Une identité wallonne hypermoderne

Toudi mensuel n°71, mai-juillet 2006

Site de la future quatrième écluse de Lanaye en aval du Port de Liège et des autres ports autonomes wallons

Le mouvement wallon militant s'est affaibli ces derniers temps avec la disparition de Wallonie Région d'Europe, avec le vieillissement de ceux qu'on a appelés les « régionalistes » au sein du PS, ces derniers temps : Robert Collignon et Jean-Maurice Dehousse sont pensionnés, Van Cauwenberghe a démissionné de la Présidence du Gouvernement wallon, José Happart préside le Parlement de Namur. Mais ceci n'est pas compensé par la montée en puissance de courants au sein du PS qui voudraient empêcher le développement politique de la Wallonie. L'alliance avec Bruxelles que, contrairement à un mensonge mille fois répétés, les Manifestes wallons n'ont jamais mise en cause, ni les régionalistes, est maintenant interprétée autrement qu'en 1980, côté bruxellois, où il s'agissait d'absorber la Wallonie dans un monde belge francophone considéré comme peu modifié. On craignait surtout, côté wallon, que l'alliance ne rende « la Wallonie invisible ». L'examen des réalités politiques et institutionnelles confirme que l'idée wallonne est en progrès.

L'implantation institutionnelle

C'est l'Etat qui crée la nation même si dans cette entreprise la nation ne demeure pas purement passive. Et la Wallonie ne l'est pas puisque le CLEO a annoncé récemment une remontée du sentiment wallon qui, comme depuis vingt-cinq ans dans toutes les enquêtes du même type, apparaît comme forte et même très forte.

Les complexités institutionnelles ne sont pas nécessairement directement saisies par l'opinion publique, mais, par ailleurs, le Gouvernement wallon intervient dans une série très nombreuse de domaines qui sont justement proches de la vie des gens, notamment en raison de ses compétences économiques, environnementales, sociales et de tutelles des pouvoirs locaux. Le Plan Marshall mérite d'être critiqué dans la mesure où il investit surtout dans l'industrie à l'exportation et non dans les services et le développement durable, surtout à l'heure où l'on parle, avec la crise du pétrole notamment, de la gestion d'une possible décroissance. Mais il répond à une vieille angoisse wallonne apparue dès les débuts du siècle passé.

Dns le domaine institutionnel, il faut sans cesse revenir sur le chiffre donné il y a trois ans par Charles-Etienne Lagasse : lorsque l'on fait le total des budgets des Etats fédérés et de l'Etat fédéral, on se rend compte que les Etats fédérés absorbent dans leurs budgets plus de 50% des ressources publiques. Cela montre bien que l'Etat fédéral a cessé d'être le pouvoir politique le plus important. Certes, aucune entité politique en Belgique n'est encore plus forte que lui et, avec le financement de la dette, il dépasse alors ces 50 %. Mais il faut bien dire que ce dernier poste n'est pas politiquement susceptible de lui donner le prestige que manifestement il a perdu sous le deuxième Gouvernement Verhofstadt. Francis Van De Woestijne n'hésitait pas à parler récemment de lui comme d'un « exécutif éteint » (La Libre Belgique du 18 avril).

