régiment d'infanterie allemande est repoussé par le 4e Régiment de Chasseurs ardennais. Le 27 mai, tandis que le 4e Régiment de Carabiniers, le 1er Régiment de Chasseurs à Cheval prouvent leur courage sur le Canal de la Dérivation à Knesselaere, les 1er et le 3e Régiments de chasseurs ardennais re­poussent 3 Régiments allemands et contre-attaquent à plusieurs reprises à Vinkt. Il y a près de 200 morts dans les rangs allemands et, malheureusement, les troupes allemandes, en proie à la psychose du franc-tireur, fusillent une centaine d'habitants de ce petit village flamand.

Faisant parler le commandant Hautecler, Philippe Destatte20 souligne que de Nevele à Arsele, le front est tenu uniquement tenu par des unités wallonnes. En fait c'est de Nevele à Menin que la Lys a été tenue majoritairement par des régiments wallons, du 23 au 27 mai, sur une soixantaine de km, en remontant la Lys de Menin à Nevele : les 1er, 12e et 25e de Ligne (3e Division) [Courtrai/Wielsbeke], les 13e, 19e et 21e de Ligne (8e Division) [Wielsbeke-Zulte], les 1ers, 2e et 3e Chasseurs ardennais (1ère Division de Chasseurs ardennais) [Zulte-Deinze] les 4, 5e et 6e Régiments de Chasseurs ardennais (2e Division de chasseurs ardennais) [un peu en retrait de la Lys de Nevele à Aarsele], les 3e, 5e et 6e Chasseurs à pied (10e Division) [puis en retrait après l'effondrement de la 1ère et de la 3e Division, de Ledegem à Isegem], les régiments wallons du 2e Corps de Cavalerie et du 1er Corps de Cavalerie (aussi en aval de Courtrai). Cette vingtaine de Régiments wallons étirés sur 50 kilomètres, firent face, tour à tour, mais toujours inférieurs en nombre, à l'assaut de 7 divisions allemandes21 se dirigeant principalement sur la Lys proprement dite entre Nevele (un peu au sud de Gand) et Menin (où commence le front anglais).

Une mise en cause de la conduite belge des opérations

Quand on lit le récit des combats (notamment des récits dactylographiés, des notes brèves prises sur le vif, par exemple celles de F.Fontaine), on éprouve très fort le sentiment que ces soldats ne se battaient pas « pour l'honneur » (comme le dit Francis Balace), mais pour gagner. Ces soldats n'ont rien non plus de militaristes, les textes pacifiques et pacifistes du merveilleux Francis Walder se retrouvent en beaucoup de ces témoignages (F. Walder était lui-même un officier supérieur, il obtint le prix Goncourt pour son roman Saint-Germain ou la négociation qui est un plaidoyer pacifiste). Mais ces gens ne pouvaient supporter l'invasion allemande. Il y a toute une réflexion du Professeur Henri Bernard sur la conduite de la guerre en 1940. Le Professeur Henri Bernard, qui fit la campagne des dix-huit jours, qui entra dans la Résistance, qui est un monarchiste convaincu, regrette cependant la manière dont la politique de neutralité a été appliquée jusque sur le terrain des opérations militaires. Pour ce Professeur à l'Ecole Royale Militaire, la bataille d'arrêt décidée sur la Lys n'était pas une bonne décision22, et elle était dictée par la politique de neutralité adoptée par la Belgique sous la pression du roi et de la Flandre en 1936. Elle n'était pas une bonne décision car la Lys n'est pas une coupure suffisante. Cette rivière n'est pas très large (vingt mètre, trente tout au plus), ses berges ne la surplombent pas, il arrive qu'elle soit bordée d'habitations dans lesquelles l'assaillant peut se mettre à couvert avant de passer sur la rive gauche. Pour Henri Bernard, la raison d'être du choix de la Lys plutôt que l'Yser avec ses inondations, son front moins étendu, comme en 1914, c'est la volonté de ne pas se lier trop aux alliés. (voir également la note 21)

Il tente d'ailleurs d'excuser Léopold III en soutenant que celui-ci, obsédé par l'exemple de son père, n'a jamais voulu que l'armée belge puisse combattre autre part que sur le sol belge en raison du principe de la neutralité. Alors que la France en 1914-1918 - le territoire français - a servi de mille manières aux opérations de l'armée belge, et qu'Albert Ier envisageait favorablement de s'y replier23. Il estime même que, étroitement liée aux Alliés, l'armée belge aurait pu combattre plus longtemps et rembarquer, au moins en partie, avec les Anglais. Il évalue à 100.000 hommes l'armée belge que l'on aurait pu former en Angleterre.

