Le Parlement peut-il tuer la démocratie ?

Les questions du conflit dans l'enseignement
République n°37, mai 1996

Ô citoyens, dans les cailloux du chemin, ce que vous leur jetez à la face, c'est la Patrie

(Victor Hugo)

La Wallonie n'est plus tout à fait un pays démocratique. Les libertés, individuelles, de presse et d'opinion y demeurent. Mais notre citoyenneté déclassée s'y annule. Dès l'affaire des Fourons de 1988, nous en avions le pressentiment. Les parlementaires eux-mêmes, la classe politique accélèrent la dégénérescence de la démocratie. La Wallonie aura été utilisée pour écraser la République. Au plan fédéral, les lois-cadres visent à mettre hors-jeu ce même Parlement. Ce n'est pas le groupe PS (décrit par la RTBF du jeudi 9 mai comme discipliné), encore moins le PSC, mais le CVP que Le Soir du 3 mai décrivait comme plus sensible aux mouvements populaires. Nous sommes en face d'un antiparlementarisme parlementaire. Pour analyser ce fait nouveau, il faut rappeler comment les contemporains les plus républicains pensent la démocratie.

"Espace public" plutôt que "Peuple"

>Un petit préambule est donc nécessaire pour distinguer l'antiparlementarisme parlementaire de l'antiparlementarisme populaire dont les dictateurs se servent depuis Louis-Napoléon Bonaparte. L'antiparlementarisme parlementaire ne débouche d'ailleurs pas sur la dictature, mais sur un régime à définir. Le phénomène est neuf et il faudra trouver un nom pour le désigner.

Habermas pour la bourgeoisie, Arlette Farge pour les couches populaires, ont montré qu'aux 17e et 18e siècles, les hommes ont commencé, pour reprendre le beau mot de Kant, à "faire un usage public de leur raison". Cet usage s'est développé dans les cafés, les salons littéraires, sur les places publiques. Il a bouleversé en profondeur les rapports humains autrefois fondés sur la hiérarchie, le rang et a fait apparaître la douce et exaltante contrainte de l'argument meilleur 1. Ce qui l'emporte dans ces discussions, ce n'est plus le rang des personnes, mais la valeur théorique et pratique de ce qu'elles disent par comparaison avec les propositions des autres interlocuteurs. Ces discussions ont eu rapidement comme support la presse qui leur a permis d'acquérir une universalité nationale et de dépasser infiniment l'étroite circonscription locale (la rue, le salon) où elles se déroulaient. L'opinion publique bourgeoise et populaire a pris rapidement conscience de ce qu'elle avait non seulement le droit de donner son avis, mais, en outre, elle a senti très vite que cette opinion devait gouverner la société en lieu et place du roi 2. Le droit de donner son avis, c'est seulement la liberté de la presse au sens faible (qui s'apparente aux libertés individuelles). L'idée que l'opinion doit gouverner le pays se concrétise dans la même "liberté" de la presse, mais, cette fois, au sens fort. La liberté de la presse, est, en ce second sens, le fondement même de la citoyenneté. La liberté de la presse, en ce second sens, n'est pas un droit parmi d'autres, mais la démocratie même. Non pas qu'il y aurait un privilège de la presse, mais cette institution de la presse (écrite, parlée, télévisée), permet, techniquement, concrètement que se déroule un débat aux dimensions prodigieuses des nations modernes (petites ou grandes, ces nations étendent énormément le principe de l'espace public qui à Athènes ou Rome, faute d'imprimerie, de télé ou radio, est limité à une seule ville). La presse élargit l'espace public, fonde la République, la démocratie, la modernité.

Laissé à lui-même, le débat s'effilocherait en palabres infinies. Il doit déboucher sur des décisions et donc, normalement, sur des élections, procédures qui mettent en place: gouvernements et parlements démocratiques, indépendance de la justice, séparation des pouvoirs. Mais ces institutions démocratiques - parlements, gouvernements, justice - resteraient formes vides si elles ne venaient pas se ressourcer sans cesse au débat primordial qui les a engendrées. Et, ce débat, ce ne sont pas les élections seules qui le rendent effectif. Les élections sont un instant nécessaire d'expression individuelle, mais elles peuvent dégénérer, comme les sondages, en "agrégats d'avis privés" 3. Distinguons maintenant l'antiparlementarisme populaire de l'antiparlementarisme parlementaire.