Il a fallu endurer dans les quatre derniers mois de 2005 une extraordinaire campagne de presse, tous médias francophones convaincus, contre la Wallonie. Cette campagne de presse n'était pas orchestrée. Elle a pris naissance dans de véritables dysfonctionnements (mais graves ?) de la Wallonie publique et étatique, une première fois dans le logement social et une seconde fois avec l'affaire Francorchamps. Tous les médias se sont spontanément, sans préméditation, groupés pour que les Wallons qui y tiennent aient vraiment mal à leur Wallonie. En même temps cet engouement des médias n'aurait pas pu se produire au temps où la Wallonie ne gérait encore que quelques pourcents des anciennes compétences étatiques, soit jusqu'au milieu des années 90. On aurait mal imaginé que les premiers gouvernements wallons aient pu être la cible de scandales vrais et supposés de la part des médias au temps où des Présidents wallons méritants comme Jean-Maurice Dehousse ou Bernard Anselme assumaient la Wallonie sur quelques pourcents de compétences. Ils l'ont fait de manière méritante, mais ils n'auraient même pas pu s'engager dans une affaire aussi délicate que celle de Francorchamps. Et - surtout, surtout, surtout ! - un scandale comme celui du logement social, s'il devait atteindre le camp socialiste, l'aurait touché là où il était le mieux représenté alors, c'est-à-dire au fédéral, mais pas à Namur, ce qui a été le cas justement (l'affaire Agusta a été une affaire belge, non pas wallonne).

Les médias savent ce qui est réellement croustillant et ce qui est croustillant, c'est de mettre en cause un Gouvernement bien plus clairement présent aux yeux de l'opinion publique que n'importe quel autre comme le Gouvernement wallon, dont on peut accuser toutes les composantes, et dont on peut mettre en cause tout le système. Simplement parce que les médias couvrent, surtout pour le sensationnel, un public francophone qui est en réalité wallon à 80%. Et les médias peuvent plus difficilement se payer la tête de la métropole où ils sont édités et d'où ils se diffusent. Dans le numéro précédent de cette revue, nous avons rappelé tout ce qui, politiquement, avait amené à l'affaire Francorchamps depuis le vote de la loi antitabac à la Chambre en janvier 1997 et les mille et un rebondissements institutionnels de cette affaire finalement très complexe. Sur la question de l'opportunité d'investir quelques dizaines de millions d'€ à Francorchamps, nous nous réservions la fois passée. Nous disions attendre l'étude de l'université de Liège.

On a été assez étonné de voir que la RTBF qui faisait du moindre petit papier découvert sur cette question de longues séquences en tête du journal de 19h30 reléguait cette information capitale à la fin du JT du jeudi 20 avril, tandis qu'Hugues Danze émettait le lendemain dans Le Soir les doutes les plus vifs quant au sérieux de l'enquête. Evidemment, tout le monde sait que les études commandées par les universités par les pouvoirs publics (ou privés) ont souvent tendance à aller dans le sens de l'intérêt des commanditaires. Mais ceci dit, face à cette tendance que valent les jugements de médias qui dans cette affaire ont surtout exploité une veine antipolitique à chaud parfum de scandale ? Tout faisant farine au moulin, on a même tenté de lier cela à des accusations de corruption que rien n'est venu fonder (comme si cela avait de l'importance). Jusqu'à présent le temps consacré à la critique de l'étude universitaire liégeoise semble avoir été formidablement plus bref que le déballage à l'infini de l'automne des hypothèses les plus imaginatives...

Usure de la monarchie

Il est presque certain que le Gouvernement wallon devra s'habituer à subir les vagues d'assaut critiques (ou sensationnalistes) des médias, dans la mesure où il apparaît comme la tête turc préférée de leur intérêt, pour diverses raisons qui tiennent aux préjugés des élites belges francophones à l'égard des Wallons, mais aussi au fait que ce Gouvernement wallon a plus de visibilité que le Gouvernement communautaire, le gouvernement régional bruxellois, voire même le Gouvernement fédéral. Et si les gouvernements sont habitués à subir les foudres des médias, c'est moins le cas d'une institution comme la monarchie.