Patriote belge, il a aussi le courage de considérer que la bataille de la Lys n'a pas joué un rôle immense dans le rembarquement à Dunkerque24. L'armée belge aurait pu en jouer un bien plus utile en se retirant sur l'Yser en coordination avec les Français et les Anglais, ce qui fut à un moment envisagé et même accepté. (voir note 21) Il combat l'idée qu'Hitler aurait permis la retraite par Dunkerque pour «ménager l'Angleterre» en vue d'une éventuelle paix séparée. Sur terre, les Français et les Anglais résistèrent encore une semaine après la capitulation belge. Dans les airs et sur mer, sur la Manche, l'Angleterre n'était pas du tout dans la même situation que sur le Canal Albert ou sur la Meuse à Sedan25. Simplement parce que l'aviation anglaise était bien plus proche de ses bases que l'aviation allemande. Le rembarquement de Dunkerque démontre bien des défauts dans l'armée allemande de 1940 dont Bernard dit même qu'elle n'était pas si bien préparée, qu'elle n'avait pas de plans affinés pour l'Ouest etc. Homme d'honneur attaché à Léopold III, le Professeur Henri Bernard estime aussi que, réellement, la capitulation de l'armée belge a mis les Alliés devant le fait accompli et a été décidée aussi parce que l'on ne désirait plus agir en coordination avec les armées française et anglaises qui se sont battues encore six jours après la capitulation belge. L'argument souvent utilisé selon lequel le réduit national (derrière la Lys ou derrière l'Yser), était à ce point encombré de réfugiés qu'il devenait impossible d'y manœuvrer lui semble spécieux. En effet, plusieurs divisions belges ont traversé ce territoire (après le 24 ou le 25 mai), et ont pu rapidement gagner le front sur la Lys de même d'ailleurs qu'une division française, c'est-à-dire, au total, des dizaines de milliers d'hommes.

Une réflexion historique

La réflexion d'Henri Bernard va plus loin. Il estime qu'il y avait dans les démocraties une faiblesse profonde de la volonté de résistance à Hitler. Il se fonde d'ailleurs pour l'appuyer sur certaines remarques de Walthère Dewez avant le déclenchement du conflit, ce grand résistant chrétien finalement tué par les nazis à la fin de l'Occupation, qui n'admettait pas que les démocraties et en particulier celle de son pays traitent avec un régime niant l'humain. Il cite aussi Bonhoeffer comparant Hitler avec le monstre de l'Apocalyspe, et cela dès 193926. Henri Bernard met en cause aussi la littérature patriotique belge qui soutient que la défaite de l'armée belge a été occasionnée par l'impuissance française à endiguer le passage de la Meuse par les divisions blindées allemandes les 13 (Houx, près de Dinant) et 14 mai (Sedan). En effet, la première victoire allemande le 10 mai 1940, c'est la prise du Fort d'Eben-Emael, prise qui aurait pu être évitée selon Henri Bernard qui témoigne d'une remarque qui lui fut adressée par un officier suisse en 1939, faisant remarquer que la superstructure du Fort était une très belle piste d'atterrissage pour planeurs, ce qui se produisit et explique le chute du fort. Cette observation fut transmise en haut-lieu où elle fut dédaignée.

Il signale aussi, cette fois en pensant au passage de la Meuse par les blindés allemands, à Houx (Dinant) et Sedan, qu'une poignée de chasseurs ardennais parvinrent à arrêter les divisions blindées allemandes de manière étonnante : pendant six heures à Bodange, devant la Sûre (à la frontière luxembourgeoise à la hauteur de Saint-Hubert), les 60 (soixante) hommes du commandant Bricart; pendant trois heures à Chabrehez, plus au nord, entre Vielsalm et l'Ourthe, 90 hommes du 3e Régiment de chasseurs ardennais. Ces divisions blindées se dirigeaient vers Sedan et Dinant. Étant donné ce que 150 hommes dépourvus d'artillerie et d'armes antichars ont pu faire, qu'auraient pu faire les deux divisions ardennaises avec leur artillerie? Et en coordination avec les armées françaises? En outre, il fallut que l'armée allemande déploie trois bataillons (trois mille hommes) et un groupe d'artillerie pour venir à bout des 60 hommes de Bodange. Or la rapidité avec laquelle les Allemands parvinrent sur la rive est de la Meuse à Sedan et Dinant est l'élément décisif qui leur permit de franchir ce fleuve et de gagner la bataille de France dès les premiers jours du conflit.27

