Tutsis, Hutus et Histoire
À la fin juin dernier [1994], l'ethnologue Luc de Heusch répondait aux questions que lui posait Jacques Baudouin animateur de l'émission "Arguments". Parce qu'elles se situent dans la "longue durée" chère à République les réponses de Luc de Heusch nous ont prodigieusement intéressés et nous avons cru bon de transcrire cette conversation avec l'un des ethnologues les plus réputés de l'ULB. Le livre de Colette Braeckman s'inscrit, lui, dans la durée plus courte et a une autre portée que nous ne négligeons pas et sur laquelle nous reviendrons.
Jacques BAUDUIN - Les massacres, la violence du génocide Rwandais est-elle l'expression d'une lutte séculaire entre deux ethnies les Tutsis et les Hutus, est-elle le résultat des antagonismes de l'Afrique ancienne? On a souvent tendance à expliquer les conflits politiques dans l'Afrique noire d'aujourd'hui en termes de conflits ethniques. Nous allons voir ce qu'il en est avec Luc de Heusch.
Luc de Heusch, vous êtes professeur émérite d'anthropolgie sociale et culturelle, Vous êtes anthropologue et cinéaste On rencontre le Rwanda à de nombreuses reprises dans vos travaux. Vous y avez consacré notamment un livre publié par les éditions de l'ULB en 1966 Le Rwanda et la civilisation interlacustre . Ce livre était un livre d'anthtropologie politique. Vous y étudiiez l'émergence de l'Etat au Rwanda. C'était aussi un livre d'anthropologie religieuse Vous y étudiiez le déploiement au Rwanda d'une religion homogène. laquelle?
Luc de HEUSCH - Il s'agit d'un culte initiatique le Kubandwa, un culte de possession qui est largement répandu dans toute l'aire interlacustre et qui apparaît au Rwanda au cours du 17e siècle. Il se présente là comme une espèce de royauté mystique ouverte au peuple, et largement ouverte aux Hutus, qui étaient de fervents adeptes de cette religion.
JACQUES BAUDUIN - Et puis, sur le Rwanda, vous avez réalisé un film Rwanda, tableau d'une féodalité pastorale, un film que vous aviez tourné en collaboration avec Jacques Maquet à partir d'un livre de Jacques Maquet, Le système des relations sociales dans le Rwanda ancien. Vous étiez également intervenu sur le Rwanda après de premiers massacres collectifs qui s'étaient déroulés à l'époque et vous aviez publié un article dans la revue Synthèses en octobre 64: Massacres collectifs au Rwanda. Est-ce que cette violence que l'on rencontre périodiquement au Rwanda depuis l'indépendance, et même juste avant, peut-elle s'expliquer autrement que par la résurgence de haines ethniques ancestrales entre Hutus et Tutsis?
LUC DE HEUSCH - Je pense que cette violence est le produit de la décolonisation et non pas de la société traditionnelle rwandaise. Cette société était sans doute une société de classes, avec des antagonismes de classes, entre, d'une part, une minorité de Tutsis dominante, passionnés par l'élevage des vaches, propriétaires des grands troupeaux et, d'autre part, la majorité des paysans hutus. Mais ces deux couches de la population vivaient dans une nation qui s'est constituée lentement au cours des siècles. Le Rwanda se forme d'abord dans le centre du pays et, à l'est: une dynastie tutsie combat victorieusement des dynasties rivales et, lentement, entreprend, à partir du 17e et du 18e siècle, une grande expansion territoriale qui l'amène à annexer des zones hutus qui avaient été longtemps indépendantes. En revanche, dans le Rwanda central et oriental, depuis très longtemps, existaient entre ces deux classes sociales des rapports de clientèle, sans doute inégalitaires, mais qui cimentaient une nation. On ne peut pas dire que les Tutsis et les Hutus étaient deux ethnies différentes.
JACQUES BAUDUIN - Qu'est-ce alors qu'être Hutu et Tutsi au Rwanda dans la société traditionnelle?
LUC DE HEUSCH - Cette société de classes avait une tendance à devenir une société de castes, caractérisée par une forte endogamie: l'aristocratie tutsie se reproduisait par des mariages endogames et a fini par produire une espèce de phénotype qui la distinguait physiquement, en partie du moins, de la masse hutue. Mais être Tutsi signifiait appartenir à une classe dominante, être propriétaire de bétail, exercer une fonction politique ou avoir sous sa dépendance un certain nombre de clients hutus. Ce sont des distinctions sociales et non pas des distinctions raciales.
JACQUES BAUDUIN - Mais si l'on remonte dans le temps, vers le 15e siècle, au moment où il semble que l'on doive situer l'apparition de populations tutsies dans cette région, est-ce qu'il n'y avait pas des différences entre ces deux populations? Les Tustsis viennent des régions éthiopiennes semble-t-il. Les Hutus étaient-ils sur place?
