Critique: L'identité wallonne. Essai sur l'affirmation politique de la Wallonie (Philippe Destatte)

Toudi mensuel n°3, mai 1997

[Le texte qui suit est la partie historique d'un article écrit en deux volets, dans le n° 3 de la revue de TOUDI (mensuelle, en mai 1997) sur le livre de Philippe Destatte L'identité wallonne. Essai sur l' affirmation politique de la Wallonie (XIXe -XXe siècle), IJD, Namur, 1997.]

La parution prochaine aux éditions de l'Institut Jules Destrée de l'ouvrage de Philippe Destatte L'identité wallonne... nous amène à faire le point sur la manière classique dont on fait l'histoire de la Wallonie. Pour en avoir une bonne idée, nous ferons trois sondages: en 1973 dans Histoire de la Wallonie, Privat, Toulouse, 1973 (dir. L.Genicot article d'A. Boland)), en 1980, avec un article de GH Dumont L'identité wallonne et sa prise de conscience in Etudes et expansion, janvier 1980 pp. 27-38 et, en 1993, dans un Courrier du Crisp établi par C.Kesteleoot Mouvement wallon et identité nationale. Il y a une assez grande similitude des appréciations.

Avant 1912

Les trois voient le mouvement wallon s'organiser en réaction au mouvement flamand même si (A.Boland, 1973) évoque la minorisation de la Wallonie du fait de la suprématie catholique en Flandre (p.338), surtout en 1912 ("La victoire de la droite aux élections de 1912 excita les milieux anticléricaux de Wallonie."(p.346)). Mais il reste que "les milieux artistiques et intellectuels étaient davantage sensibilisés aux thèmes wallons" (p.347). GH Dumont (1980) insiste sur les origines linguistiques du mouvement. Pour lui, "L'année 1912 marque une date importante dans l'histoire du mouvement wallon." (p.32), et il insiste aussi sur son aspect anticlérical ("très accusé"), estimant qu'il est boudé par le POB. GH Dumont considère que Destrée étaye sa démarche dans sa fameuse "Lettre au Roi" d'arguments de nature politique et économique. Pour C.Kesteloot (1993) qui marque quelque distance avec l'interprétation du mouvement wallon comme étant surtout, à partir de 1912, celui de la minorisation politique de la Wallonie, "il s'agit d'un mouvement d'élites intellectuelles, comprenant de nombreux universitaires (avocats, enseignants, journalistes,...) (...) On y rencontre peu d'ouvriers (...) il touche essentiellement ceux pour qui la langue est un instrument de pouvoir." (p.46).

Aspect surtout linguistique du mouvement, son caractère "marginal" (GH Dumont, p.33). de "courant minoritaire (...) ayant peu de prises sur des enjeux sociaux et politiques" (C.Kesteloot, p. 24). Bref, on a peu envie d'en savoir plus puisque cela compte peu. Cette interprétation minimaliste était générale jusqu'à aujourd'hui.

Face à la politique de neutralité

Nous négligeons ici, sans en nier l'intérêt, la première moitié de l'entre-deux-guerres. Le dynamisme du mouvement wallon face à la politique de neutralité prônée par PH Spaak et Léopold III, surtout à partir de 1936, est assez ignoré par GH Dumont (rappel: texte de 1980), mettant surtout en évidence le "cinglant échec" de l'abbé Mahieu aux élections de 1939. Cette opposition est effleurée par C.Kesteloot (rappel: texte de 1993) et dans l'histoire de Genicot (rappel: texte de 1973): les opposants wallons à la neutralité ont une "audience assez limitée" (p.435).

