Les mémoires d'André de Staercke

Toudi mensuel n°61, novembre-décembre 2003

Voir de préférence Les mémoires d’André de Staercke au regard d’un intermittent saltimbanque passionné de critique historique.

Nous publions ici la deuxième partie de cet ouvrage capital qui d'une certaine façon marque une avancée décisive dans le jugement que l'on peut porter sur l'attitude de Léopold III durant la guerre.

Chapitre IV : Le retour du gouvernement Pierlot. L'établissement de la Régence

Suivant ses sympathies ou ses antipathies, de Staercke distribue des coups d'encensoir ou des coups de patte aussi exagérés les uns que les autres

Du général Van Strydonck, chargé de la mission militaire après la libération : « On sait le goût des militaires pour la politique. Il y est aussi grand que leur incompétence. » (p. 99). Churchill, ancien chef de l'amirauté, le général de Gaulle, Eisenhower, etc. auraient apprécié!

Tschoffen, ce cheval de retour qui laboure les allées de n'importe quel pouvoir ; en 1940, il fait la lèche à l'Ordre Nouveau et à Léopold III, en 1943 il se pourlèche à Londres, a droit à un lamentable cirage de botte. « Dans tout ce qu'il entreprenait, il apportait la sûreté du coup d'œil.» (p. 99). La sûreté de ce coup d'œil est à géographie variable!
Le baron Van Zuylen, directeur général de la politique avant la guerre, inspirateur et complice de la politique de Laeken pendant l'occupation, le baron Edmont Carton de Wiart, ancien secrétaire de Léopold II, tous deux coupables de ne pas avoir eu « la sûreté du coup d'œil » (!) sont exclus du pouvoir pour être trop désireux de servir : « toute forme de pouvoir pourvu qu'il fût établi ». De Staercke a la mémoire courte sur son propre itinéraire!
Après avoir réglé le compte des deux barons, il règle son compte... au comte de Lichtervelde qu'il renvoie à ses études historiques parce que pendant l'occupation, il a pris le chemin de la finance, « bien rémunéré » par le comte de Launoit (p. 103). Barons collabos et comte corrompu, la noblesse en prend plein le blason.

À l'encontre de Léopold III, sollicité comme son frère pour échapper à la déportation, le prince Charles réussit à s'évader du palais de Bruxelles surveillé par la Gestapo et réussit à se cacher près de Spa jusqu'à la libération. Ces deux exploits réussissent : « avec un goût du mystère et une habileté de héros de roman policier, lecture dont il était fort amateur » (p. 105).

C'est le début d'un itinéraire qui mènera le prince Charles à un parcours sans faute jusqu'à la fin de la régence.

De Staercke n'en souligne pas suffisamment l'importance. En effet, à partir de là, Charles est en rupture avec sa mère, son frère et l'entourage royal. Il rompt avec l'attitude de Léopold qui a refusé de répondre aux sollicitations du gouvernement de Londres de quitter Laeken avant le débarquement. Il se dégage ainsi du sentiment d'infériorité : « qui lui faisait perdre tous ses moyens devant son frère » (p. 109).

Son père, « mari faible, abandonna l'éducation de ses enfants entre les mains de sa femme » (p. 109), qui « avait reporté toute son affection sur son fils aîné » (p. 108). Celle-ci : « ne pouvait concevoir que Charles ait pu réussir là ou Léopold avait échoué » (p. 108). Quant à l'entourage : « Il régnait entre elle (la reine Elisabeth) et eux la confiance qui vient d'une manière de penser et d'agir semblable. Je dirais presque d'une vieille complicité mise à l'épreuve sous l'occupation allemande. » (p. 110).

Il en résulte que : « L'opposition à la régence naquit immédiatement. Elle trouve des alliés dans l'aristocratie du Quartier Léopold qui a des idées comme des bulles de savon, fragiles, dérisoires et multiples. » (p. 110).

Au Quartier Léopold, pas de quartier pour Charles !

Le comte d'Aspremont-Linden et le comte Capelle Robert sont les meneurs de « Cabales, d'intrigues, de menées, basses, sourdes, secrètes » (p. 110). Cette engeance composite de parentèle royale dévaluée et de débris d'aristocrates remisés récolteront une défaite pour avoir cru trop vite à une facile victoire.

Le gouvernement Pierlot, dès son retour, doit régulariser les accords passés à Londres au sujet de l'uranium du Congo, entre les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la Belgique. « Après une courte discussion, le conseil des ministres approuva l'exposé nécessairement sibyllin qui venait de lui être fait ainsi que la convention conclue. » (p. 115).
Cet uranium est essentiel à la production de la bombe atomique et sa vente aux alliés fait l'objet de nombreuses tractations pendant toute la guerre entre le gouvernement belge et les gouvernements anglais et américains. Les accords sont conclus pour que le minerai « ne tombe pas entre les mains de puissances étrangères qui pourraient en faire un usage contraire aux intérêts de l'humanité » écrit de Staercke p. 115.

