Un manifeste peut en cacher un autre (réaction des Dardenne au Manifeste pour la culture wallonne)
Il y a quelques semaines était rendu public un Manifeste pour la culture wallonne signé par un certain nombre de créateurs et intellectuels de Wallonie. Bien qu'en lui-même ce manifeste ne représente pas un événement important et ne soit pas significatif d'un courant majoritaire en Wallonie, il reste qu'il affirme à propos de questions qui, elles, sont importantes, une série de choses qui nous paraissent préoccupantes et face auxquelles, en tant que citoyens de cette Wallonie en voie de fédéralisation et créateurs directement concernés, il nous semble impératif de réagir.
L'essentiel de son argumentation concernant le développement de la création culturelle en Wallonie peut être résumé ainsi : 1) un projet culturel allant de pair avec le projet économico-politique est nécessaire au développement global d'une région ; 2) or en Wallonie il n'existe pas de tel projet culturel ; 3) par conséquent , il est nécessaire que les créateurs et intellectuels de Wallonie se mobilisent pour donner corps à ce projet ; 4) toutefois cette mobilisation ne peut être effective que si elle est soutenue par une politique culturelle adéquate ; 5) or précisément la politique culturelle est actuellement définie à Bruxelles et relève d'une institution communautaire dont les décisions ne peuvent pas rencontrer la revendication wallonne ; 6) par conséquent, seul un pouvoir wallon en matière culturelle permettra au projet d'exister et rendra du même coup possible le développement global de la Wallonie.
Il ya dans cette figure logique au moins deux présupposés qui nous paraissent inacceptables. L'affirmation d'une convergence entre projet culturel et projet économico-politique signifie ici que projet culturel se comprend au sens d'une idéologie de la reconstruction, d'un consensus nationaliste wallon devant permettre une mobilisation de toutes les consciences wallonnes pour le redressement de leur région. Le rôle des créateurs et intellectuels sera au sein de cette grande œuvre commune de fournir les images remobilisatrices, positives de la Wallonie. Que la classe politique wallonne ou que la future classe dirigeante de l'économie wallonnne puissent avoir recours à cette idéologie nationaliste est une chose préoccupante, mais que des intellectuels et des créateurs se conçoivent comme les producteurs de cette idéologie est encore plus préoccupant. Seule une vision totalitaire des rapports entre culture et politique peut autoriser cet amalgame entre création culturellle et production d'une idéologie, cette négation de la fonction critique de l'intellectuel, cette définition d'iune oeuvre culturelle par son caractère d'image positive de la Wallonie alors que toute œuvre culturelle véritable est expression des contradictions d'une société, donc d'une certaine manière négative, critique. Sont-ce des images positives de leur pays que le cinéma suisse et le jeune cinéma allemand proposèrent ? L'émargence de cs cinémas ne fut-elle pas plutôt indissociable de leur violence critique vis-à-vis des consensus dominants en Suisse et en Alemagne ?
Le second présupposé inacceptable est celui qui affirme et ne fait qu'affirmer qu'une politique culturelle, parce qu'elle est décidée à Bruxelles au sein d'organes communautaires, est incapable de promouvoir la création culturelle en Wallonie. Seul un sentiment nationaliste déjà aveuglant peut sevir de rationalité à une telle affirmation et faire l'économie d'une réelle analyse des problèmes de politique culturelle au sein de la communauté francophone de Belgique. Si l'on veut arriver à réfléchir sur une politique culturelle promouvant la culture tant à Bruxelles qu'en Wallonie. Si l'on veut définir ce que pourrait être une réelle décentralisation culturelle tant de la Wallonie vers Bruxelles que de Bruxelles vers la Wallonie. Si l'on veut analyser les facteurs qui jusqu'à présent rendent difficile l'implantation de structures théâtrales en Wallonie (notamment les problèmes de capitalisation d'un public dus à l'absence de centre et de concentration des troupes). Si l'on veut véritablement poser la question d'une politique culturelle dans la communauté franophone. Il faut d'abord dépasser cette attitude qui consiste à nommer des coupables de ce qui ne va pas avant d'examiner la réalité. A ce niveau, les intellectuels ont un rôle considérable à jouer et notamment les intellectuels wallons qui aujourd'hui semblent se laisser séduire par l'exemple d'un nationalisme flamand et oublient trop vite ce que celui-ci a de droitier, de populiste et de réactionnaire.
Si les intellectuels wallons ont une tâche urgente en ce moment historique, c'est bien précisément de penser dans le cadre de la régionalisation politique une création et un développement culturels qui ne tombent pas dans les pièges du nationalisme. Pour être à la hauteur de cette tâche, la première chose est de ne pas démissionner de cette fonction critique qui définit l'intellectuel et de cesser de jouer le rôle dangereux des D'Annunzio d'une Wallonie qui devrait se libérer du dominateur bruxellois pour construire son identité culturelle.
Luc et Jean-Pierre Dardenne, cinéastes de Wallonie
Carte blanche, Le Soir, 19 décembre 1983.