Jean Louvet écrivain universel
Pierre Fontaine est l'auteur d'un mémoire présenté récemment à l'UCL au département de sociologie sous le titre Jean Louvet, lois sociologiques et vérité littéraire. Nous en publions ici un extrait significatif.
Une date est cruciale dans ce mémoire: la grève de 1960. Longtemps, pourtant, je n'ai su comment introduire la question du mouvement ouvrier et du mouvement wallon sans me perdre et dénaturer mon travail. Ce n'était pas une difficulté personnelle. Au contraire, c'est un événement que je connais relativement bien. Je le connais surtout parce qu'on m'en a beaucoup parlé. L'importance de cet événement est une évidence pour moi, l'est-elle pour tout lecteur belge?
J'en doutais fortement, à plus forte raison d'ailleurs quand, plusieurs fois, au cours des mes études universitaires, je fus taxé de nationalisme pour avoir, maladroitement peut-être, incomplètement sans doute, défendu des positions wallonnes.
Je ne désire pas m'appesantir sur de vilaines querelles. J'encours et encourrai longtemps le risque du nationalisme. Autant ne pas s'en défendre. D'ailleurs ce n'est pas l'objet de ce mémoire, mais je désire bel et bien inscrire la grève de 1960 comme événement fondamental pour comprendre l'oeuvre artistique de Jean Louvet.
J'ai donc choisi l'abstention sur les références belges, wallingantes, belgicaines, incomplètes,... pour une nouvelle approche qui parte de la France et qui revienne sur la Belgique.
A. La preuve doit-elle nécessairement venir de France? Jean Louvet est-il le dramaturge de la classe ouvrière?
«"La grève du siècle" embrase la Belgique» titrait Le Monde du 11 décembre 2000 dans la page «Horizon-Histoire». Les Français nous donneraient-ils une leçon d'histoire? Petit chapeau de l'article de journal : «Il y a quarante ans, cinq jours après le mariage du roi Baudouin, éclatait en Wallonie un mouvement social quasi insurrectionnel. Déclenchée par un projet de loi limitant les allocations de chômage et de maladie, cette révolte divisa la nation et jeta les bases du fédéralisme.»
Nous aurions voulu nous en tenir-là si, bel et bien, définitivement, la Belgique avait attrapé - métaphoriquement et symboliquement s'entend - non la grippe du fédéralisme mais les bases de celui-ci.
Le Monde écrit à propos de l'évolution générale de la grève :
«Et le sang, précisément, va couler. Comme à Grâce-Berleur lors de l'affaire royale, quand des ouvriers liégeois, face aux gendarmes, criaient : "Vive la République !" Alors, comme en 1950, André Renard prendra la tête de la contestation en Wallonie, haranguant les manifestants dans les zones sinistrées par le démembrement industriel. C'est sous sa présidence que se constitue à Namur un Comité de coordination des sections régionales wallonnes qui va prendre, en lieu et place du bureau national de la FGTB, la direction effective de la grève. Rien de tel en Flandre où les grévistes, qui paralyseront quelque temps Anvers et Gand, devront se battre isolément. Il faut dire que le Cardinal Van Roey, archevêque de Malines et primat de Belgique, n'hésite pas à condamner ces grèves " désordonnées et déraisonnables ". Réponse des prêtres de Seraing, la nuit de Noël: "Tout ce qui atteint ses enfants atteint l'Église...Que demande le monde du travail ? Simplement sa juste place dans la nation."»
Quelque remarques par rapport à cette citation. L'association historique 1950-1960 autour du «Vive la République!» et de l'action importante d'André Renard dans les deux événements. Pour rappel, la question royale s'est soldée par l'abdication de Léopold III dont le retour en Belgique, cinq ans après la fin de la guerre, a soulevé les foules non pas d'enthousiasme mais de colère.
Il manque un personnage à notre histoire: Julien Lahaut dont on a fêté le cinquantième anniversaire de l'assassinat par plusieurs manifestations dont une exposition rétrospective à Liège.