Hiroshima et Nagasaki font donc partie des «intérêts de l'humanité » !!!

Le 19 septembre 1944, grand séance solennelle au Parlement : « Ce fut une grande séance... les premières pulsations du cœur d'un petit pays qui revenait à la vie. » (p. 119). Il omet de spécifier... à la vie... parlementaire ! La vie ne s'était quand même pas arrêtée de 1940 à 1944 parce que le Parlement ne s'était pas réuni.

Dans les pages suivantes, de Staercke se déchaîne avec grande classe et suave volupté : « en ce qui concerne l'attitude de l'Église à l'égard du gouvernement belge de 1940 à 1944 » (pp. 120 à 124).
Mgr Micara, nonce apostolique à Bruxelles, « ondulation permanente » (p. 102) « ballerine religieuse » (p. 124) personnifie cette duplicité cléricale : « Si Dieu est pour les faibles, on ne peut compter sur l'Église que quand on est fort. » (p. 124). Si, depuis son retour de Londres jusqu'à sa démission, Pierlot n'a pas pu s'offrir beaucoup de plaisir, il s'en est offert un grandiose avec Micara lorsque celui-ci s'avisa de revenir à son poste. Il le laissa s'empêtrer dans ses « minauderies et ses frous-frous » (p. 120).

L'installation de la Régence, vote et cérémonie, est décrite dans des termes dithyrambiques qui détonnent du style plus corsé utilisé jusque là. Il devient ouvertement déplaisant lorsqu'il présente le prince Charles comme un élève laborieux, un assisté diurne et nocturne par un aréopage de grands maîtres. Sans eux, le Régent serait « perdu et éperdu » (p. 126), « comme un naufragé à une épave » (p. 127), « désir de lui venir en aide » (p. 126). Cette forme de présentation d'un Régent inférieur, inapte et presque nullard ne viendrait-elle pas de l'idée que de Staercke se fait de son rôle auprès du Régent ? Elle ne cadre en aucun cas avec le portrait que le même de Staercke donne du prince Charles au chapitre suivant (p. 193 et suivantes).

Chapitre V : Le gouvernement Pierlot après la Libération

Avant de détailler : « l'ampleur de la tâche qui attendait le premier gouvernement du Régent », de Staercke s'attache à décrypter la personnalité d'H.Pierlot. À ce jour, c'est le portrait le plus complet parce que le plus humain. Cet homme a dû se séparer d'un roi alors qu'il est profondément monarchiste et s'est vu rejeté par ses « amis » chrétiens alors qu'il est tout aussi profondément catholique. En plus, pour faits de guerre, plusieurs morts dans sa proche famille. Pierlot subit « une campagne ignoble »... « Le plus grand journal catholique belge, La Libre Belgique, se signala par une violence qui fit moins de mal à M. Pierlot que de honte à la charité chrétienne. » (p. 138).
L'attitude de H.Pierlot est décrite sans flagornerie, ni suffisance.

Si le Régent a sauvé adroitement la monarchie, on doit reconnaître que Pierlot a solidement défendu la démocratie.

L'opération Gutt permet à de Staercke de dénoncer l'attitude du clergé vis-à-vis de l'argent qui: « n'avait pas d'odeur pour ces pieux fraudeurs.» (p. 147).

Les cinquante pages suivantes alternent les opérations militaires des alliés avec les opérations politiques du gouvernement, les unes tout aussi précaires que les autres.

Ravitailler 36 divisions sur des distances de plus en plus longues, tout en ouvrant de nouveaux fronts pour les alliés, et trouver un mode de fonctionnement unioniste sans paralysie de fonctionnement pour le gouvernement. Ce parallélisme bien décrit n'est à l'avantage d'aucun protagoniste. Les V1 et les V2 font leur apparition, les opérations militaires, à l'exception de quelques endroits stagnent jusqu'au moment où l'offensive Von Rundstedt surprend tout le monde.

La situation intérieure n'échappe pas aux : «Plaisirs, profits, vengeances, haines. » (p.152).
La première cible, un peu facile, ce sont les communistes, qui d'un côté sont pour le première fois au gouvernement et sont « respectueux des formes et du protocole » (p. 155) et de l'autre côté « risquaient de détruire toute l'économie du système, parce que leur journal, Le Drapeau Rouge, rendait le gouvernement responsable d'un état de fait créé par la guerre. » (p. 156). De Staercke condamne une pratique que tous les partis observaient à l'époque.