Antiparlementarisme populaire, antiparlementarisme parlementaire

L'antiparlementarisme populaire, au nom de l'expérience si bien décrite par Farge et Habermas, prétend supprimer la médiation opérée, par les institutions démocratiques (parlements, gouvernements), entre la souveraineté populaire en son exercice originel et la décision politique concrète, finale. Cet antiparlementarisme ou populisme s'avère toujours porteur du projet d'un apprenti-dictateur d'incarner "le peuple" sans les médiations habituelles des institutions démocratiques (fascisme ou autres régimes autoritaires).

L'antiparlementarisme parlementaire (et gouvernemental) est le mouvement inverse. Il a toujours existé de manière latente, mais surgit aujourd'hui devant nous en pleine lumière. Il considère que les institutions démocratiques sont, à elles toutes seules, la démocratie.

L'antiparlementarisme populaire nie l'aval de la démocratie, les institutions démocratiques, et prétend supprimer leur médiation.

L'antiparlementarisme parlementaire nie l'amont de la démocratie, le "peuple" que nous préférons nommer "espace public". Dans les deux cas, il y a mépris des médiations. Dans le cas de l'antiparlementarisme populaire, c'est évident et nous n'y revenons pas. Dans le cas de l'antiparlementarisme parlementaire, c'est plus subtil.

L'antiparlementarisme parlementaire ne supprime en tout cas pas l'ultime médiation, l'élection purement formelle des parlements et leurs débats vides. Mais il se coupe de ce qui le relie à la source vive de la démocratie, c'est-à-dire, pour citer à nouveau Kant, "l'usage public de sa raison" par la communauté des citoyens, l'espace public originel et originaire dont l'enceinte parlementaire est seulement dérivée.

L'antiparlementarisme parlementaire consiste à nier, lui aussi, les médiations, mais, cette fois, les médiations en amont de lui-même (l'antiparlementarisme populaire, le fascisme nie, lui, les médiations en aval du peuple). L'antiparlementarisme parlementaire méprise la presse écrite, manipule la télé, ignore les syndicats, la vie associative, les expressions concrètes du débat originel et originaire que sont les manifestations, les grèves, le courrier des journaux, les lettres des électeurs, les électeurs eux-mêmes. Il s'agit d'une sorte de démagogie à l'envers, perverse, visqueuse, parce qu'elle peut faire passer les critiques qu'elle subit comme "poujadistes", assimiler "l'usage public de leur raison" par les citoyens - ce que nous appelons "l'espace public originaire" - aux notions maurassiennes et rexistes de "pays réel".

Historiquement, l'antiparlementarisme populaire ou le populisme débouchent sur le fascisme et la dictature, figures par excellence de négation de la démocratie. En revanche, l'antiparlementarisme parlementaire est moins saisissable. La soumission actuelle des politiques aux réquisits des banques et des "marchés" va nous donner l'occasion de découvrir le visage de cette subversion de la démocratie, différente du fascisme, mais plus subtilement meurtrière de la citoyenneté. Cette subversion ne s'accompagnera nullement de racisme thématisé, de parades romantiques etc. Mais cette subversion "politiquement correcte" de la République est probablement plus grave encore que la négation franche de la Fraternité par le fascisme. Le conflit sur l'enseignement en Communauté française nous apporte un certain nombre d'éléments permettant de penser que nous allons vers ce type de barbarie douce (avec les autres sociétés européennes). Cette fois, la Wallonie est en avance. Il faudra qu'elle invente les formes de résistance appropriées à cette négation de la liberté: nouveaux maquis, nouveaux sabotages, nouveaux réseaux, ordonnés non plus à l'insoumission violente, mais à des formes à inventer d'insurrection symbolique.

La dérive antiparlementaire dans le conflit de l'enseignement

Trois éléments récents permettent de penser que la Communauté française et la Wallonie ne sont plus tout à fait démocratiques, même si elles n'ont pas voté les pleins pouvoirs à un maréchal, un peintre en bâtiment ou un clown italien.