A la suite d'une mission commerciale présidée par lui en Afrique du Sud, le Prince Philippe a fait l'objet de dures critiques de la part des journaux flamands, concernant le caractère ennuyeux de ses discours, les ruptures de l'intérêt du Prince pour cette mission elle-même, son manque absolu de charisme. Le 25 mars, La Libre Belgique et De Standaard publiait une interview du Prince où celui-ci tentait maladroitement de se réhabiliter par des questions auxquelles il avait répondu par écrit. Peter Vandermeersch, confiait le jour même dans son journal, après l'interview du Prince, que les informations données l'avaient été honnêtement. Le 27 mars, Béatrice Delvaux se ralliait dans Le Soir à l'idée d'une monarchie protocolaire. Il faut dire qu'à la question de savoir si le Prince Philippe était prêt, Wilfried Martens répondait de manière un peu alambiquée dans La Libre Belgique du 18 avril : « Oui. Il faut un état de grâce. Et il viendra. » Evidemment, si tout le monde pouvait atteindre au minimum 46 ans (l'âge du prince né le 15/4/1960), pour encore se préparer à devenir apte à exercer un métier en attendant « un état de grâce », on envierait cette fonction.

Bien sûr, légende veut que « Les Cobourg se font tard ». Peut-être le Prince Philippe n'a-t-il pas plus ni moins de qualités que ses prédécesseurs, songeons à Léopold III, un homme dont on ne pourrait louer vraiment le sens des relations humaines ni la clairvoyance politique. Mais Philippe arrive à un moment où les secrets de la monarchie ont quand même fameusement été éventés. Et pas seulement en Flandre. Il y a tout de même eu - ne citons que cela - la mise en cause de Baudouin Ier dans l'assassinat de Lumumba et cela non par la presse, mais par une Commission parlementaire. La monarchie est exposée aux médias d'aujourd'hui et leurs critiques. Ceux qui sont habitués à les subir, comme les politiques professionnels, sont à même de les surmonter : pas un personnage comme un futur roi, quelles que soient ses capacités. Il est possible que celui-ci en manque plus gravement que ses prédécesseurs. Mais ce qui aurait pu être dissimulé il y a une ou deux générations ne peut plus l'être aujourd'hui. Imaginons Léopold III, avant 1934, soumis aux critiques de la presse. Et n'oublions pas que la révérence à l'égard des Prince n'a pas été entretenue jadis que par « le silence qui règne autour des trônes ». La Wallonie publia en août 1993 un billet anodin à André Renard adressé par Baudouin, rédigé durant un colloque en 1956. C'était un billet sans signification, du type de ceux que se passent les gens à une tribune présidentielle. Comment l'a-t-on donc si bien retrouvé des dizaines d'années après qu'il ait été rédigé et trente ans après la mort de Renard ? Qui avait pris soin de conserver cette précieuse archive ?

Les hommes politiques, notamment à gauche, peut-être par complicité élitaire, peut-être aussi par une surprenante ingénuité, ne devaient guère être poussés, il y a peu, pour estimer le personnage royal au-delà de ce que prescrit la Constitution ou le protocole. Sur certains d'entre eux, la fonction royale a exercé une réelle fascination et l'exerce encore sur Elio Di Rupo.

La monarchie future ne disposera plus de cet atout et on comprend que son seul salut soit le rôle protocolaire. Mais ce déficit symbolique va également jouer contre le prestige belge.

Trois biographies significatives (André Renard, Guy Spitaels, Elio Di Rupo)

Trois choses rapprochent ces trois hommes: le fait qu'ils aient été à un moment donné au faîte du pouvoir en Wallonie selon des modalités différentes, et chacun d'entre eux, sans nécessairement poursuivre avant toutes choses un objectif wallon. On a dit la façon dont même le plus radical des trois à gauche considérait la monarchie : même un André Renard a pu se laisser fasciner, on peut en tout cas le penser1. En public, Elio Di Rupo est même allé plus loin en usant de mots qu'on n'utilisait pas dans le monde politique même au temps des monarques anticonstitutionnels à la Léopold III : « Sa majesté le Roi » pour une simple communication politique. On sait que le titre dont il est le plus fier, c'est celui de Ministre d'Etat, soit le titre honorifique de membre du Conseil de la Couronne.