Avancées, magazine communiste, a consacré deux pages relatives à cette commémoration dans son numéro ( n°91) du mois de septembre 2000. On titrait, Julien Lahaut au-delà du mythe. Le mythe en question : l'importance usurpée que l'on accorderait au cri lancé par Henri Glinneur faussement attribué ensuite à Julien Lahaut lancé lors de la prestation de serment du prince Baudouin : un autre «Vive la République!» donc. Julien Dohet et Michel Hanotte notent: «Lahaut se lance dans le combat contre le retour de Léopold III, comme l'ensemble des forces ouvrières et populaires (...) En outre, la revendication républicaine n'est qu'un épisode très court de la dernière phase de la "question royale".»
Je reviens à notre jeu de langage. Comparons les deux textes. Le premier, publié dans Le Monde associe 1950 et 1960. Le second tend à boucler l'affaire royale sur elle-même.
D'après le premier texte, j'aurais envie de dire que le mouvement républicain s'est préservé sur la décennie. Je dis «mouvement républicain» au sens où la République peut être un mot d'ordre mobilisateur pour accentuer une pression centrifuge : en 1950 contre le retour du Roi Léopold III, en 1960, contre La Loi unique.
PROPOSITION : Un mouvement naturel - une grève, une révolution, une émeute - éclate lorsqu'un mouvement forcé devient trop rigide, lorsque le précédent équilibre est rompu, que la base de celui-ci est rompu.
Si le mythe que dénoncent Julien Dohet et Michel Hanotte dans leur article est le mythe de Julien Lahaut, icône du mouvement républicain en Belgique, il est alors normal de le dénoncer, personne - sous l'argument de la citoyenneté universelle auquel nous nous rattachons tous rationnellement - ne doit être sous l'influence d'une icône - droit positif - et personne ne doit être une icône - droit négatif. Mais si comme l'écrit Jean Benoît, en 1950, ce sont aussi «des ouvriers liégeois qui criaient : "Vive la République!" et qui l'ont payé également de leur vie », ce serait un peu court de condamner et le républicanisme de Julien Lahaut et celui de ceux qui le scandaient avec lui.
Oublions le républicanisme et revenons sur l'association des deux dates. Ce n'est pas parce qu'en 1950, on crie «Vive la République!» et qu'en 1960, finalement, le mouvement ouvrier se rallie au cri de «Vive la Wallonie!» que le mouvement ouvrier a perdu de sa consistance jusqu'à se délier complètement n'ayant plus d'autres choses à faire que se rabattre sur lui-même, s'éteindre peu à peu et compter les hommes qui sont tombés dans ses rangs.
Décrire une dernière fois le prolétariat
Voilà la seule perspective artistique - nécrologique - dans laquelle Jean Louvet aurait choisi d'écrire après 1960 une oeuvre littéraire, forcé qu'il était de l'écrire sur la classe ouvrière puisqu'il en était.
Peut-on à l'inverse supposer qu'il ait ressenti lui-même cette association positive entre mouvement ouvrier et mouvement wallon-fédéraliste?
Jean Benoît, dans l'amorce de sa conclusion d'un autre article sur la même page, même date, mais consacré à André Renard, un tribun qui galvanisait les masses, écrit :
«Aujourd'hui la Wallonie, longtemps sous le choc d'une crise qui a donné d'elle une image révolutionnaire parfois caricaturale, semble avoir surmonté le traumatisme de l'effondrement industriel des années 60. En fait, la grande grève de cet hiver-là n'a pas peu contribué à une prise de conscience wallonne irréversible.»
Chacun sa place en un sens. Jean Louvet n'est pas le dramaturge de la classe ouvrière qui se serait piqué du devoir, presque missionnaire, d'opérer sur elle une conscientisation wallonne forcée. Jean Benoît n'a pas besoin de citer Jean Louvet pour parler de la grève de 1960.
Est-ce que le mouvement ouvrier, qui a pris une orientation fédéraliste et wallonne a, en conséquence, opéré un repli sur lui-même? Nous dirions, cette fois sans plus poser de question : le mouvement ouvrier s'est replié sur lui-même parce qu'il s'est aperçu qu'il était wallon.