1) La procédure suivie par le gouvernement Onkelinx pour modifier le régime des congés de maladie des enseignants. La coutume dans notre système politique fait que 95 à 99% des lois et décrets sont, au départ, des projets de décrets, déposés par le pouvoir exécutif. Mais, dans le cas des congés de maladie, la loi, respectueuse en cela de ce que j'appelle les intermédiaires entre l'amont et l'aval de la démocratie, prévoit, en ce cas, une concertation avec les syndicats. Pour l'éviter, pour gagner du temps et faire voter le décret en question, le gouvernement communautaire demanda à des parlementaires complices de déposer non plus un projet, mais une proposition de décret, allant dans le sens désiré. Cette proposition pouvait être dès lors "votée" directement puisque la loi ne prévoit pas de concertation entre les syndicats et le parlement. On s'était donc servi de la médiation parlementaire pour annuler les autres médiations (syndicales en l'occurrence). La représentation (légale, certes, mais légitime?), des citoyens servait avant tout à éviter toute négociation entre le gouvernement et les citoyens concernés. Paradoxe où la démocratie se retourne contre elle-même, non à la faveur d'un plébiscite bonapartiste, mais en utilisant une assemblée presse-bouton.

2) Les mesures ultérieures maintenues malgré les refus de la société civile à travers des dizaines de manifestations, des milliers de lettres dans les journaux, des milliers de conciliabules entre les citoyens et leurs députés, quatre mois de grève (février-mai...), l'opposition d'une grande partie des gens concernés et de la population. Une population majoritaire? Les autorités démocratiques discutent, quand elles sont encore démocratiques, avec de nombreux groupes qui forment, au bout du compte, la "majorité" de la population et même toute la Nation, mais de manière complexe. La Nation souveraine, au sens moderne, n'est pas, monolithique, à l'image de la souveraineté monarchique, mais un débat vivant, diversifié, complexe. Le refus du dialogue avec la Nation est évident depuis le début du conflit dans l'enseignement. Il fut souligné par le vote, au garde-à-vous, du décret mettant quatre mille personnes au chômage sous la protection d'une police communale mal commandée, infiltrée par l'extrême-droite et - certains l'ont dit et écrit - par des provocateurs 4. Les parlementaires votèrent les lois à l'abri des brutalités policières, mécaniquement: 360 amendements déposés et tous rejetés, sauf un!

3) L'unique justification apportée au vote des décrets: l'argument budgétaire. Le gouvernement faisait là l'aveu que, même dans un domaine comme celui-ci, qui devrait être encore plus indépendant du marché tout-puissant (c'est la même chose pour le soin aux personnes âgées, l'accueil des petits, les enfants cancéreux, les homes soumis à la même brutalité du marché par ses agents parlementaires), il se pliait aux contraintes imposées par Mammon. C'est en effet, même si c'est indirectement, la dette de l'Etat fédéral à l'égard des Belges les plus riches (6.800 milliards de patrimoine en 1982, 16.000 en 1992), qui impose la politique de suppression d'emplois et de destruction de la citoyenneté.

Une remarque en passant. L'antiparlementarisme populaire débouche sur un fascisme du grand capital. L'antiparlementarisme parlementaire agit de même. Avec cet avantage, pour les avides de la plus-value, que le rapt opéré sur les "pauvres gens" et leur assassinat civil par le chômage sont couverts par des hommes qui ne sont pas racistes, qui n'ont pas de sang sur les mains et qui étranglent la démocratie en en maintenant les formes!

Confirmations intuitives

Même si la classe politique altère la démocratie en Wallonie de manière "politiquement correcte", certains "détails" permettent de mieux mesurer - au-delà des différences - la proximité entre fascisation d'avant-guerre et ce que nous vivons.

Il y a tout d'abord l'extraordinaire grossièreté des gens au pouvoir. Le discours télévisé de Laurette Onkelinx à la rentrée scolaire, conçu pour dresser la population contre les professeurs, après qu'on les ait fait passer pour des tricheurs dans l'affaire des congés de maladie, était d'autant plus insultant qu'il était l'objet d'un montage télévisé relativement complexe, faisant évoluer le personnage mis en scène entre des bancs d'écoles et autres accessoires, tablant sur l'identité de la mère de famille et l'actrice ministérielle pour mieux capter démagogiquement l'approbation des parents. Le refus ultérieur du dialogue et la recherche de la meilleure pose cinématographique au début d'une année scolaire, gâchée d'ailleurs par cette surdité, souligne la vulgarité du pouvoir, proche des expériences d'il y a soixante ans. Cette grossièreté est le fait de membres importants du cabinet Onkelinx. On lira le texte ci-dessous de Chiquet Mawet. Rappelons la réponse au coup de fil d'une directrice d'établissement, transmise, via la secrétaire, à un Conseiller: celui-ci, sans même en connaître la teneur, indique la réponse à donner: un "Non" et un "Elle n'a qu'à venir me sucer si elle n'est pas contente" lancé à la catonnade.