Pierre Tilly (André Renard, Le Cri, BXL, 2005, 810 pages), ne met pas totalement en cause le fait que, dans les derniers jours de juillet 1950, Renard a pu prêter la main à une tentative de sécession de la Wallonie et qu'il avait d'ailleurs rallié le mouvement wallon au Congrès national Wallon de mars 1950. Mais jusqu'au bout, même aux premiers moments de la grève de 1960, Renard a pu espérer entraîner le pays tout entier. Après, dès janvier 1961 - mais cela ne se fait pas dans la brusquerie d'un coup de tête, loin de là - Renard fonde le Mouvement Populaire Wallon et se lance dans l'action wallonne. Il est possible qu'il ait été désillusionné à la fin de sa vie, car le MPW avait commencé par montrer certains signes de faiblesses. Mais il est mort dans cette ultime phase d'une action qui a été aussi nationale, européenne et même mondiale, car Renard était connu bien au-delà de la Wallonie et de la Belgique.

Spitaels intervient en Wallonie dans un autre contexte (Jean-François Furnémont Guy Spitaels. Au-delà du pouvoir, Luc Pire, Bruxelles, 2005). Quand il devient président du PS, il doit vite mener une campagne électorale suite à l'échec des européennes en 79. En 1981, il table sur la récupération de nombreux éléments du Rassemblement wallon qui ont rallié son parti : Yves de Wasseige, notamment, par le biais du RPW notamment. Il est possible que Guy Spitaels, après avoir amené le PS à une grande victoire en 1987, puis après avoir « surveillé » le dernier Gouvernement Martens en tant que président du PS jusqu'en 1991 ait visé, non pas à devenir Premier Ministre, mais ministre des affaires étrangères. JF Furnémont estime qu'il en a eu marre de la présidence du PS. Mais qu'il n'a pu trouver un rôle à sa mesure (s'il voulait quitter le présidence du PS), qu'en assumant la présidence du Gouvernement wallon qui l'amène notamment à rencontrer Mitterrand en 1993 à qui il demande de traiter la Wallonie comme le Québec. Le biographe lui-même de Guy Spitaels s'est étonné de ce qu'un homme capable de gouverner son, Etat lui préfère une « région » de cet Etat.

On a le sentiment que Spitaels aurait peut-être bien pu résoudre des questions qui se posent toujours aujourd'hui à cause du fait (je le tiens de X.Mabille), que son intention était de prendre en 1995 à la fois la présidence de la Communauté Wallonie-Bruxelles et la présidence wallonne. Il a été rattrapé par l'affaire Agusta qui signifia sa mort politique. Mais ce qu'il fait aujourd'hui, c'est, non pas de travailler sur la Wallonie, mais d'écrire des ouvrages d'ailleurs excellents, bien informés, bien écrits sur la politique internationale, le choc des civilisations etc. Spitaels a parfois expliqué que tout en étant travaillé par la vocation européenne, il pensait aussi que les Etats allaient s'amoindrir en Europe, sans disparaître et que « les battements du cœur » il les « entendait en Ecosse, en Catalogne, en Bavière et à côté de nous en Flandre. Pouvais-je aller de l'avant de cette façon ? L'ardente obligation européenne et l'affirmation valeureuse de la Wallonie. Je choisirais de travailler dans la région dont je suis issu. »2 En revanche, sur le même sujet Libert Froidmont apparatchik PS wallon qui nous semble peu convaincu (et son vocabulaire le trahit) déclare à l'auteur de Guy Spitaels au-delà du pouvoir: « Il n'a plus d'autre choix que celui-là. Sa motivation profonde est qu'il ne veut plus gérer le parti, qu'il en a marre, qu'il veut faire autre chose. Que peut-il faire d'autre ? la présidence de la Région wallonne ; c'est l'habillage le plus gratifiant, le plus honorable. Il est le premier en province au lieu d'être le deuxième à Rome. Et en plus la province est contente. »3 On a d'ailleurs ainsi une petite idée de ce que les grands commis wallons pensent de la gauche et de la Wallonie. Après Philippe Swinnen qui crache sur les grèves, Libert Froidmont qui crache sur la Wallonie assimilée à « la province ». Et qui est si heureuse d'avoir un grand homme avec lui. Quelle mentalité les socialistes de l'appareil ! On s'étonne parfois que les choses n'avancent pas ! Elles pourraient le faire difficilement avec des gens si peu convaincus !