Au sujet des nombreuses composantes de la Résistance, « pour contrôler ce qui s'était fait sans lui, il (le gouvernement) accepta ce qui existait » (p. 159), c'est-à-dire des groupes armés aux objectifs totalement opposés.

Ces groupes s'opposèrent tous au gouvernement, mais en ordre dispersé. Chacun défend sa chapelle et en fin de grenouillage de bénitier, l'archiprêtre Pierlot remet l'église au milieu du village! Ces diverses péripéties sont décrites avec verve en y mêlant autant de discours moralisateur que d'analyse relativement pertinente. De Staercke excelle dans la description de certains protagonistes : Marteaux, Dipsy, Lalmand, le général Gérard, Demany sont croqués, comme le meilleur des caricaturistes peut le faire.

Février 1945 marque la fin de la vie ministérielle de H.Pierlot et de le début de la vie « régence» d'André de Staercke. Avant d'accepter la fonction de secrétaire du Régent il déploie une plume « princière » en hommage au baron Goffinet. Pendant trente ans, celui-ci avait été pour Charles de Belgique, un complément de qualité pour combler les manques fondamentaux que Charles avait dû subir de son entourage familial. Ses vues pertinentes sur la politique à suivre à la Libération servirent la dynastie comme un maître au delà de sa fonction de serviteur

De Staercke fut nommé secrétaire du Régent mais ne prit jamais la place de Goffinet qui mourut peuaprès.

Ce vide fut catastrophique pour Charles après sa régence.

De la même plume qu'il utilise pour le baron Goffinet, il termine ce chapitre par le portrait du Régent. Avant lui, celui-ci n'avait été décrit que sous des traits aussi partiels que partiaux.
Sensible, drôle et attachant, il nous fait entrer dans la cathédrale de la connaissance d'une personnalité sous-estimée qui fut égale à son titre. Ce qui ne fut pas le cas de son frère.
Pour le Régent, de Staercke entonne les grandes orgues de l'amitié, lucide et solide à l'opposé de l'aveuglement et de la servitude.

Chapitre VI : Le gouvernement Van Acker et les entretiens de Saint-Wolfgang

« Ceux qui ont vu certaines choses de près n'ont plus trop d'illusions sur l'institution monarchique dans notre pays. » (p. 200). Tous ceux qui ont écrit sur ces évènements n'ont jamais été jusque là. Léopold III seul était mis en cause, jamais la monarchie.

À son avis, au plus près vous avez été du roi, au plus loin vous voudrez qu'il s'éloigne.
Après avoir décrit l'itinéraire gris, puis blanchâtre de 40 à 45 d'Achile Van Acker devenu Premier ministre, qui peut agir grâce à : « la peine que le gouvernement précédent s'était donnée» (p. 203), il s'ouvre ce qui devient pour la Belgique le tonneau des Danaïdes : La Question Royale. Soulignons en passant que si la Belgique avait été une République il n'y aurait pas eu de Question Royale !

Poursuivant ses coups de pattes, de Staercke ne se prive pas de déboutonner impudiquement le cardinal Van Roey le traitant de cette façon : « piètre politique, conservatisme sacerdotal, lourdes responsabilités, " vomissements " de ses contradicteurs » (p .204).

Ensuite ce sont les : « mouches qui ne cessent de bourdonner, la peste des États », le comte Capelle qui croit son heure... revenue et le baron Van Zuylen, profanateur du gouvernement de Londres.
Pendant les trois mois qui précèdent la libération de Léopold III, « les thèses qui devaient miner le pays pendant des années » s'affrontent (p. 208), agrémentées « des conseils » des diplomates de Grande-Bretagne et des États-Unis.

Malgré cela, « Le dispositif du retour fut minutieusement réglé » (p. 212). Délégation, itinéraire, réception, discours jusqu'au « camion de trois tonnes pour les bagages et éventuellement pour les vivres » (p. 211). On alla même se documenter sur le précédent de 1831 pour la procédure de la fin de la Régence.

La thèse du complot politicien contre Léopold III est anéantie. Mais avant ce retour, il y en a un autre, celui des survivants des camps de concentrations qui « causa un choc terrible » (p. 212). De Staercke fait intervenir d'une façon importante cet événement dans la Question Royale.
Malheureusement, tout ce dispositif s'écroule, en cause : « Le défaut de jugement et l'obstination du Roi qui se conduit comme s'il était maître de la situation, alors qu'il importait de la rétablir. » (p. 217).

En une phase rigoureuse et pertinente, de Staercke résume les 20 pages dans lesquelles il détaille les faits, gestes, humeurs, espoirs et déceptions, entre les visiteurs et le visité de Saint-Wolfgang.