Il y a ensuite les mensonges. Les maîtres de la propagande savent que les mensonges efficaces ne sont pas subtils, mais énormes, évidents si l'on peut dire (on croit que ce ne peut être inventé). Le "discours" féodal, fasciste ou antiparlementaire ne vise pas à l'adéquation de l'intelligence au réel, mais à produire un effet, imposer une image: Goethe l'a magnifiquement décrit pour le Noble d'Ancien Régime 5 . En fait, l'enseignement en Communauté française sera le plus pauvre d'Europe, les enseignants y sont déjà les moins bien payés. L'encadrement un peu plus fourni de l'enseignement secondaire a "justifié" que l'on s'y soit d'abord attaqué, mais, même ainsi, il était déjà plus pauvre qu'en Suède, Allemagne, France. Et si cet argument de l'alignement sur les moyennes OCDE était valable, pourquoi n'a-t-on pas été cohérent en refinançant largement l'enseignement supérieur qui, lui, alors qu'il encadre le plus d'élèves en Europe, est deux fois moins financé? Le sommet du mensonge a été le slogan "l'école de la réussite". Alors que cette école débouche sur la société de l'échec. Alors que les professeurs invités à édifier cette école ont été probablement humiliés comme jamais. "Ecole de la réussite" fait songer aux euphémismes des totalitaires: rectification du front, nuit de cristal etc. La brochure Réussir l'école, envoyée gratuitement aux enseignants début mai, parle de "former des personnes épanouies, des citoyens actifs" rejette l'école de la sélection et la veut "ambiteuse pour tous". Le président du MOC, malgré sa précieuse expérience de cynisme mise au service de certains syndicats jaunes, homme de la droite habillée d'ouvriérisme du PSC, vient d'être battu sur le terrain de l'hypocrisie, et par un ministère socialiste. On croit rêver.

Il y a enfin l'appel à la délation du 22 avril 6. Une femme politique qui a rang de Premier ministre et est, de surcroît, ministre de l'Education, appela les élèves à noter le nom des professeurs en grève dans les journaux de classe. La dénonciation des profs suggérée aux adolescents le souligne: nous allons vers un autre régime

Gouvernants illégitimes, parlements potiches

Nous avons décrit, dans le n° 3 de la revue TOUDI (annuelle), et rappelé dans le n° précédent de République, les mécanismes qui permettent aux particraties de stériliser les assemblées: questures, présidences et vice-présidences d'assemblées, directions de groupes parlementaires par exemple 7 Les avantages matériels peuvent aller jusqu'à 50.000 F et plus par mois de supplément. Les avantages symboliques sont le prestige du rôle, l'octroi d'une voiture de fonction, avec chauffeur. Ce dernier détail assimile le parlementaire, partiellement, à un ministre ce que tout parlementaire rêve de devenir. Certes, le rôle du parlement est de contrôler le pouvoir exécutif. Il est dès lors étrange que ce pouvoir si important du contrôle, pilier, dans notre droit constitutionnel, du pouvoir démocratique (le législatif jouit d'une préséance sur les autres pouvoirs), soit exercé par des gens qui n'ont rien de plus pressé que de se débarrasser de cette responsabilité pour laquelle ils sont "élus". Les avantages financiers liés aux charges qui compensent le fait de ne pas être ministre augmentent de 50% ou plus la rémunération de député ou de sénateur. Sommes supérieures aux allocations de chômage des chefs de ménage et qui aident les parlementaires contraints de supprimer l'emploi de milliers de gens, au risque de perdre leur emploi à eux. Soyons humains: déchirés entre leur conscience démocratique et leur devoir de soumission au parti et aux marchés, les parlementaires ont, plus que jamais, besoin de compensations financières et symboliques afin de ne pas être trop brutalement placés en face de leur insignifiance.