LUC DE HEUSCH - Nous ne savons rien de l'origine des Tutsis. L'on suppose, si l'on suit les relations orales plus ou moins mythiques, qu'ils apparaissent au 13e, 14e siècle dans l'est du pays et qu'ils progressent lentement vers le centre puis l'ouest. Mais ces questions d'origine sont tout à fait sans intérêt. Après tout, qu'est-ce que c'est que les Belges, qu'est-ce que c'est que les Français? Il y a des mélanges de Germains, de gallo-romains (etc), et plus personne ne s'interroge sur nos origines anthropologiques au point de vue physique. En revanche, il faut souligner que le Rwanda était une nation caractérisée par une langue unique: les Tutsis et les Hutus partageaient la même langue, la même religion. Ils respectaient le même système d'interdits et tous reconnaissaient, au sommet de la pyramide sociale, le pouvoir prestigieux d'un roi sacré, maître de la nature et de la société.
JACQUES BAUDUIN - Il y avait d'ailleurs une troisième ethnie au Rwanda?
LUC DE HEUSCH - Il y avait une troisième ethnie minoritaire, les Twas, dont la vocation de caste était d'être chasseurs, potiers et bouffons, et qui pratiquaient eux-mêmes une endogamie qui perpétuait, elle, un phénotype de type pygmoïde.
JACQUES BAUDUIN - Est-ce qu'on pourrait dire que ces ethnies ou ces ethnicités se sont forgées dans une histoire précise, qui est à la fois celle de l'ancien royaume du Rwanda et des différents moments de la colonisation, de la colonisation allemande et puis de la colonisation belge?
LUC DE HEUSCH - La colonisation allemande est très brève puisque les premiers émissaires allemands arrivent à la fin du 19e siècle et, à la faveur de la première guerre mondiale, les Belges entrent au Rwanda et la SDN leur confient un mandat de tutelle en 1923. Que se passe-t-il à ce moment-là? Le gouvernement colonial belge confie tous les pouvoirs aux Tutsis, c'est-à-dire à l'ancienne aristocratie dominante, qui possédait dejà, dans l'ancienne organisation politique, les postes-clés, à quelques exceptions près. L'ancienne structure administrative comportait, dans chaque district, un chef des pâturages et un chef des terres. Ils avaient, sous eux, des sous-chef des collines. Cette ancienne organisation administrative était complétée par une organisation militaire, avec des chefs d'armée et, dans les régiments, des lignages tutsis et hutus. Cette organisation est supprimée, mais on confie les chefferies et les sous-chefferies à des Tutsis. Donc les Hutus restent écartés du pouvoir. Et le gouvernement belge, comme l'Eglise Catholique d'ailleurs, vont considérer que les Tutsis sont des populations intellectuellement supérieures aux Hutus.
JACQUES BAUDUIN - Donc, dans un premier temps, on pourrait dire que l'administration coloniale belge a pris à son compte cette idéologie?
LUC DE HEUSCH - Absolument. Il y a une alliance qui se crée entre l'administration coloniale, les Tutsis et l'Eglise qui, naturellement, christianise avec un très grand succès - apparent du moins - l'aristocratie Tutsi. Le roi Mutara est un roi très chrétien.
JACQUES BAUDUIN - Et puis il y a eu un changement d'alliance?
LUC DE HEUSCH - Nous approchons des années 60, c'est-à-dire de la décolonisation. La plupart des pays d'Afrique sont en train de conquérir leur indépendance et, au Rwanda, les gens sont divisés sur la question. En effet les Tutsis avaient imposé, un peu à la sauvette, à la mort du roi Mutara, en 59, un demi-frère du roi qui n'avait été choisi, ni par l'Eglise cette fois, ni par le gouvernement. Celui-ci a entériné le choix de Kigeri V, un demi-frère du Mwami. Et à ce moment-là, autour de Kigeri V, une aile tutsi traditionaliste se regroupe et crée un parti nationaliste, l'UNAR, l'Union Nationale Rwandaise, qui fait grand tapage au Conseil de tutelle de l'ONU, réclame l'indépendance immédiate. En revanche, les Hutus s'étaient regroupés dans un parti, fortement contrôlé par l'Eglise, dont sortira M. Kaybanda, le futur président de la République. Ces Hutus, eux, demandent prudemment que l'indépendance soit retardée et organisée par le colonisateur, car ils dénoncent une double colonisation. Ils disent avoir été colonisés par les Belges, mais aussi, antérieurement, par les Tutsis et ils demandent fort curieusement à la Tutelle de les débarrasser de cette première colonisation qu'ils jugent inacceptable.