L'après-guerre

a) 1945 et 1950

Curieusement, A.Boland (rappel: texte de 1973) passe sous silence le Congrès wallon d'octobre 1945. Mais il exprime son étonnement devant l'explosion de 1950 après le retour du roi: "Les faits qui suivirent ne manquent pas d'étonner par leur âpreté." Mais il n'analyse pas la dimension wallonne de 1950. Pour GH Dumont (rappel: texte de 1980), le rattachisme du Congrès de 1945 "le privera longtemps ... de toute crédibilité" (p.35). Pour C.Kesteloot (rappel: texte de 1993), "Malgré la présence de syndicalistes, en général de permanents, on ne peut pas encore parler de véritables contacts entre la classe ouvrière et le militantisme wallon (...) Le pouvoir politique ne nie plus l'existence d'un problème wallon, mais on demeure au stade des principes" (p.38).

b) La grève de 1960

Tous les auteurs s'accordent sur l'importance de 1960 et de la grève renardiste dans la prise de conscience wallonne. GH Dumont, à l'instar de beaucoup d'autres auteurs, estime que les catholiques seront ralliés au mouvement wallon de manière décisive par la scission de l'Université Catholique de Louvain en 1968. Pourtant, dès mars 1967 - mais sur un plan non-linguistique - le Conseil de pastorale ouvrière édite une brochure L'avenir économique de la Wallonie, y défendant des thèses radicales (économiques et sociales, moins politiques), contresignée (avec des réserves) par tous les évêques wallons et le Cardinal Suenens.

Conclusions

Les trois auteurs cités ont tendance à souligner la marginalité du mouvement wallon jusqu'en 1960, date à laquelle ils reconnaissent qu'il rencontre les masses. Certains auteurs contemporains de 1960 ont parfois presque absolument tu cette dimension wallonne-là aussi ou la considèrent comme une déviation et un repli (H. Lepaige par exemple).

L'ignorance de la Wallonie est toujours actuelle

Il suffit de lire l'interview de M.Lits dans ce même n° pour avoir une idée, non de ce que pense la personne interrogée, mais, plutôt, l'establishment politico-médiatique belge: c'est à peine si la Wallonie existe. Le regard rétrospectif sur l'histoire est encore plus dévalorisant. Les signataires du manifeste francophone parviennent à passer sous silence: la nature économique et politique du mouvement wallon de 1912, l'opposition à la neutralité, les grèves de 60. Et il s'agit de personnes défendant une autonomie pour la partie "non-flamande" du pays, c'est-à-dire - on le suppose! - la Wallonie aussi. Isolons un fait, un seul, tout de même significatif: la popularité constante de José Happart. Ses prises de position républicaines au lendemain de la mort du roi Baudouin Ier, la manière dont il a rejeté, - et avec quel éclat! quelle diffusion! - toute perspective belge. Cela est-il vraiment pris en compte?

Distinguer la Wallonie et le mouvement wallon

En rigueur de termes, il n'existe plus vraiment aujourd'hui de mouvement wallon depuis le lent effacement de Wallonie Région d'Europe. Peut-on dire pour autant qu'il n'existe pas une société wallonne ayant la capacité d'agir sur elle-même (ceci étant peut-être la meilleure définition de la nation: non ethnique, politique et citoyenne, universaliste)? L'histoire permet de répondre. On a fortement critiqué Pirenne pour son finalisme, son idée d'une Belgique existant depuis des siècles. Et cette critique est souvent retournée contre les essais d'histoire de Wallonie, pourtant infiniment plus prudents. Mais, alors, il y a ce phénomène observable dans l'actualité. Quelle que soit l'ancienneté du mouvement wallon, en dépit du doute qui tenaillait les partisans d'une identité belge - Pirenne et Albert Ier en tête - dès les années 1880-1920, malgré qu'elles furent des années de grandes réussites "belges", d'épreuves victorieusement assumées, quelles que soient les évolutions ayant mis à mal, depuis, cette identité, la Wallonie en paraît toujours seulement déduite. Comme si elle ne pouvait se penser qu'à partir d'une Belgique évidente et d'une Flandre certaine.

Le livre de Philippe Destatte

Le livre de Philippe Destatte qui sera prochainement publié, dément catégoriquement tout ceci. Dès 1912, la Wallonie - et non seulement un mouvement wallon différent de la société où il se déploie - a été une société prenant conscience d'elle-même mais toujours maintenue dans un cadre belge qui la rendait dépendante.