Les parlementaires ne sont élus qu'indirectement par la population puisque la liste de ces professionnels de la politique, de plus en plus fonctionnarisés, est établie autoritairement par leur patron, le président du parti, avant d'être soumise au peuple. On lit rarement des interviews de députés dans la presse: les journalistes savent que ces interviews sont sans intérêt: autant aller directement à la source, chez les ministres ou, mieux, chez les chefs de parti ("On m'a demandé d'assainir le budget de la Communauté française" a avoué un ministre le 5 mai dernier à la RTBF). De brillants parlementaires comme Lallemand, Liesenborghs, de Wasseige, devenus, eux, des experts de la chose publique, et pas seulement dans leur domaine, sont les exceptions qui confirment la règle. Ils n'ont jamais été ministres et ne le seront jamais sans doute. Les parlementaires prétendent être à l'écoute de la population - les enseignants les ont d'ailleurs beaucoup sollicités. Peine perdue: le débat des députés wallons transportés à Bruxelles le 2 avril, à l'abri des matraques, fut une formalité.

Nous voyons se dessiner, hors du contrôle social exercé par une classe ouvrière ombrageuse et forte 8 , une caste de puissants. Les parlementaires PS n'ont trouvé qu'une occasion de s'indigner en ces temps de pauvreté croissante, de chômage galopant: la condamnation de Guy Coëme! Elle était peut-être discutable, mais n'aurait pas dû provoquer un tel apitoiement quand, sur tout le reste, on se tait. Cette indignation fut relayée par le baron (il tient à ce titre) Haulot. Le président du CA de la RTBF, Edouard Descampe, apparatchik du Mouvement (sic) Ouvrier (re-sic) Chrétien (re-re-sic), s'épandit de son côté en interminables coups de fil pour sauver un autre condamné (discutable aussi, mais...): l'irremplaçable Stalport, allant jusqu'à invoquer le fait qu'il était père de famille. Aux yeux d'un Descampe, ce père de famille là est plus méritant que ces profs, pères et mères de famille aussi, mais qui "coûtent trop cher", politiquement immatures, incapables de voir que leur mise au chômage et l'enfer psychologique sur lequel il débouche s'explique par la nécessité de sauver l'avenir et l'intérêt général. Dont les cabinets ministériels, avec leurs viviers de génies et de héros (certes parfois grossiers), sont les derniers garants. Vis-à-vis de cela le courage d'un Jean Guy ne pèse pas lourd, même pas le poids des mandats avec lesquels on a tenté (en vain) d'acheter son vote.

L'Etat est illégitime. Nous avons redit cent fois les chiffres du fossé, obscène comme un attaché de cabinet, séparant les riches des pauvres. L'Etat est au service exclusif des riches. La caste des politiciens, la caste des Descampe et des Di Rupo, des Stalport et des Maystadt, est plus "solidaire" que jamais (le mot est de L.Onkelinx au congrès du PS bruxellois). On demande aux militants de soutenir l'effort socialiste contre les grèves, l'effort socialiste pour échapper à la Justice, l'effort socialiste pour couper dans les bugets de la petite enfance, l'effort socialiste pour vendre le pays aux patrons. Socialisme authentifié par les "chrétiens". Ces humanistes croient chasser de Wallonie la Cité des hommes. Mais elle n'ignore plus rien du "néant de leurs oeuvres", la Cité des hommes! Elle a connu, comme jamais, au plus beau Premier-Mai de notre histoire, "le vent et le vide de leurs statues".


L'ENSEIGNEMENT,LES FOURONS, LA GROSSIERETE

Le texte qu'on va lire est paru dans Alternative Libertaire. Criant d'une vérité que trop de gens ignorent, il est un complément à l'analyse politique. Non pas parce que l'anecdote qu'il rapporte rendrait l'analyse plus "concrète" ou "savoureuse". MAIS PARCE QU'ELLE l'APPROFONDIT.