Il ne s'agit pas d'écrire l'histoire avec des «si». Il faut peut-être plutôt combattre un certain fatalisme ou déterminisme. La victoire allemande des premiers jours de mai 1940 n'était pas une chose assurée. Par exemple, les chasseurs ardennais avaient été créés pour défendre le pays à la frontière. La stratégie de l'armée belge prescrivait leur retrait complet, et les 150 hommes dont nous venons de parler, n'avaient tout simplement pas reçu cet ordre de repli. Or ils ont effectivement ralenti considérablement l'armée allemande, la disproportion des forces étant à ce point démesurée que les éléments allemands en contacts avec la Compagnie Bricart à Bodange (3 bataillons, soit 3000 hommes et un groupe d'artillerie), s'efforcèrent de cacher la faiblesse numérique de leurs adversaires ardennais à leurs chefs. Une série d'erreurs ont été commises, côté français, dans l'utilisation des blindés comme l'avait prédit le général de Gaulle.

L'histoire n'a pas à se refaire avec des «si». Mais puisque la défaite de 1940 n'avait rien d'inévitable, on ne peut pas tout à fait admettre non plus le raisonnement de Jo Gérard-Libois et José Gotovitch qui, lorsqu'ils parlent des passages à l'ennemi de certaines troupes flamandes, ajoutent aussitôt, pour dédramatiser l'affaire, que ces comportements n'auraient rien modifié à la suite des événements, ce qui est nier leur gravité. Et toute la question soulevée de la résistance et de l'esprit de résistance à Hitler.

La détermination des troupes wallonnes

Dans Pages d'Histoire (sans lieu ni date mais on peut obtenir ce texte au musée du 12e de Ligne à Spa), Georges Ernotte, secrétaire de la Fraternelle du 12e de Ligne cite longuement des notes rédigées par le colonel commandant le 12e de Ligne qui tient le front sur la Lys entre Coutrai et Wielsbeke, ce régiment étant le plus proche de Coutrai avec le 25e puis le 1er de Ligne jusqu'à Wielsbeke où se tient le 13e de Ligne (de la 8e Division). Dans la nuit du 24 au 25 mai, cet officier supérieur, profondément admiratif de la conduite de ses hommes, qui ne dort plus depuis plusieurs jours, est invité à se reposer derrière le front. Il ne parvient pas à trouver le sommeil et passe en revue les erreurs tactiques qu'il a commises, notamment de rester sur la rive opposé aux Allemands en terrain nu face aux bâtiments occupés par l'ennemi sur la rive droite de la Lys, de ne pas faire assez intervenir l'artillerie etc. Il est assez curieux d'opposer ces réflexions à une série de notes prises par des témoins ou historiens civils locaux de Kuurne et Wielsbeke notamment qui estiment au contraire, de leurs points de vue de civils, que si les régiments wallons avaient su les capacités militaires de l'armée allemande, ils n'auraient tout simplement pas combattu : «Hadden onze soldaten geweten dat ze met twee povere divisies de mokerslagen van vijf in zegeroes verkerende Wehrmacht Divisionen zouden moeten opvangen, dans was de moed hen zeker in de schoenen gezonken.»28

Pour l'ensemble de ces régiments wallons qui vont être capturés par l'armée allemande ou qui le sont déjà, va alors commencer cinq années de longue captivité, les prisonniers flamands étant, eux, assez rapidement libérés. La France clairement blessée à mort dès le 14 mai, reçoit le coup de grâce quand les blindés allemands coupent les Alliés en deux le 21 mai à Abbeville. Après le rembarquement des Anglais à Dunkerque et de beaucoup de Français (en tout près de 370.000 hommes), achevé le 4 juin, la France ne tiendra plus que 13 jours. Les Allemands y pénètrent profondément, débordant la Somme, puis la Loire. Le 17 juin, le nouveau président du Conseil, le Maréchal Pétain, demande un armistice aux Allemands qui sera signé quelques jours plus tard. L'esprit de Résistance se réfugie à Londres et prend la voix d'un général de brigade fraîchement promu et qui va être dégradé par les autorités de son pays puis condamné à mort : le général de Gaulle, qui lance son fameux appel le 18 juin.