JACQUES BAUDUIN - Mais alors, on pourrait dire que l'on a assisté, à partir des années 50, à tout un travail de construction politique des identités, d'identités plus dures. Est-ce qu'il ne faut pas insister aussi sur le rôle qu'ont pu jouer à la fois des intellectuels hutus et tutsis sur l'élaboration de ces identités dures?
LUC DE HEUSCH - Oui. Ces identités hutus et tutsis n'existaient pas, comme telles, dans l'ancienne nation rwandaise. Elles ont été fabriquées, forgées par les intellectuels hutus, d'abord fortement appuyés par la Tutelle. En effet, la Tutelle, cherchant l'alliance des Hutus, a pris parti militairement dans une première guerre civile qui éclate dans les années 59, 60. Elle prend ouvertement le parti du Parmehutu de M.Kaybanda qui entend organiser une sorte de démocratie chrétienne. Ce conflit qui naît à ce moment-là n'a pas encore pris la tournure extrêmement violente qu'il a prise aujourd'hui. Mais on peut dire que la Tutelle a pris parti pour les Hutus et a contribué ainsi à cette tragédie dont nous voyons aujourd'hui les conséquences funestes et qui est précédée de l'exode, en 1960, de cent mille Tutsis au Tanganyka, en Ouganda, au Zaire et au Burundi.
Cette exode a été naturellement provoqué par le soutien militaire que le colonel Logiest, résident spécial du Rwanda, apporte à ce qu'il faut bien appeler déjà des milices hutues, plus ou moins contrôlées, et que les intellectuels hutus contrôlent sans doute de moins en moins.
JACQUES BAUDUIN - C'est d'ailleurs ce que vous aviez dénoncé devant la Ligue belge des droits de l'homme en 1964.
LUC DE HEUSCH - Oui, à ce moment là, intrigué par ce brusque revirement, lié à l'indépendance, je me décide de faire un voyage d'études au Rwanda et, là, ma surprise est très grande car, à la suite d'un malentendu, un officier supérieur belge, qui était le conseiller intime de M. Kaybanda en matière de sûreté, m'ouvre son coeur et m'avoue qu'en effet l'armée belge a apporté une secours militaire violent, meurtrier aux Hutus déchaînés et, en plus, il m'ouvre les dossiers secrets de la Sûreté, et j'apprend en effet que cet expert belge dénonce auprès de M. Kaybanda, avec une haine déjà raciste, l'exploitation des Hutus par les Tutsis. Ces Tutsis que la même tutelle avait encouragés pendant cinquante ans. Je vois alors, sous la plume de cet officier supérieur, qui était lu avec attention par M. Kaybanda, apparaître le mythe raciste du long Tutsi, ennemi acharné de la république démocratique, que la Belgique est censée mettre en place avec le concours des Hutus.
JACQUES BAUDUIN - Donc on peut dire qu'à la fin des années 50, début des années 60, une partie de l'administration coloniale, une partie de la coopération technique, a joué un rôle trouble et une partie de l'Eglise aussi.
LUC DE HEUSCH - Je ne veux pas accuser toute la coopération belge, mais il se fait que je sais que des experts militaires ont joué un rôle extrêmement funeste qui se poursuivit après l'indépendance. Le rôle de l'Eglise est significatif. L'Eglise a joué un rôle moral dominant au Rwanda. C'était une terre de colonisation religieuse et non pas économique, car il n'y a pas de richesses à exploiter au Rwanda. Alors, l'Eglise s'est toujours appuyée sur l'aristocratie tutsie qu'elle croyait définitivement convertie. Il semble bien que ce soit une conversion en surface car au moment où l'UNAR, le parti nationaliste tutsi, se constitue et réclame l'indépendance immédiate, il dénonce la convention qui liait le Rwanda aux missions catholiques. Fureur de Mgr Perraudin, l'archevêque suisse, qui s'entend immédiatement avec le colonel Logiest pour décider que le Rwanda sera une République hutue indépendante chrétienne et qu'on mettra ces abominables Tutsis hors d'état de nuire. C'est à ce moment-là que le revirement est appuyé en chaire de vérité par Mgr Bigirumwami qui est un évêque tutsi, obligé de signer, avec Mgr Perraudin, une proclamation adressée à tous les ecclésiastiques du Rwanda dénonçant le parti UNAR tutsi comme national-socialiste. Vous voyez que le malentendu était grave.
JACQUES BAUDUIN - Mais donc si l'on veut tirer la leçon de ces événements, par rapport à la violence et au génocide, on se rend compte que dire qu'ils peuvent s'expliquer par des haines ancestrales, ce serait dire la même chose, par exemple, que de dire que le génocide nazi est le fruit d'une lutte séculaire entre Allemands et Juifs?