[Après avoir manifesté le 2 avril, lors du "débat" et "vote" des mesures destinées à priver d'emploi 4.000 enseignants, "pour sauver l'avenir", Chiquet Mawet, décrit son retour à Liège]

Dans le train du retour, j'écoute mes amis syndicalistes deviser gaîment. Il y en a un, avec des yeux bleus ardennais, qui raconte ses pêches à la truite quand il était môme: nous avons fréquenté les mêmes ruisseaux [...] De Bruxelles à Louvain, les récits d'enfance font lentement place à son quotidien de responsable CGSP (le syndicat socialiste des services publics). Sa voix a changé: c'est celle d'un enfant scandalisé, la voix du chagrin: "A la rentrée, quand nous avons été convoqués au Cabinet de la Ministre pour les dossiers sur les fusions... Ouais, des socialistes, mais c'est comme ça qu'ils disent: convoqués, pas invités, nous les syndicats... Et attention, faut le voir pour le croire: tu n'entres pas comme ça: flics à l'entrée, chevaux de frise, re-flics avec mitraillette. Ah, ils se sentent aimés les socialos! Et là, t'as encore rien vu: à l'intérieur, toutes les portes sont fermées électroniquement, il faut avoir la carte magnétique pour les ouvrir. Même eux, ils ne peuvent pas circuler d'un département à l'autre s'ils n'ont pas la carte pour. Quand t'y es, faut tomber sur la bonne personne si tu veux aller de chez Machin à chez Truc, une secrétaire ou quoi... Ils sont enfermés comme des rats."

Pendant quelques instants, chacun de nous évoque silencieusement cette forteresse de l'absurde, blindée contre l'existence des gens, avec leurs insupportables regards, la présence et l'attente de leurs corps, leur inconvenante expressivité... Effectivement difficile à tolérer pour de simples mortels promis larbins au service d'une tyrannie, fût-elle aussi impénétrable que celle de l'argent.

"Et le Jacky (il s'agit de l'huile ministérielle qui a convoqué les syndicalistes, mais je n'ai jamais su s'il était chef, attaché ou conseiller de Cabinet. Ce qui est sûr, c'est que c'est un fou-fou du pouvoir en place), c'est un laid! Un grossier... inimaginable! Moi, pour dire, la grossièreté, ça ne me gêne pas: je peux en entendre, c'est vrai, mais là, comment dire... c'est affreux! A l'un d'entre nous, tu sais ce qu'il a dit? "Et toi, qu'est-ce que tu veux?" Et le copain de lui répondre qu'ils ne s'étaient jamais vus et qu'il ne comprenait pas pourquoi il le tutoyait. Qu'est-ce qu'ils croient, on ne vient pas là par plaisir, on est convoqué!"

Dans le compartiment, nouveau silence, le temps qu'une nouvelle évidence fasse son chemin: ce fonctionnaire brutal n'est pas un simple mortel. A l'abri des cartes magnétiques, il jouit en toute impunité d'un pouvoir discrétionnaire. Il peut traiter les sous-fifres qu'il "convoque" comme des sous-merdes. Pris par l'anecdote, nous avions oublié que c'est précisément des cimes de ce même cabinet que s'est abattue l'avalanche de dispositions punitives illégales qui frappent aveuglément le personnel de dizaines d'écoles en grève.

"Le copain syndicaliste veut lui présenter le dossier de l'école de Plombières en lui faisant remarquer qu'il y a là un sérieux problème: une vingtaine d'enfants francophones de Fourons se sont inscrits au lycée qu'on veut fermer... "Ce n'est pas vrai" qu'il coupe, le Jacky. Comme ça, je te jure! L'autre proteste, évidemment qu'il a tous les documents, les signatures des parents, du chef d'établissement... "C'est faux, je le sais, il n'y en a que six..." Qu'est-ce que tu veux dire devant ça? Il ne voulait même pas regarder! Alors, le copain délégué lui demande calmement, gentiment quoi, de bien vouloir vérifier dans les dossiers s'il n'y a pas une erreur, un malentendu..." Nous frissonnons à la pensée de cette politesse déjà résignée au pire. A ce moment, l'hôte se lève et quitte la réunion sans un mot d'explication. Il revient quelques instants après et laisse tomber " qu'il n'a pas trouvé". La cause est donc entendue [...]

Une secrétaire affairée entre et communique à l'attaché-conseiller que Madame la chef d'établissement X est au téléphone. "Vous lui dites que c'est non", tranche notre battant Jacky-Jupiler-les-hommes-savent-pourquoi. "Mais", bégaye la secrétaire, "je ne peux pas lui dire comme ça, non! Sans explication, sans justification... Je ne peux pas..."