Lorsqu'on parle de repli wallon, on parle du repli de la société belge sur une nouvelle caractéristique que l'on a inventée: la Wallonie.
Or, dans la définition fonctionnaliste du nationalisme selon Gellner 1 , le repli nationaliste est la marque d'une résistance à l'entropie. Si on invente une nouvelle nation qui n'est le produit d'aucune réactivation de quelques scories moyenâgeuses - culturelles ou linguistiques - que ce soit, on se retrouve en peine d'expliquer en quoi consiste le repli et la résistance à l'entropie. La seule résistance à l'entropie pour laquelle le mouvement ouvrier se mobilise, en 1960, concerne la préservation de son existence et de son identité, une identité qui était encore éminemment liée au travail et au tissu sidérurgique wallon, lequel historiquement a fait la réputation et la force économique de la Belgique moderne.
Lorsqu'on parle du repli du mouvement ouvrier sur la Wallonie et les thèses fédéralistes, on opère, à mon sens, une distinction théorique, qui est le fruit d'une construction historique, mais que l'on applique toujours dans la même perspective idéale - à force, devenue idéologique - telle qu'elle fut dégagée à son origine par Marx : d'une part l'identité en soi et pour soi de la classe ouvrière et, d'autre part, le nécessaire rassemblement du mouvement ouvrier dans une confédération internationale.
L'histoire se joue toujours complètement dans l'instant, l'histoire n'est que la perception que l'on se donne de l'instant qui passe. De sorte qu'un ouvrier wallon qui opte pour les thèses fédéralistes en 1960 n'est pas tant un ouvrier belge qui décide de devenir wallon qu'un ouvrier qui décide d'avoir un comportement politique actif et plus seulement délégué. Il ne change pas d'identité, il change le niveau de la lutte.
B. La preuve doit-elle nécessairement venir de France ? Jean Louvet est-il un écrivain wallon?
Jean Louvet n'est pas le dramaturge de la classe ouvrière. Est-il pour autant un écrivain wallon ? Troquons-nous une étiquette pour une autre, la classe ouvrière contre la Wallonie ?
Ce que nous avons établi au point précédent ne concerne finalement que la société. Après la grève de 1960, la Belgique unitaire évolue vers le fédéralisme. Nous ne nous en sommes tenus qu'à la lettre de l'article de Jean Benoît, une lettre wallonne, en réalité, et qui nous est envoyée de France.
La Belgique francophone, quant à elle, a enregistré autrement et sur d'autres dates la séparation de la Belgique. C'est alors une histoire flamande qu'on nous narre. Une histoire qui a donc mal fini, dont on avait pourtant pressenti peu à peu les dénouements.
Abandonnons la question belge. Existe-t-il une manière spécifique qui rende positive l'affirmation «je suis un écrivain wallon»? D'autre part, l'affirmation positive d'une identité est-elle conciliable avec ce sentiment général que nous partageons tous qu'une oeuvre universelle est universelle, en soi et pour soi?
Le premier caractère se justifie et s'annule dans le second. Une oeuvre universelle, en principe, peut être wallonne car cela n'a pas d'importance pour l'en soi et le pour soi de l'universel qui n'évolue pas, a priori, avec l'histoire.
L'en soi et le pour soi d'une loi scientifique est facile à établir. Une loi se vérifie quel que soit le contexte, malgré le contexte: l'exception qui confirme la règle. Mais éprouve-t-on l'universalité d'une oeuvre culturelle? Y a-t-il des critères objectifs? Une formule positive qui en rende compte? Une description élémentaire des éléments qui constituent une oeuvre universelle?
Force est de constater que non. Il n'y a pas de réponse objective, mais des suppositions comparatives. L'universel c'est ce qui n'est pas particulier. Y a-t-il des pays, des cultures qui tendent plus que d'autres à l'universel? Est-ce le but d'une culture que de tendre à l'universel ? Qu'est-ce qu'une culture ?
La question que nous nous posons peut se formuler autrement: se dire écrivain wallon dénote-t-il un particularisme culturel ou connote-t-il un universalisme ?