S'il faut se précipiter sur ce livre - qui sera paru au moment où ces lignes seront publiées -, c'est parce qu'il permet de transformer la vision de l'histoire de la Wallonie qui s'était installée. Philippe Destate réorganise l'histoire de la Wallonie autour de trois moments forts: 1912, 1936, 1960. Ce n'est pas nécessairement totalement distinct de ce que nous avions entendu jusqu'ici sauf que l'auteur donne de nombreux, très nombreux éléments d'appréciation, recueillis à l'infini, là où on ne pensait pas les trouver: meetings ouvriers, grèves, articles de journaux de grande diffusion, congrès mal étudiés des socialistes et des communistes à la veille de 1940 etc. On voit mieux se dessiner la vraie histoire de Wallonie.

Le mouvement wallon, une réaction au mouvement flamand, sur le même plan, avant tout linguistique? Non! Les événements de juin 1912, avec des élections qui reconduisent la majorité catholique au plus haut niveau de l'Etat belge, malgré une majorité profondément, radicalement différente en Wallonie (laïque et progressiste), constituent les événements véritablement déclencheurs de la fameuse "Lettre au Roi" publiée dans le quotidien de Charleroi le plus lu (tirage: 15.000 exemplaires, ce qui est énorme pour l'époque et n'est dépassé qu'à Bruxelles). L'idée d'autonomie de la Wallonie est portée par les forces politiques les plus importantes. Les masses s'y rallient, au moins jusqu'à un certain point, parce qu'elles sentent que leurs suffrages ne changent rien à la conduite de l'ensemble de l'Etat. Leurs préoccupations ne sont pas d'abord linguistiques ou culturelles, mais politiques, sociales, économiques.

La politique de neutralité traumatise profondément la conscience wallonne. Marquée, plus encore que la Flandre, par les massacres allemands durant l'été 14, une partie de l'opinion wallonne (peut-être une majorité), est prise d'angoisse devant la politique de neutralité qui consiste à traiter sur le même pied les deux voisins, le fasciste allemand et le démocrate français: des troupes étant déployées à l'est comme à l'ouest. Rien ne vient compléter les défenses de la ligne Maginot à la frontière wallo-allemande, de sorte que les plus lucides voient que les Wallons sont livrés sans défense aux premiers feux de l'attaque allemande. Ce point de vue wallon est oublié dans l'Etat belge. Les Wallons se sentent encerclés en tant que peuple par cette politique de neutralité, mais aussi en tant que pays démocrate. Au sommet de l'Etat belge, avec Léopold III, les "socialistes" Spaak et De Man, des conceptions autoritaires commencent à s'imposer. Les Allemands le savent et traiteront les Wallons de manière discriminatoire pour cette raison aussi, pas seulement parce qu'ils sont "latins". Certains historiens passent sous silence cette dimension du mouvement wallon qui, pourtant, se relie très logiquement à la violence de la Résistance en Wallonie (six à sept fois plus d'attentats qu'en Flandre), au coeur d'une "ligne de vie", discrète mais profonde, de l'ensemble wallon. Comme elle se relie à la radicalité du Congrès wallon d'octobre 1945, représentatif, cette fois, de l'ensemble de la Wallonie. La dimension wallonne de 1950 aurait dû aveugler les observateurs. La Wallonie de 1950 est au bord du séparatisme (même le PSC de Neuchâteau le reconnaît). Cette rencontre plus profonde entre masses et mouvement wallon n'a rien de soudain: elle est préparée de longue date. Ceci et le ralliement fédéraliste des régionales wallonnes de la FGTB explique la facilité avec laquelle Renard propose sans difficultés de passer, en 60, d'une grève à objectifs nationaux et généraux (pas abandonnés), à une grève "wallonne".