Pour le maître des lieux, c'est pourtant ce qu'elle dira, un point c'est tout. Et, pour faire bonne mesure, en parlant de la chef d'établissement à l'adresse des hommes présents, il ajoute: "Elle n'a qu'à venir me sucer, si elle n'est pas contente!". Devant mes airs effarés, le pêcheur de truites se tait subitement. Puis avec une pudeur timide, il laisse tomber: "C'est pour ça, je le raconte à tout le monde..."

Au cours d'ethnologie, j'ai appris que certains systèmes féodaux produisent des niveaux de langage adaptés à la situation sociale des interlocuteurs: les seigneurs recourent à un langage grossier et insultant quand ils s'adressent à ceux qu'ils dominent et ces derniers sont tenus aux marques d'un respect obséquieux du genre "votre très vil serviteur". Il n'y a là aucune infraction à la courtoisie, il s'agit au contraire d'un code de politesse communément admis. Derrière ses ponts-levis électroniques, le joli monde du pouvoir est en train de retrouver le franc-parler du temps jadis [...]

Chiquet Mawet (In Alternative libertaire, avril 1996).

JEAN-MARC FERRY:

COMMENT L'OPINION PUBLIQUE EST NIEE AUJOURD'HUI

"Les actions de la puissance publique [...] n'épousent plus systématiquement la forme qui permettrait de les référer à la volonté générale. Elles ne peuvent alors conserver leur légitimité, dans le cadre d'une démocratie, que [...] par des procédures concertatives admettant une participation réelle des intéressés aux processus de décision [...]

Le système démocratique [empêche] le monde vécu social [soit un concept proche de "société civile" NDLR...] d'ouvrir un espace de discussion pour une formation authentique de la volonté et de l'opinion publique. Jusqu'ici, la volonté politique est mesurée par les résultats des scrutins électoraux, lors d'élections générales ou partielles; elle n'est à ce titre, rien de plus qu'une somme arithmétique de décisions individuelles isolées. Quant à la notion d'opinion publique, elle tend à se confondre avec le concept imposé dans l'expression trompeuse par laquelle les instituts de sondage, forts de statistiques effectuées à partir d'échantillons pris dans la population, désignent des agrégats statiques d'avis privés. C'est l'apparence derrière laquelle la réalité de la volonté politique et de l'opinion publique demeure largement inconnue. Du moins échappe-t-elle aux canalisations que le système démocratique avait prévues pour elle. C'est pourquoi elle se retrouve à l'extérieur du système démocratique."

Jean-Marc Ferry, Le complexe sociopolitique in Les puissances de l'expérience, Tome II, Chapitre II, Paris, Le Cerf, pp. 55-57.

  1. 1. <a href="http://www.larevuetoudi.org">toudi</a> J.Habermas, L'espace public, Payot, Paris, 1978.
  2. 2. Ne cessons pas de donner comme référence l'extraordinaire livre de A.Farge, Dire et mal dire, Seuil, Paris, 1992.
  3. 3. Jean-Marc Ferry le décrit bien dans le tome 2 de Les puissances de l'expérience, Cerf, Paris, 1991.
  4. 4. Déclaration de l'échevin de Bruxelles O. Maingain. Chiquet Mawet estime que certains policiers en civil ont eux-mêmes joué le rôle de "casseurs" pour se retourner contre ceux qu'ils avient entraîné (Alternative Libertaire, avril 1996)
  5. 5. L'homme noble est l'autorité dans la mesure où il la représente: voir JW Goethe, Wilhem Meister, Gallimard, Paris, 1963 pp 654 et suiv, cité par Habermas, L'espace public, op. cit.
  6. 6. La Libre Belgique du 23/4/96 et Le Soir du 24 (protestation de la FEF).
  7. 7. J-E Humblet, Témoin à charge, Bruxelles, 1991. Il s'agit de traitements supplémentaires - le revenu mensuel moyen d'un salarié - accordés aux présidents, vice-présidents, chefs de groupe, questeur (etc), au Parlement, postes qui ne sont attribués qu'aux représentants "dociles".
  8. 8. B.Francq, Liège dans tous ses Etats, in TOUDI n° 4, 1995.