1. La réponse nous vient-elle du Monde Diplomatique?
Au mois d'octobre 2000, Le Monde diplomatique consacre son supplément à la Wallonie. Serge Govaert signe l'article Culture wallonne ou culture francophone? Il conclut, après avoir relevé la richesse des productions des «créateurs wallons» qui ont fait la preuve de la «belle santé» de la Wallonie, que «tout cela - toute cette activité - ne fait pas une culture wallonne, tout au plus une culture produite par des Wallons, parfois en Wallonie».
Qu'est-ce alors qu'une culture wallonne ? Il faut suivre l'argument de Govaert jusqu'au bout : «Bref, la vitalité des expressions artistiques en Wallonie n'a sans doute pas, quoiqu'on en disent certaines têtes pensantes du mouvement wallon, un cachet spécifiquement et intrinsèquement wallon - sauf bien entendu, lorsqu'elles utilisent la langue wallonne, comme le chanteur William Dunker...»
La seule culture wallonne qui puisse être, c' est une culture wallonne qui s'exprime en wallon. La culture wallonne est donc une culture particulariste. Tout ce qui n'est pas en wallon, n'est pas intrinsèquement wallon, n'est pas culturellement wallon. On peut dire: une culture wallonne est une culture qui s'exprime en wallon. Jean Louvet, sous cette acceptation ne fait pas partie de la culture wallonne, mais des producteurs wallons. Quelle culture produisent-ils? On peut espérer qu'elle soit universelle, sans cela la culture wallonne, en dehors du critère de la langue, est une culture de producteurs de biens culturels: cette oeuvre a été faite en Wallonie...c'est tout.
2. La réponse nous vient-elle du Monde diplomatique?
Après la parution de ce dossier sur la Wallonie, parmi les «têtes pensantes» du mouvement wallon, plusieurs se sont manifestées. Un texte fut envoyé au Monde diplomatique que celui-ci n'a pas publié. Peu importe. La réponse à l'article de Serge Govaert est venu du Monde Diplomatique lui-même dans sa livraison du mois de novembre.
Un article est consacré cette fois au livre d'Edward W. Saïd, Culture et impérialisme. Voilà le chapeau de l'article : «Dans ce livre, (...), le grand intellectuel américano-palestinien démontre comment l'oeuvre majeure des grands écrivains occidentaux n'échappe pas à la mentalité coloniale de leur temps. Exemple: Albert Camus.»
Qu'est-ce qu'une oeuvre universelle ? Exemple L'Étranger de Camus.
«Pour les lecteurs de Camus, L'Étranger exprime l'universalité d'une humanité existentiellement libre, qui oppose un insolent stoïcisme à l'indifférence du cosmos et à la cruauté des hommes.« écrit E.Saïd.
Quel est le sens d'une oeuvre universelle dans un contexte historique ?
Saïd poursuit: « Mon objectif est d'examiner son oeuvre littéraire en tant qu'élément de la géographie politique de l'Algérie méthodiquement construite par la France sur plusieurs générations. Cela pour mieux y voir un reflet saisissant du conflit politique et théorique dont l'enjeu est de représenter, d'habiter et de posséder ce territoire - au moment précis où les Britanniques quittaient l'Inde. L'écriture de Camus est animée par une sensibilité coloniale extraordinairement tardive et en fait sans force, qui refait le geste impérial en usant d'un genre, le roman réaliste, dont la grande période en Europe est depuis longtemps passée (...)»
Alors que Serge Govaert s'ingénie à faire des productions artistiques wallonnes des oeuvres individuelles ou folkloriques, c'est à coups de bâtons que l'universel nous revient avec Edward W. Saïd. Une oeuvre n'est pas universelle en soi et pour soi, elle est liée à un contexte et à une société.
Autrement dit, l'individu n'est pas universel en soi et pour soi, mais ne se comprend que par rapport à un contexte, une société, une histoire. À mon sens, revendiquer une identité d'écrivain wallon, c'est désirer mettre en relation une oeuvre et une société, un individu et sa société.
- 1. Ernest Gellner, Nations et nationalisme, éd. Payot, Paris, 1989