On a prêté à Di Rupo l'ambition de devenir Premier Ministre belge et on lui prête toujours cette ambition. Après les élections régionales de 2004 où il est devenu véritablement l'homme politique le plus important de Wallonie et de Bruxelles, il a voulu apparaître comme l'homme qui fait la synthèse entre le pouvoir wallon, la Région bruxelloise et la Communauté française, le pouvoir fédéral belge, le pouvoir européen. Quand un autre que lui occupait la présidence du Gouvernement wallon, on pouvait regretter que cette « fonction de synthèse » ne soit pas occupée par le Président wallon lui-même qui finalement occupe la fonction politique la plus importante en Wallonie, voire le pays à partir du moment ou La Libre Belgique considère le Gouvernement fédéral comme un « exécutif éteint ». Et à partir du moment où la dynamique du conflit communautaire laisse prévoir que le pouvoir fédéral est installé sur une trajectoire descendante, dans la mesure où il perdra inévitablement des compétences dans les années qui viennent.

D'une certaine façon, Di Rupo est fortement attaché, pour le moment, à 55 ans, à la Présidence du gouvernement wallon. Il ne serait pas crédible qu'il abandonne le navire sans que le Plan Marshall n'ait donné des signes effectifs de redressement wallon, notamment parce que c'est pour donner de la crédibilité à ce redressement wallon que Di Rupo s'est investi - hors de toute fonction wallonne - avant que Van Cau. ne démissionne pour des raisons étrangères à cela. Ensuite, Di Rupo a ramassé le dossier Francorchamps qui a provoqué un courant assez extraordinaire de dénigrement de la Wallonie, sans doute le courant médiatique le plus violent qu'on ait jamais vu se déployer contre elle. Homme des médias, Di Rupo a réussi à en faire sortir le Gouvernement wallon la tête haute. On s'interroge encore aujourd'hui sur son ambition de devenir Premier Ministre.

Certes, Di Rupo est semble-t-il avant tout fier d'être Ministre d'Etat (conseiller du Roi), bourgmestre de Mons (en deuxième lieu) et ensuite président du PS. Mais il a été amené malgré tout à investir la présidence du Gouvernement wallon et même s'il ne met pas cette fonction au centre de son image publique, il assure effectivement ce rôle tout en étant le président du PS, deux rôles qui ne sont pas nécessairement incompatibles et qui peuvent se renforcer l'un l'autre. Qui, peut-être, le rendront apte à faire accepter aux Bruxellois francophones, dans un cadre wallo-bruxellois, le Premier ministre wallon comme prépondérant ? Or, sauf destin européen, sur un plan simplement personnel, Di Rupo ne pourra aspirer à une position plus élevée que sa position actuelle si le Gouvernement fédéral devient ce qu'il risque de devenir. On prétend qu'Yves Leterme, lui, n'a pas l'ambition de devenir Premier Ministre belge. Mais il est probable aussi que les Flamands ont plus d'estime pour la Flandre que les apparatchiks du PS qui méprisent sans doute profondément souvent la populace wallonne. Malgré sa popularité, Di Rupo ,e doit pas plus convaincre qu'il tient réellement à la Wallonie que certains arsitocrates qui font mine de mépriser leur titre nobiliaire. Certes, il sera peut-être forcé de devenir un roturier, bref un Wallon...

Essayons de voir maintenant ce qui, dans l'identité et le destin de ces trois hommes, au-delà de leurs biographies particulières, pourrait nous instruire de l'avenir de la Wallonie. Ils représentent un échantillon tout à fait intéressant.