Léopold III demeure à Laeken, en principe sans activités politiques, mais tentant plusieurs projets avec les forces politiques, sociales et intellectuelles restées au pays, rencontrant Hitler avec qui il souhaite publier un communiqué commun ce que le chef allemand refuse. Pour certains prisonniers wallons la captivité pourra être très rude psychologiquement, mais physiquement supportable sauf lorsque, comme pour le CSLR Ferdinand Fontaine, tombe une condamnation (pour insubordination), à être envoyé à un camp de punis comme ce fut son cas début 44. Il fut interné à Graudenz (forteresse allemande au nord de la Pologne actuelle sur la gauche de la Vistule et qui se dit maintenant Griudzatz), dont Pierre Gascar a pu écrire: «Le régime dans la forteressse de Graudenz comme dans ses filiales, est à peu près le même que dans les camps de concentration. La nourriture quotidienne consiste en 200 grammes de pain et une écuelle de soupe claire. Les prisonniers n'ont pas le droit de recevoir des colis individuels et les vivres de la Croix-Rouge ne sont pas distribués (Quelques distributions espacées auront lieu à partir de 1943). Le courrier se réduit le plus souvent à une seule lettre par mois.»29 Après avoir effectué durant toute l'année 44 de lourds travaux de terrassements, Ferdinand Fontaine, alors à Blechhammer, à 30 km d'Auschwitz, est emmené par les Allemands 500 km en arrière devant l'avance des troupes russes, une marche qui durera un petit mois (21 janvier/17 février), sous la neige et le vent, par des t° qui peuvent descendre jusqu'à - 30°. Le 17 février 1945, il parvient à Pirna (près de Dresde) et à partir de là son régime s'adoucit. Mais ses compagnons et un médecin français diagnostiquent un état général extrêmement mauvais, tant sur le plan physique que psychologique, caractérisé par un oedème de carence, symptôme de dénutrition. Et c'est dans les environs de Dresde qu'il sera libéré par les Russes, le lendemain de la capitulation allemande, le 9 mai. Les quelques lignes que j'ai voulu écrire ci-dessus se veulent un geste de fidélité au souvenir de mon père, mort il y a près de quarante ans, qui - combat et captivité - ne me dit jamais rien de tout ceci (ou quasiment): fait courant qui attise le désir de savoir.

Et un hommage à l'engagement des régiments wallons sur la Lys qui préfigure la Résistance en Wallonie, cette Résistance qui, chez nous - ou ailleurs - est la plus belle page de toute l'histoire humaine.

On se reportera à l'article Régiments flamands et wallons en mai 1940 qui revoit toute l'étude ci-dessus d'une manière plus large, complète et achevée.

