"Je pense à vous" : le premier grand film d'amour du cinéma wallon
Je n'ai peut-être pas été autant ébloui par le film des frères Dardenne Je pense à vous, qu'il y a 11 ans par le film d'Andrien Le grand paysage d'Alexis Droeven. Les œuvres d'art utilisent une série de codes qui les font « passer » plus facilement, même les plus réussies.. Or, dans le langage international du grand cinéma, si la Flandre même baptisée « belge » à l'occasion, existe (comme elle existe aussi en littérature), la Wallonie, elle, est toujours un non-lieu.
Mais ce film contribuera à l'en extraire. Au centre de l'histoire, il y a un couple qui se met à chavirer parce que le mari a perdu son emploi dans la sidérurgie. Les Dardenne disent bien la classe ouvrière authentique du pays de Liège et de la sidérurgie, une classe ouvrière « aristocratique », à l'instar de celle de Thierry Michel dans Les saisons d'acier. D'une certaine façon, le drame affectif que les Dardenne racontent est, non pas détaché, mais autonome par rapport à son enracinement, comme le récit pathétique de l'écrivain wallon Madeleine Bourdouxhe La femme de Gilles.
Dans la revue TOUDI en 1987, j'avais écrit à propos de deux films précédents des frères Dardenne (Falsch et Regarde Jonathan), qu'ils étaient l'œuvre de deux personnes aux rapports foncièrement horizontaux (puisque ce sont deux frères !), et qu'ils portaient sur des thèmes où apparaît la verticalité père/fils. Et je me disais, sans faire de structuralisme facile, que cet arrangement complexe allait être fécond. C'est le cas ! Les rapports du couple en crise de Je pense à vous sont merveilleusement sentis et vécus : le mari , Fabrice, avec toute sa fragilité d'homme, d'autant plus fragile qu'il est esseulé et perdant, sa femme, Céline, avec, autour d'elle, une large chaleur d'amitiés féminines et masculines et une trajectoire ascendante, alors que son mari est descendante. Ce parti pris féminin est émouvant et moderne : c'est une femme qui sauve l'homme dans cette aventure. Qui devient son « avenir » comme le dit le poète.
Comme en d'autres films wallons (Hiver 60, aussi, je persiste à le croire), le drame intime du couple ne se coupe jamais vraiment du drame collectif de la Wallonie des années 80 (dont les Dardenne ont pris des photographies inoubliables), même s'il garde son autonomie, sa spécificité de drame humain. Je pense à vous respecte l'ici sans pour autant le monter en épingle en faisant « couleur locale » et il le respecte d'autant plus que les éléments ethnologiques y sont peu présents, contrairement à ce qui se passe dans Hiver 60 ou Le Grand paysage. L'idée de faire de Fabrice, chômeur en quête de n'importe quel emploi à la limite, le gardien d'un terril dangereux que menace un glissement de terrain, est une idée si simple et si juste, qu'on aurait tendance à la qualifier de « géniale » si le mot n'était dévalué. Du terril qui s'affaisse à son propre naufrage, il n'y a qu'un seul pas pour Fabrice. Et comment n'y pas voir l'affaissement de tout un pays ?
Certes, Fabrice reviendra à sa femme par le détour d'une magnifique reconquête terriblement féminine, pudique, et au cœur d'un carnaval sérésien qui a tout de celui de Binche (c'est peut-être la seule note proprement « ethnologique »). « Happy end » donc concession au public ? En tout cas, pas dans le sens où les Dardenne auraient sacrifié à la mode de la « Wallonie gagnante ». Les Dardenne, en refusant autrefois de signer le Manifeste pour la culture wallonne, avaient montré déjà leur goût pour l'indépendance (même si signer ce texte exposa ensuite ses auteurs aux pires ennuis). Sans cette indépendance, il n'y a ni démarche artistique, ni démarche intellectuelle possibles. Et un film est l'une et l'autre. On aime les Dardenne à cause de leur courage et de la sincérité qu'ils mettent au service d'un grand talent, d'un sens sûr de l'image, de l'humour et de l'amour. Et peut-être surtout de la modernité. La modernité est une sensibilité ; si des gens dont on n'attendait guère cette réaction ont pleuré en voyant le film, c'est en fonction d'un homme, d'une femme, d'un couple qui appartiennent à cette modernité. La comparaison avec l'Andrien du Grand paysage est, en un sens, défavorable aux Dardenne. Mais en fait ce qu'indique Je pense à vous après Regarde Jonathan et Falsch, c'est que, à chaque étape, le parcours des Dardenne s'enrichit, leur propos prend vigueur, leur maîtrise se confirme. C'est là itinéraire d'adultes qui savent le pouvoir du temps, le temps qu'il faut pour faire oeuvre, le temps qu'il faut pour que naisse un pays.