L'identité de trois « grands hommes » et l'avenir wallon

Ce n'est pas inutile parfois de se pencher sur les biographies. Comme une grande majorité de Wallons, encore aujourd'hui, Renard, Spitaels et Di Rupo sont nés dans un cadre belge et c'est dans ce cadre belge qu'ils ont imaginé, projeté, rêvé leurs destins, comme n'importe qui en Wallonie. Leur ambition les menait à vouloir la ou les premières places en Belgique. C'est sans doute Renard qui est, des trois, le moins marqué par l'ambition personnelle et le plus internationaliste. En dépit de sa vision belge, Renard a été à deux reprises contraints par la réalité de la Wallonie en Belgique à assumer la Wallonie, non par défaut comme on le dit parfois, mais en fonction de réalités que masque encore l'idéologie belgicaine. Son idéal internationaliste lui fait parcourir le monde entier. Il assume bien des responsabilités dans ce domaine, mais jamais au point de les considérer comme le couronnement de sa carrière et de les couper du sol natal comme cela arrive à tant d'ambitions « belges ». C'est une chose que l'on ne retrouve pas dans des pays plus petits comme l'Irlande, le Danemark ou même le Grand-Duché. Assumant excellemment la présidence européenne, le Premier Ministre luxembourgeois Jean-Claude Juncker a même refusé la charge de président de la Commission qu'on lui offrait sur un plateau d'argent.

Cette même idéologie belgicaine tend à représenter la prise de responsabilité en Wallonie comme un « repli » (à la limite, c'est déjà le cas pour la Belgique). Mais déjà du temps de Renard, il faut mettre en cause cette idée de « repli »: les ambitions socialistes très hautes que nourrissait Renard au coeur des combats syndicaux, dans l'indépendance à l'égard des hommes politiques, il a bien vu en 1960 qu'elles ne pouvaient se réaliser qu'en Wallonie. Il est mort dans cette perspective. Et si l'on veut bien admettre - comment faire autrement? - que la Wallonie ce n'est pas que la Wallonie, la fin de vie de Renard est un véritable sommet qui n'a rien enlevé à la dimension européenne et mondiale de son action socialiste. Au fond, nous oublions sans cesse qu'André renard est plus grand que Spaak parce qu'il a été bien plus profondément que lui un homme du grand large et un homme raciné. Evidemment, ce n'était pas un homme politique.

Dans le cas de Spitaels, on a le sentiment plus fort d'une carrière politique qui s'arrête à la tête du Gouvernement wallon parce que Spitaels ne peut plus être autre chose au niveau belge - avec une influence importante - que président du PS. Parce que les temps ont changé aussi et que les Flamands bloquent maintenant les ambitions des Wallons. Bien que parler de « repli » dans ce cas-ci serait injuste, il y a de cela. Mais la présidence du Gouvernement wallon a pu permettre à Spitaels de jouer un rôle dans les relations internationales déjà alors, mais pas aussi fort que cela pourrait être la cas dans les années à venir pour celui qui sera en charge de ce domaine au sein du gouvernement wallon. Il ne faut jamais oublier que le total des compétences wallonnes et francophones est supérieur au total des compétences belges dans le domaine des relations extérieures, même si ce sont les relations extérieures belges qui demeurent les plus visibles. Mais pour combien de temps ?

Dans le cas de Di Rupo, on ne peut plus parler de toute façon de repli parce que ce terme - utilisé à tort et à travers par les médias francophones dès qu'il est question de la Wallonie - n'a plus de sens aujourd'hui que les positions fédérales (y être le chef du syndicalisme belge, le Premier Ministre, le ministre des affaires étrangères), sont amenées à s'estomper et à perdre de l'importance par rapport aux gouvernements régionaux, principalement de Flandre et de Wallonie. IL est possible cependant que Di Rupo continue à rêver de devenir Premier Ministre s'il est vrai que les titres peuvent le fasciner puisqu'il l'est par celui de Ministre d'Etat...

