L'argent porno (« La Promesse » des Frères Dardenne)
Toute pudibonderie mise à part, il y a, dans les films pornographiques quelque chose d'extraordinaire: cette fascination sur les sexes qui s'emboîtent, obscénité qui les rend écoeurants après quelques secondes. Il n'en est pas de même de certaines scènes d'amour qui déchirent l'âme et la chair (le rédacteur en chef de l'hebdomadaire catholique La Vie le disait à propos des Emmanuelle qui ne nous semblent justement pas pornographiques pour cette raison).
Mais dans le film des Dardenne La promesse, c'est l'argent qui est traité comme cela, mis en gros plan au point d'écoeurer. Argent des combines les plus mesquines du négrier de l'histoire, argent qu'il faut sortir de sa poche pour entrer à l'hôpital; argent entassé dans une cachette crasseuse. « Haï argent! » comme le crie un fabliau wallon du Moyen-Âge. Argent en gros plan, argent obscène. Il y a tellement d'obscénités à la télé (en dehors du porno!), qu'on est tout surpris que ce soit un billet de banque sur laquelle se braque la caméra et non le sang, les corps mutilés, les images « insoutenables ». Ce n'est pas étonnant: l'obscénité de l'argent, c'est bien celle qu'on montrera en dernier lieu puisque les autres sont finalement là pour la cacher (l'émotion de contes de fée d'un mariage royal ou de riches par exemple). A mon sens, cette mise en évidence de l'argent est unique dans tout ce qui a été filmé depuis qu'on filme. A un tel point que le vol commis par le jeune adolescent Igor, au début du film, met en scène de l'argent plus « humain », si l'on peut dire, que celui qu'on y voit du début à la fin: de l'argent dérobé comme dans une farce qui fait songer à l'argent, lui, de dignité, de la drachme perdue, du Pauvre de Bernanos...
J'avais écrit un jour (dans Toudi n°1 en 1987) que les Dardenne sont deux frères, que, souvent, le thème de leurs films est la révolte contre le père, la relation au père. Et qu'il y avait entre leur relation forcément horizontale (frère-frère) et la relation verticale (père-fils) de leur film, le choc de deux mouvements contradictoires qui devait se révéler fécond. C'est évident avec La Promesse qui a été abondamment couronné, fêté, primé, à Cannes et Namur. Dans La Promesse, c'est une révolte étrange contre le père car elle est révolte au nom de la raison et de la justice. Le jeune Igor, qui mène cette révolte, est peut-être autant « père » (au sens d'une simple psychanalyse sans snobisme) que son père. Un père qui est un salaud, un négrier, exploitant sans vergogne les travailleurs clandestins venus du tiers-monde. Mais aussi un père très aimant, très tendre, très libérateur avec son propre fils, ce qui achève de rendre ce film « écrit à la brosse » d'une grande richesse et d'une grande complexité.
J'en indiquerais une, au hasard, pour revenir à ce fétichisme de l'argent qui y est étalé pornographiquement, comme déjà dit. Un autre fétiche apparaît dans le film, un vrai, en quelque sorte, cette petite statuette animiste de l'héroïne africaine, que le héros, Igor, sauve en un réflexe de Blanc étonnamment civilisé (cela arrive, heureusement), je ne sais plus dans quelles circonstances. Eh bien! ce fétiche-là, comme il est plus humain, plus vrai, plus « laïque » que les billets à l'effigie de Grétry!
Les Dardenne, injustement traités par la critique pour leur film Je pense à vous (dont une image entr'aperçue l'autre jour à l'écran-témoin m'a encore ému: ce film doit être réhabilité et nous ne l'oublions pas, ne l'oublierons jamais), tiennent ici une éclatante revanche. On est vraiment content pour ces cinéastes de talent, ces vrais auteurs, ces grands cinéastes de Wallonie. La promesse est un film qui est, d'abord, une histoire, écrivant brutalement la misère d'une banlieue liégeoise accablée par la crise et où prolifèrent, comme aux abords de souches pourries, les champignons vénéneux de l'exploitation paroxystique de l'homme par l'homme. On est proche de la traite des enfants ou des femmes, d'une atmosphère de camp de concentration, mais il s'agit d'adultes en bonne santé, vigoureux, certes mal logés et mal payés. Cela accuse encore le trait dénonciateur, le rend subtil (malgré l'écriture « à la brosse »). Comme le fait que cette exploitation soit celle de moins nantis (le commerçant de main d'oeuvre clandestine est lui-même un chômeur).
Un film écrit à la brosse et au cours duquel - c'est à la fois une critique et un éloge - on n'a pas le temps de respirer, un peu comme dans les films-catastrophes des Américains. On aurait peut-être aimé que, dans la brutalité de l'abjection comme dans l'intensité de l'émancipation d'Igor, il y ait quelque retrait, quelque chose de filmé non plus à la brosse, mais au pinceau, cette fois, le temps de respirer et de comprendre. Peut-être dans la foulée de l'une ou l'autre de ces vues panoramiques de la région industrielle liégeoise dont les Dardenne comme tout le cinéma wallon nous offrent régulièrement les saisissantes images (voir aussi un Thierry Michel par exemple). Disons que dans ce film « brossé » à la Bonmariage (même si c'est différent!) on aurait aimé l'un de ces documents poétisés où a parfois excellé Andrien, comme dans l'inoubliable Grand paysage.
La violence du film des Dardenne rive les spectateurs à leurs fauteuils comme sous l'effet d'une pressurisation. « Il ne faut écrire que ce qui est nécessaire » aime à dire Thierry Haumont. C'est bien ce qu'ont fait les Dardenne en s'en tenant au seul « nécessaire » qui est la « vie même », pour reprendre encore les mots de notre ami. J'ai entendu les Dardenne un peu réticents à l'idée que leur film s'intègre dans la lignée d'un cinéma wallon, assez évidemment cinéma du réel, de Paul Meyer à eux-mêmes en passant par Bonmariage, Andrien, Michel. Il est bien normal qu'ils revendiquent ainsi la spécificité de leur création, mais les situer dans cette lignée n'a rien de récupérateur au bénéfice d'une théorie sur le cinéma wallon. Au contraire, ce qu'ils ont réalisé fait effectivement penser à des choses filmées avant La Promesse, mais ce film apparaît encore plus inédit quand il s'insère dans ce cinéma auquel il me semble appartenir et qui ne serait pas vivant s'il ne se comprenait qu'à travers une grille unique. La Promesse ressemble si bien à des choses qui ont précédé et, en même temps, elle y ressemble si peu qu'elle ouvre de nouvelles perspectives. Il y a des choses qui n'ont jamais été filmées nulle part dans ce film profondément universel et d'ici.
José Fontaine