Les erreurs concernant la Wallonie proviennent de ce qu'elle est une nation dominée dont l'élément moteur (la classe ouvrière) subit une domination plus essentielle encore. Or les dominants s'y entendent à rationaliser les dominations pour les faire apparaître "naturelles". Nous sommes l'objet de cette violence symbolique sur le plan culturel, de la prise de conscience comme sur le plan matériel de la désertification industrielle. Simone Weil a écrit: "Quand les ouvriers meurent pour la France, ils ont toujours besoin de sentir qu'ils meurent en même temps pour quelque chose de beaucoup plus grand, qu'ils ont une part à la lutte universelle contre l'injustice. Pour eux, (...) la patrie ne suffit pas." (L'Enracinement, Gallimard, Paris, p.118). C'est dans cette mesure-là qu'il sera encore longtemps difficile de faire admettre que la Wallonie ne se déduit pas de la Belgique, mais la supplante. Destatte ne le dit pas mais nous y conduit.

Post-Scriptum

La lecture de l'interview de J.Stengers dans le dernier n° de Politique démontre encore la nécessité du livre de Destatte. J.Stengers estime qu'aucun homme politique wallon (d'envergure), autre que Destrée ne s'est rallié à son programme ("petit mouvement séparatiste"). Mais les résolutions autonomistes du Conseil provincial de Hainaut et de Liège? Et les mots d'ordre wallons du POB du Borinage en 1913 lors de la visite d'Albert Ier? Et le vote de l'Assemblée wallonne de 1913 où siégeaient une majorité des parlementaires wallons? Et Désiré Maroille, les Defuisseaux, Delaite, Troclet etc? J.Stengers pense que l'opposition à la neutralité n'était le fait que d'un petit cénacle liégeois de socialistes et libéraux. Mais l'abbé Mahieu de Charleroi? Et Javaux? Et les communistes? Lahaut entre autres (même si Lahaut a hésité au début de l'occupation)? Et les chrétiens comme Baussart? Et la scission de gauche et à relents wallons des catholiques du Hainaut en 36 (élection de Vouloir à Soignies et Bodart à Charleroi). Ou Duvieusart? Et tout ce qui a suivi, l'attitude bien différente des Wallons et Flamands en mai 1940 [Les Wallons n'aimaient pas la neutralité de 36 et le ressentaient comme Belges, mais la ségrégation des prisonniers de guerre, certes voulue par Hitler, ne se pouvait sans l'aide des Flamands et ce sont bien des Wallons qui ont été visés]? Et le Congrès d'octobre 45 que Le Monde du travail par exemple considère comme représentatif de toute la Wallonie? Ce journal n'est pas fiable parce que wallon? En 1950, "le sang a failli couler"? Hélas! il a coulé à Grâce-Berleur et cet incident est essentiel. On parle encore d'apaisement après 50, alors que, dès mars 50 et tout au long des années 50, les régionales wallonnes de la FGTB se rallient au fédéralisme (voyez R.Moreau, Combat syndical et conscience wallonne, Charleroi, BXL, Liège, 1984, livre qui est un archivage des discussions et résolutions syndicales). Le tournant wallon de la grève de 60, Stengers estime qu'il relève de Renard l'imposant par surprise. Mais cette thèse, cette présentation en tout cas, classique dans certains milieux de gauche, est rejetée par les historiens (et aussi Neuville et Yerna). En outre, ce tournant était prévisible, logique. La décision politique en Belgique(CRISP, 1965), indique bien ce qui l'annonçait. Si Renard a donné seul l'impulsion, pourquoi a-t-il été suivi? Le MPW a compté des centaines de milliers de membres. La Flandre n'était pas nationaliste avant 1940? Un seul indice (tout ceci mériterait une discussion plus poussée et nuancée): dans l'affaire d'Enghien (voir TOUDI annuel n°2), le moniteur des catholiques flamands De Standaard estime que la frontière linguistique est une frontière d'Etat. Parle-t-on de choses vraiment étudiées?