Dans la mesure où dans l'Europe telle que la pense quelqu'un comme JM Ferry ou plus récemment Justine Lacroix4, ce n'est pas l'UE en son sommet, l'UE comme telle qui l'emporte, mais la coalition des nations dont l'Europe en réalité renforce la consistance, la Wallonie va prendre de plus en plus d'importance avec la région de Bruxelles à laquelle elle est liée. Cela se fera sans doute dans un cadre belge qui va demeurer encore un certain temps une maison unique, mais à appartements de plus en plus séparés.

A travers la biographie de ces trois personnages importants pour la Wallonie, mais dont l'optique a d'abord été certainement belge, belge et socialiste radicale dans le chef de Renard, belge et social-démocrate dans le chef de Spitaels, belge et socialiste centriste dans le chef de Di Rupo, nous voyons monter en fait une autre organisation des nations européennes qui a aussi comme effet - et c'est seulement en Belgique qu'on a peur de vraiment en parler - de mettre en selle la Flandre et la Wallonie. Les grands élans internationalistes, pacifistes, visant à des objectifs mondiaux, continueront à s'incarner dans des nations qui ne détiendront plus le pouvoir politique ultime, mais qui resteront le pivot de la vie sociale. Pour nous, celle-ci, ce sera la Wallonie. C'est en Wallonie qu'il faut s'ancrer pour s'ouvrir. Renard reste le plus grand.

En rigueur de termes, on n'aurait pu parler de cette façon avant 1994 (extension des compétences des Etats fédérés sur la scène internationale). Les trois personnes que nous analysons, leurs trois identités se sont forgées avant cette date. Soit dans un contexte belge et même un contexte belge francophone où, par exemple, du côté socialiste, une grande figure pouvait être Paul-Henri Spaak. Même Elio Di Rupo, en 1994, avait déjà 43 ans. L'ambition qu'il a pu forger dans ses rêves de jeunesse et dans la maturité de l'âge adulte, il n'a sans doute pas eu le sentiment de désirer la réaliser à la tête du Gouvernement wallon. Mais à la tête du Gouvernement belge et puis dans une grande fonction internationale. Et la plupart des Wallons, comme lui, peuvent considérer que la Wallonie n'est pas encore l'ancrage national qui ouvre sur l'Europe et le monde, même si l'on n'est ni ambitieux, ni arriviste. Pourtant, pour les générations futures, c'est bien cet ancrage wallon-là qui sera déterminant, de même qu'il y a un ancrage français, italien, luxembourgeois, anglais, allemand... incontournable pour tous nos compatriotes européens. Sous le coup de la mort de Joe, Di Rupo parle de refédéraliser la protection de la jeunesse, alors que les centrales de la FGTB se régionalisent. C'est là qu'est l'avenir et non dans l'extinction annoncée du fédéral. Mais il faut longtemps pour voir que l'ancien monde s'en est allé et longtemps après la chute de l'Empire romain, Clovis était encore fier d'avoir reçu (des évêques !), le titre de « Consul »...

  1. 1. Dans André Renard, Le Cri, Bruxelles, 2005, Pierre Tilly note quand même quelques moments où Renard a confié son aversion pour la monarchie et même ses sentiments républicains, pp. 605, 611, 625, 649. Chacun a ses contradictions bien évidemment.
  2. 2. JC Van Cauwenberghe et F. Joris (dir.), L'aventure régionale, soixante témoins pour soixante temps forts, Luc Pire, BXL, 2000,pp.199-200.
  3. 3. JF Furnémont, Guy Spitaels, au-delà du pouvoir, Luc Pire, Bruxelles, 2005, p. 208.
  4. 4. Justine Lacroix, L'Europe en procès. Quel patriotisme au-delà des nationalismes ?, Cerf, Paris, 2006