« De maladresse en irritation, dès le début des visites et des conversations, ce fut un désastre »(p. 226 - 227).

« Il me semblait, écrit de Staercke, que la Question Royale avait été jouée et perdue à ses débuts.» (p. 227)

« C'étaient celles d'un homme (Léopold III) dont les sentiments s'étaient arrêtés en mai 1940 et que l'exil, en l'écartant du cours des événements, avait maintenu dans une intransigeance artificielle. » (p. 228).

Le Régent, A.Van Acker et les ministres venus faire rapport au Roi sur la situation en Belgique et des difficultés de son retour se heurte à un homme fermé, entouré non pas de conseillers, mais de larbins persuadés que la raison du Roi est la raison suprême.

Il est évident que le Roi est totalement surpris par tout ce qu'il entend. On lui parle d'un autre monde auquel il ne veut pas accéder parce que pour y prendre pied il devrait faire des concessions qu'il juge inacceptables

Pendant plusieurs jours, l'Auberge du Cheval Blanc n'est plus la vedette d'une opérette, encore que..., mais le centre d'une... « guerre royale »: polémiques, intrigues, réconciliations, cordialité, illusions, manœuvres dilatoires, tout y passe de chaque côté du front ! Jusqu'au jour où, des minauderies de l'opérette de Franz Lehar , on est passé à la mort du cygne dans le ballet du Lac des cygnes de Tchaïkovsky. De Staercke en décrit toutes les péripéties. A l'inverse des précédents témoins de l'affaire royale, il est le premier à nous faire vivre heure par heure les entretiens de Saint-Wolfgang. Témoignage unique. De retour à Bruxelles, chacun s'installe dans son espace géopolitique (p. 245). La rage des uns s'affronte à la passion des autres.

Conclusion

« L'aventure de ce roi lamentable » (p. 247).
Pourquoi une telle condamnation ! Parce que, pour de Staercke, personnalité capable, intelligente, efficace qui a dû s'employer pour faire carrière, se trouver face à quelqu'un qui a tout reçu dans son berceau, mais se montre incapable de remplir son rôle... c'est lamentable.

Surnommé « Le Mandarin » par ceux qui l'envient, il s'est muni de titres universitaires, il fait partie de la noblesse, il est un lettré divertissant et un politique influent

À l'opposé de la phrase mise en exergue à son livre : « Tout cela a passé comme une ombre », lui n'a pas passé comme une ombre. Ses mémoires le prouvent clairement : Bruxelles - Londres - Bruxelles - Saint-Wolfgang - OTAN - New-York ; rapporteur, chef de cabinet, secrétaire, ambassadeur, ce sont des postes phares du pouvoir où il n'a pas manqué de briller. Ce qu'il a recherché toute sa vie. Ses dîners en ville sont minutieusement préparés en fonction des convives pour éblouir la galerie. Vis-à-vis des puissants du moment, il manœuvre avec habileté pour ne pas subir leur « ombre ». S'il fut fidèle en amitié - le Régent - Spaak - Pierlot - ce fut une fidélité dans « l'ombre » ! Jamais il ne les défendit publiquement de son vivant avant la publication de ses mémoires.

Il n'y a pas d'énigme de Staercke, c'est un homme de pouvoir qui connaît sa valeur et a du flair pour la faire valoir en sachant se placer à la bonne place et en y déployant une intelligence de tous les instants. Son érudition bien ciblée fait le reste.

Si personne n'est indispensable, comme disent ceux dont on pourrait se dispenser, les Mémoires sur la Régence et la Question Royale sont les plus indispensables écrits sur le sujet. Pour en terminer avec les rapports entre Léopold et Charles, la correspondance entre les deux frères peu avant leur disparition, publiée en fin de volume (pp. 363 - 366) est effrayante. Le texte de Léopold III est tout autant idiot dans son analyse que ridicule dans ses accusations. La réponse de Charles sur les conseils d'André de Staercke est envers et contre tout fraternelle malgré « qu'au moment où vous tendez la main, on vous demande une inconcevable et injuste rétractation de la plus valable période de votre vie » (p. 365).

Les deux... faux frères royaux ont parcouru des chemins particulièrement surprenants, ils méritent une étude critique à leur démesure.
S'il faut les caricaturer d'un trait, on peut écrire de Léopold qu'il n'a été ni fantasque ni génial, à l'encontre de Charles qui a été génial durant sa régence, puis fantasque après celle-ci.


P.S. : Les portraits de la deuxième partie du livre auraient dû faire l'objet d'une édition différente.

Mémoires d'André De Staercke, éditions Racine, Bruxelles, 2003