LUC DE HEUSCH - L'antisémitisme allemand avait des racines dans la chrétienté depuis longtemps, alors qu'il n'y avait jamais eu d'antagonismes racistes entre Tutsis et Hutus. Il y avait même des échanges génétiques, bien que les Tutsis et les Hutus formassent des castes endogames. Ce qui s'est passé au Rwanda, le drame du Rwanda, c'est que des tensions qui existent dans toute société de classes, se sont transformées, brusquement, avec le concours de la nouvelle idéologie de la décolonisation, où la Tutelle belge et l'Eglise catholique ont joué un rôle considérable, en une tension raciste. Et nous avons assisté à la transformation de ce racisme en une folie meurtrière.
JACQUES BAUDUIN - Revenons à ce livre que vous aviez publié en 1966 Le Rwanda et la civilisation interlacustre. Vous y étudiiez la naissance de l'Etat Rwandais. Cet Etat n'a pas surgi tout armé dans l'histoire.
LUC DE HEUSCH - Non dès que les Tutsis pénètrent, apparemment pacifiquement, au Rwanda au 13e et au 14e siècles. Et l'on voit surgir plusieurs petits royaumes au centre et à l'est, qui mènent des guerres l'un contre l'autre. Finalement, c'est la dynastie Nyiginya qui prend le pouvoir et qui entreprend de mettre en tutelle une partie au moins de la paysannerie hutue. Cette mise en tutelle, c'est le contrat de vache. Les Tutsis détenaient la propriété des grands troupeaux et les Hutus aspiraient à avoir accès à ce bétail. Les Tutsis ont mis ingénieusement en place un contrat qui stipulait ceci: le client hutu, après des années passées au service de son patron, après avoir donné une partie de sa récolte, consolidé son enclos, voire cultivé une partie de ses terres, recevait en récompense une ou plusieurs vaches, mais la nue propriété du bétail était toujours détenue par le maître tutsi. Le Hutu jouissait du lait et des taurillons, mais devait restituer les génisses - la partie productrice du capital - au maître, qui gardait ainsi la maîtrise de ce capital, ce qui lui assurait un pouvoir économique considérable. Mais je précise que le contrat de clientèle existait principalement dans le Rwanda central. Par conséquent, il y a eu, au nord et à l'ouest, des zones hutues qui ont conservé plus ou moins leur autonomie, qui n'étaient pas aussi liées à la classe dirigeante que ne l'étaient les Hutus du centre.
JACQUES BAUDUIN - Mais alors ce qui vous intéressait dans cette naissance de l'Etat Rwandais, c'était aussi que l'on y assistait à la transformation d'une société qui, à l'origine, était une société à clans totémiques, en une société à castes.
LUC DE HEUSCH - Dans toute la région inerlacustre, en effet, l'organisation clanique est dominante. Mais ces clans avaient parfois différentes spécialités professionnelles ou rituelles. Nulle part dans les Etats voisins du Rwanda, on ne voit surgir cette structure de caste, ou de proto-caste, qui va avoir comme conséquence la dissolution de l'ancienne organisation clanique. Les Tutsis ont fini par englober dans leurs propres clans les Hutus ou à s'insérer dans les clans hutus autochtones. Les trois castes étaient réunies à l'intérieur d'un clan totémique vidé de sa substance socio-économique. C'est là un processus historique tout à fait unique en Afrique et même dans ces régions. Parallèlement, la royauté s'est mise en place et a mis sur pied cette organisation militaire et administrative bicéphale, avec un chef des terres et un chef des pâturages que j'évoquais tout à l'heure, qui était confiée majoritairement à l'aristocratie tutsie.
JACQUES BAUDUIN - Et une royauté qui était une royauté sacrée. Vous avez consacré à cette royauté sacrée beaucoup de vos travaux...
LUC DE HEUSCH - Oui, je suis parti de la royauté du Rwanda dans des travaux comparatifs où j'essaye de comprendre pourquoi, au sommet d'une société, se trouvait un personnage extraordinaire, un peu monstrueux, hors parenté, qui avait à la fois pour mission de maintenir l'ordre social et, d'autre part, d'assumer la fécondité et la prospérité. Il faut dire qu'au Rwanda central, en tout cas, le prestige du roi était considérable. Le roi était devenu chrétien, mais il gardait son pouvoir sacré (un pouvoir sacré chrétien en quelque sorte). Quand les Hutus étaient mécontents des Tutsis, ils disaient que le roi était mal conseillé. Mais la position des Hutus était en quelque sorte favorisée par la division du pouvoir tutsi. Le roi avait multiplié un peu partout des cadres concurrents. Le chef de terre ou de pâturages ou le chef militaire avaient leurs propres clients et chaque Hutu pouvait ainsi s'appuyer sur la protection de l'un ou l'autre de ces personnages, jouer de leur concurrence interne. On ne peut donc du tout assimiler ce système de clientèle à un régime d'esclavage
JACQUES BAUDUIN - De quand date la christianisation de cette royauté sacrée?