  1. 1. Hervé Hasquin, Historiographie et politique en Belgique, Editions de l'ULB et IJD, Bruxelles-Charleroi, 1996, p.203, note 46.
  2. 2. Francis Balace dans Histoire de la Wallonie, Privat Toulouse, p.297.
  3. 3. Henri Bernard, Panorama d'une défaite, Duculot, Gembloux, 1984.
  4. 4. Paul Berben et Bernard Isselin, Les panzers passent la Meuse, Laffont, Paris, 1967.
  5. 5. Archives familiales, notamment une lettre de F.Fontaine du 31 mai 1940 datée de Saint-Trond et parvenue à sa fiancée fin août 1940.
  6. 6. Colonel BEM, A. Massart, Historique du 13e de Ligne, Centre de documentation historique des forces armées, Bruxelles, 1982, voir le Croquis XI, p. 362.
  7. 7. Agenda 1940 de F.Fontaine et A.Massart, op. cit.
  8. 8. Les Panzers pasent la Meuse, op.cit.
  9. 9. A.Massart, op. cit. Ferdinand Fontaine fit cette retraite en camion comme il l'indique dans sa lettre du 31 mai 1940.
  10. 10. Henri Bernard, Panorama d'une défaite, p. carte n° 5, p. 121. De Fabribeckers, La campagne de l'armée belge en 1940, Rossel, Bruxelles, 1978, carte n°12. Une carte qui figure les positions du 23 mai est consultable aussi sur le site flamand : http://users.pandora.be/Historia_Belgica/leieslag.htm.
  11. 11. Cette défection est signalée par Hervé Hasquin qui ne parle que d'un bataillon (op.cit. p.203), par Jo Gérard-Libois et Jo Gotovitch, L'an 40, CRISP, 1970, p. 97. parle d'un régiment (le 15e de Ligne). Henri Bernard, Panorama d'une défaite, Duculot, Gembloux, 1984 note 7, p. 94, accuse « deux régiments » de Ligne de cette Division. Des défections graves eurent lieu aussi sur le Canal Albert et dans la défense de Gand impliquant deux divisions, la 16e et la 18e Division de Ligne. Le général van Overstraten dans Léopold III prisonnier, Didier-Hattier, Bruxelles, 1986 accuse non seulement le 15e de Ligne mais aussi le 7e et le 11e de Ligne de la 4e Division (p. 27). Il met aussi en cause des unités combattant sur le canal de la dérivation qui prolonge la Lys et la ligne de la défense de la Lys vers le nord puis vers la mer et estime que les Allemands ont choisi d'attaquer en des points où ils pouvaient compter sur des sympathisant flamands (voyez p.36), comme à Zommergem (la 12e Division), au sud d'Eekloo sur le canal de la dérivation. Les défections, en particuliers de certains régiments flamands, ne sont pas douteuses.
  12. 12. Henri Bernard, op.cit.
  13. 13. A.Massart, op. cit., p.129.
  14. 14. A. Massart, p. 135, croquis XI et XVI
  15. 15. A. Massart, pp. 139 et suivantes. Les archives familiales permettent de dire que le le CSLR F.Fontaine servait dans la 1ère Compagnie et la lettre du 31 mai 1940 (j'ai été fait prisonnier «le long de la Lys à Wielsbeke»), indiquent qu'il combattait dans le peloton commandé par l'adjudant Lambert.
  16. 16. Le fait que le peloton de F.Fontaine ait été pris à revers est une information qui est attestée par la tradition familiale, mais confortée par le récit de Frans Taelman ancien professeur à l'Institut supérieur pédagogique de Courtrai dans son article Mei 1940 : de eerste Duitsers in Sint-Baafs-Vijve, in Leie Sprokkels, Jaarboek 1991, édité par le Juliaan Claerhout-kring, Wielsbeke, 1991, pp.103. Taelman explique que dans le parc d'Enghien, derrière les positions du peloton Lambert, dans l'un des premiers coudes de la Waterstraat, il a aperçu soudain (il voyage en vélo le lendemain des combats soit le 27 mai), «enkele gesneuvelede Belgische soldaten liggen», quelques cadavres de soldats belges et explique (ce qui nous paraît logique) que « Hun dekkingsposten waren naar het zuiden, naar de Leie, gericht en de vijand was uit het westen opgedoke.» : «Leurs positions étaient orientées vers le sud et vers la Lys et l'ennemi surgit de l'ouest » (c'est-à-dire du Parc de Wielsbeke et sur les arrières du peloton de l'adjudant Lambert).
  17. 17. Lettre de F.Fontaine du 31 mai 1940, déjà citée.
  18. 18. A.Massart, op. cit.
  19. 19. A. Massart, op. cit., p.141. Philippe Destatte, Ceux-ci se sont battus vaillamment, pp. 9-16 in Les combatants de 40, Hommage de la Wallonie aux prisonniers de guerre, IJD, Namur, 1995, p. 13. Voir aussi de Fabribeckers, op. cit.
  20. 20. Philippe Destatte, op. cit. pp. 13-14.
  21. 21. Ibidem pour ce chiffre.
  22. 22. Henri Bernard, Panorama d'une défaite, pp. 117-123.
  23. 23. Ibidem, p. 99.
  24. 24. Ibidem, p. 155.
  25. 25. Ibidem, p. 153.
  26. 26. Ibidem, p. 47, Bonhoeffer était un théologien protestant qui mourra dans les geôles nazies.
  27. 27. Ibidem pp. 90-91.
  28. 28. Marie-Christine Martens, Mei 1940, de zware beproeving, in Leie Sprokkels, Jaarboek 1991, pp. 51-82. Je traduis ainsi la phrase : «Si nos soldats avaient su qu'avec deux pauvres divisions, ils allaient devoir recevoir les coups de massue de cinq divisions allemandes marchant avec l'ivresse de la victoire, leur courage se serait enfoncé dans leurs souliers.»
  29. 29. Pierre Gascar, L'histoire de la captivité des Français en Allemagne, 1939-1945, Gallimard, Paris 1967, cité par Jean-Chlarles Lheureux, Graudenz la forteresse de la mort lente, UIPFGA, Capendu, 1985. Préface de Jacques Chaban-Delmas.