LUC DE HEUSCH - Le dernier roi païen était Musinga et il était farouchement hostile à la colonisation. Il est déposé en 1933. C'est à ce moment-là que l'Eglise choisit un Prince de sang, mais christianisé, Rudahigwa Mutara et l'Eglise parvient même à faire consacrer le Rwanda au Sacré-Coeur de Jésus . C'est dire que l'emprise chrétienne était très forte. A la mort de ce roi chrétien, la crise commence à apparaître puisque les conseillers du roi imposent à la sauvette, à la faveur des funérailles, un roi qui fait figure de nationaliste.
JACQUES BAUDUIN - Je voulais vous demander à quand remontait cette royauté sacrée?
LUC DE HEUSCH - La royauté sacrée proprement dite se perd dans la nuit des temps. On la rencontre dans d'autres sociétés africaines et il est impossible de savoir ses origines. Il est fort possible qu'elle existait déjà au moment de l'arrivée des Tutsis au Rwanda. De petits royaumes hutus possédaient déjà en germe des rituels que la dynastie tutsie va récupérer à son profit.
JACQUES BAUDUIN - On peut situer cela vers le 16e siècle?
LUC DE HEUSCH - Oui, nous savons que les grands rituels obéissaient à un grand code transmis par la tradition orale, par les conseillers secrets et, certainement, cette idéologie de la royauté apparaît vers le 15e-16e siècle, peu après la pénétration tutsi.
JACQUES BAUDUIN - Cette institution du contrat de vache que vous avez décrit comme la clé de voûte du système des castes et qui va s'installer au Rwanda, elle instaure entre le patron tutsi et son client hutu une dépendance individuelle, qui est aussi une dépendance collective. Est-ce qu'il y avait d'autres formes de dépendance dans la société traditionnelle du Rwanda?
LUC DE HEUSCH - Un certain nombre de Hutus avaient un patron, mais ils dépendaient aussi d'une autorité administrative, d'une autorité militaire et donc étaient soumis à un ordre socio-politique tutsi. Quelques Twas, tout à fait à l'étage inférieur de cette hiérarchie, avaient parfois à la Cour des rôles rituels tout à fait privilégiés. Il y avait une certaine mobilité. Certains Hutus riches pouvaient accéder à la Cour et étaient considérés comme tutsis, quel que soit leur aspect physique. C'était rare: il fallait pour cela être en possession d'un certain cheptel. On a même vu des Twas, anoblis à la Cour alors que leur petite taille contraste, au maximum, avec la stature des Tutsis. Et ils étaient méprisés par ailleurs par les Hutus comme par les Tutsis.
JACQUES BAUDUIN - Donc on ne peut pas dire qu'au Rwanda, la conscience d'être hutu ou tutsi ait été permanente et immuable à travers les siècles?
LUC DE HEUSCH - Elle n'était pas permanente et immuable, mais cette stratification s'était clichée au début du XXe siècle et on peut même dire peut-être que la colonisation a, en partie, renforcé la cristallisation.
JACQUES BAUDUIN - Mais alors, il y a eu aussi l'expansion territoriale du royaume du Rwanda central. Est-ce que dans les autres régions de l'aire interlacustre, les dépendances étaient les mêmes?
LUC DE HEUSCH - Non, le Rwanda offre un exemple assez exceptionnel de pouvoir absolu. A la fin du 19e siècle, la royauté était contrôlée par quelques grands lignages tutsis, mais il n'y avait pas de conscience de classe de l'aristocratie, pas plus que chez les Hutus. Dans le royaume Ngoro, en Ouganda, existait un régime plus féodal. Les chefs de province nommés par le roi avaient une autonomie beaucoup plus grande. Le roi ne contrôlait pas l'ensemble de la structure politique, comme c'était le cas au Rwanda. Et, même, au Burundi, ce système quasi féodal se traduisait par l'existence de grands princes qui possédaient des fiefs, classe intermédiaire entre le roi et les autres Tutsis. Cette classe intermédiaire n'existait pas au Rwanda.
JACQUES BAUDUIN - Alors, pour le Rwanda, vous ne parlez pas de féodalité, c'est l'Etat qui était prédominant?
LUC DE HEUSCH - Là, je suis un peu en désaccord avec Maquet. Je crois que la structure politique était celle d'une monarchie absolue. Tous les pouvoirs étaient contrôlés par le roi. En fin de compte, ce roi les divisait entre différentes familles de haut statut. En revanche, évidemment, on pourrait être tenté d'appeler "féodalité pastorale" ces liens de clientèle qui liaient un certain nombre de clients hutus à des pasteurs et qui leur confiaient une ou plusieurs vaches, ou même au contrat identique qui liait des grands propriétaires tutsis à des Tutsis moins riches qui recevaient aussi une partie du bétail, sans que les vassaux tutsis ne soient astreints à des travaux agricoles. Les Tutsis étaient spécialisés dans l'élevage et n'entendaient être qu'éleveurs, strictement.
JACQUES BAUDUIN - Mais dans la mesure où il y a eu cette expansion territoriale: dans les régions conquises, il y avait un autre système de domination, une domination militaire?
LUC DE HEUSCH - Précisément, à partir du 16e, 17e siècle, chaque nouveau roi forme une nouvelle armée à partir d'un embryon de pages qui sont des fils d'aristocrates, et mobilise en quelque sorte une partie de la population, lui donne des troupeaux qui servent la logistique de l'armée. Surtout, Il nomme aux frontières des chefs d'armée qui ont pour fonction d'agrandir le pays ou de le défendre contre les invasions au sud du Burundi, l'ennemi héréditaire.
JACQUES BAUDUIN - Et quand ce système de castes commence à se cristalliser, il a donc détruit les structures claniques anciennes, y compris la structure clanique tutsie.
LUC DE HEUSCH - Le clan n'était plus un groupe constitutif de la société au Rwanda. C'est simplement nominal: les gens étaient sensés appartenir à un même groupe respectant un même interdit. Le système est basé, non pas sur l'organisation clanique, mais sur ce réseau de clientèle qui fait la singularité même de cette société très complexe.
JACQUES BAUDUIN - Est-ce que cette structure très traditionnelle a été modifiée par la colonisation?
LUC DE HEUSCH - Elle détruit l'ancienne structure militaire et administrative de la royauté traditionnelle, On a découpé le pays en chefferies et sous-chefferies. Mais ce sont des aristocrates tutsis éduqués à l'école d'administration à Butaré qui occupaient tous les postes ou quasiment tous les postes. Le contrat de vache a persisté, mais sous des formes modifiées et ce n'est qu'à partir de l'arrivée du gouverneur Harroy que l'on a pensé à démocratiser un peu le système, mais sous des formes électorales européennes, vides de sens pour ces gens. Le système était encore quasiment en place, malgré toutes les modification que je viens d'expliquer, en 1954 lorsque j'ai tourné un film qui tentait de reconstituer la situation pré-coloniale. Nous avons décidé, vu la complexité des choses, d'ignorer dans ce film, et l'administration coloniale et les missionnaires qui, pourtant, ont joué un rôle décisif. Il y avait, dans l'ancienne tension entre Tutsis et Hutus, une violence latente institutionnalisée. Quand la royauté a disparu, car la république a aussi aboli la royauté sacrée, lorsque, à l'intervention d'intellectuels hutus, mais aussi de l'Eglise et de la Tutelle, on a attisé cette tension de sorte qu'elle est devenue une haine raciale, à ce moment-là, évidemment, le Rwanda traditionnel s'est effondré dans le drame.
JACQUES BAUDUIN - Un des problèmes du Rwanda, c'est sa démographie?
LUC DE HEUSCH - Il est évident aussi qu'il faut tenir compte du fait que cette population, de deux millions d'habitants au début du siècle, en comptait maintenant sept millions avant le drame. Déjà à l'époque coloniale, le pays était surpeuplé. A telle enseigne qu'il y avait des famines périodiques, déjà à ce moment. Le gouvernement essayait de les pallier en constituant des réserves. La densité de la population était déjà une des plus fortes au sud du Sahara. La dégradation des sols est considérable. Les pâturages ont contribué à la déforestation, car nous nous situons ici sur la crête Congo-Nil, qui est une zone forestière. Les agriculteurs hutus, comme les pasteurs, ont détruit cette forêt et l'érosion est considérable. Il faut dire que l'administration belge a tenté de l'enrayer, en partie, en repeuplant le pays d'eucalyptus, mais cela ne suffisait pas à enrayer ce processus écologique
JACQUES BAUDUIN - On dit aussi que 40 % de la population de Kigali, avant les derniers massacres, était séropositive. C'est donc dire qu'on a parfois l'impression qu'une partie des assassins sont aussi des morts en sursis.
LUC DE HEUSCH - Il est fort possible, que dans cette épidémie de folie, à l'arrière-plan, joue ce facteur de désespoir, mais, là, je crois qu'il faudrait consulter les psychiatres et les spécialistes des épidémies et je n'oserais pas me prononcer
JACQUES BAUDUIN - Cette religion, ce culte initiatique que vous avez étudié au Rwanda était-il encore pratiqué?
LUC DE HEUSCH - Le christianisme l'a complètement détruit. Moi, j'ai encore vu, en 1949, des cérémonies mais, en 63, j'ai constaté que les gens avaient complètement oublié l'existence de cette religion qui peut-être survit dans les collines lointaines; naturellement le clergé catholique a combattu comme partout ailleurs tous les systèmes religieux traditionnels. Or cette religion était solidement enracinée chez les Hutus qui y voyaient une espèce de compensation. Les ancêtres n'étant pas particulièrement bienveillants, les Tutsis, non plus, le roi "mal conseillé", ils pouvaient s'adresser à un dieu à eux un dieu-roi, Ryangombe, qui était doté de pouvoirs mystiques considérables, et qui leur promettait le salut là où, dans la vie quotidienne, ils ne rencontraient que misère.
JACQUES BAUDUIN - C'était une religion qui était une variante locale d'une religion homogène dans la région?
LUC DE HEUSCH - Oui, une variation locale d'un culte que l'on rencontre partout dans la civilisation interlacustre sous des modalités différentes. J'ai tenté de décrire l'évolution de ce système de croyances traditionnelles du nord au sud aussi bien en Ouganda qu'en Tanzanie, au Rwanda et au Burundi. Et l'intérêt du Rwanda, c'est que dans cette religion, les héros de ce panthéon et ce roi mythique ne font pas figure d'ancêtres de la dynastie actuelle, comme c'est le cas en Ouganda, mais, au contraire, d'étrangers. Dans un extraordinaire récit épique, on voit surgir brusquement un grand magicien qui affronte Ruganzu, le roi-magicien qui avait vécu au 17e siècle, ce qui fait penser que le culte est né vers cette époque-là. Et ce combat laisse chacun sur ses positions. A la royauté terrestre s'oppose désormais une royauté mystique, plus forte, du point de vue magique, aux yeux des fidèles.
JACQUES BAUDUIN - C'est donc un mythe qui a surgi de l'histoire?
LUC DE HEUSCH - En tout cas, il est lié aux traditions orales de l'Ouganda où les dynasties voisines ont rattaché les deux grands rois, chefs de cette compagnie d'esprits, à leurs ancêtres. Au Rwanda, pas du tout. Il n' ya aucun lien historique entre les personnages légendaires de ce culte et la dynastie régnante.
JACQUES BAUDUIN - Ce qui est passionnant quand on lit votre livre Le Rwanda et la civilisation interlacustre, c'est la tentative de reconstruction historique de la formation du Rwanda, c'est le travail que vous faites sur les chroniques royales. Vous y constatez que tout y est fait pour masquer les ruptures dans les continuités dynastiques, les invasions étrangères par exemple, des dynasties qui sont étrangères et que ce camouflage relie aux dynasties précédentes...
LUC DE HEUSCH - C'est une découverte de mon collègue, de Jan Vansina. Il a le mérite de mettre en valeur le fait que l'histoire nie l'existence de dynasties successives, un peu comme si les Bourbons étaient les héritiers directs des Capétiens. Pour renforcer l'idée que cette dynastie est triomphante, unique, dans toute la société, et est tombée du ciel, on indique que l'origine des Tutsis et du roi, c'est le ciel. L'ancêtre lointain du Rwanda, c'était la foudre et le roi en est un fils bâtard. Il fallait maintenir ce mythe de l'unité et de la permanence d'une même dynastie triomphante. Mais, dans la suite, je me suis aperçu que d'autres traditions historiques ne racontaient pas l'histoire, mais étaient le produit d'une imagination mythique. Et c'est le début de mon conflit avec Van Sina. Je reproche aux ethno-historiens de ne pas toujours savoir si les textes qu'ils manipulent sont des textes historiques ou des produits de l 'imagination mythique.
JACQUES BAUDUIN - Parce que votre souci a toujours été de réconcilier l'histoire et l'anthropologie?
LUC DE HEUSCH - Oui, je pense que l'on est en train malheureusement de les séparer, les historiens réclamant tout le champ de l'anthropologie comme leur, et oubliant qu'il y a une façon anthropologique d'envisager, au moins dans la synchronie, l'ensemble des institutions plus ou moins conflictuelles comme des systèmes symboliques. A cet égard je voudrais dire que Pierre Smits, l'anthropologue français, qui a, au cours des dernières années, étudié les traditions orales, a bien souligné que si le Rwanda politique était divers, connaissait des variations que nous avons évoquées au début de cet entretien, le Rwanda symbolique était un.
JACQUES BAUDUIN - Et notamment il l'a fait en étudiant sa littérature orale.
LUC DE HEUSCH - Oui. Dans des textes à la périphérie du Rwanda, donc dans des zones récemment conquises, par les Tutsis, il n'a jamais recueilli de variations régionales: ce sont les mêmes dieux qui apparaissent, les mêmes héros, les mêmes structures narratives. Il y avait donc une unité de pensée dans cette nation.
JACQUES BAUDUIN - Quand on lit Le Rwanda et la civilisation interlacustre, on découvre que le Rwanda jouit d'une position particulière dans cette région des grands lacs, dans la mesure où, vers le 15e 16e siècle, il a été particulièrement épargné des invasions de populations qui venaient des régions du Nil. Alors comment peut-on expliquer que les traits religieux du Rwanda appartiennent quand même, malgré cet isolement, à cette symbolisation générale de la civilisation interlacustre?
LUC DE HEUSCH - D'abord, le Rwanda n'a pas été tout à fait isolé et épargné par les Nilotiques car, au 16e siècle, il y a eu la tradition orale d'une terrible invasion venue du Ryoro. A ce moment-là, les rois de l'époque instituent une armée permanente à titre défensif, donc on ne peut pas dire que le Rwanda a vécu en vase clos.
JACQUES BAUDUIN - Mais les Rwandais n'ont pas connu les mêmes remous que ceux qu'on a rencontrés, ailleurs, sur de grandes étendues, du lac Albert au lac Victoria?
LUC DE HEUSCH - Non, cette forte structure militaire, tout à fait exceptionnelle en Afrique centrale, a protégé le Rwanda des invasions. Périodiquement cependant, il était en guerre avec le Burundi voisin. Donc, c'est depuis le 16e 17e siècle, que le Rwanda s'est consolidé dans son relatif isolement, qui dura jusqu'à la fin du 19e siècle parce que ce n'est qu'en 1895 qu'un émissaire allemand arrive au Rwanda.
JACQUES BAUDUIN - Mais alors comment expliquer que ces traits religieux appartiennent à la symbolique générale de la civilisation interlacustre?
LUC DE HEUSCH - Parce que les symbolismes religieux s'inscrivent dans ce que Braudel appelle les temps longs. L'Occident a beaucoup changé depuis le Bas-Empire. Or, le christianisme est toujours la religion principale de l'Occident et la religion centrale dans la civilisation occidentale. Les institutions s'incrivent dans ce temps long. Les changements sont évidents, mais ils s'inscrivent sur un fond mythique et rituel qui a la vie longue.
JACQUES BAUDUIN - Depuis vos travaux, y a-t-il eu d'autres recherches?
LUC DE HEUSCH - Claudine Vidal a mené des enquêtes après l'indépendance, dans les années 70. Elle a montré que les Hutus n'étaient pas tous des clients pastoraux mais toujours des clients fonciers d'une autorité tutsi quelconque, à qui ils devaient des redevances. La dépendance était, à ses yeux, principalement de type foncier et elle reproche aux anthropologues belges d'avoir été victimes d'un fétichisme de la vache. Mais au moment où nous étions là, il y avait beaucoup, beaucoup de vaches, et mon film l'atteste. De grands troupeaux ont disparu avec les Tutsis, et il ne faut pas nier l'importance de ces rapports pastoraux.
JACQUES BAUDUIN - S'il fallait retenir une leçon de l'histoire et de l'anthropologie quand on pense aux événements tragiques vécus par le Rwanda.
LUC DE HEUSCH - C'est la transformation d'un processus de tension sociale en un conflit raciste.
JACQUES BAUDUIN - C'est cette transformation que vous décriviez dans notre intervention de 64?
LUC DE HEUSCH - C'était déjà une interrogation, car il n'y avait que "que" (entre guillemets), un millier de morts et, aujourd'hui, l'ONU vient de reconnaître qu'il s'agit d'un génocide. Que s'est-il passé? Il est évident que les Tutsis ont servi de boucs émissaires. Pourquoi? L'officier qui m'expliquait avec tant de candeur ces crimes effroyables, m'expliquait que la République était menacée par des terroristes. Et c'est vrai que bien avant l'offensive triomphante de 90, quelques tutsis avaient constitué à l'étranger des groupes mal armés qui effectuaient de malheureux raids aux frontières du pays. Evidemment, chacun de ces raids était un prétexte à un massacre de populations tutsies à l'intérieur du pays. Et la grande offensive déclenchée en 1990 à partir de l'Ouganda a fait que tous les Tutsis de l'intérieur faisaient figures d'ennemis potentiels. On demandait la carte d'identité aux points de contrôle et, malheureusement, la carte d'identité rwandaise spécifiait "Tutsi" ou "Hutu". "Tutsi" était devenu l'équivalent de l'étoile jaune.
[Le texte de cette conversation, recueilli par Jacques Bauduin dans le cadre de l'émission Arguments de la RTBF, a été établi avec le concours de Luc de Heusch.]