Jean-Marc Ferry l'identité postnationale et les objections d'intellectuels wallons
Après avoir été animé par Denise Van Dam (Les élites wallonnes et flamandes), Philippe Raxhon (La mémoire de la Révolution française en Wallonie) et Luc de Heusch (Nation et génocide au Rwanda), le séminaire Penser la nation organisé par notre journal République et la Fondation Baussart a connu un grand moment avec Jean-Marc Ferry 1. Le philosophe français, que Paul Ricoeur considère comme l'un des plus importants penseurs de ce temps, a cherché à relier devant nous la part politique de sa philosophie (l'identité postnationale), avec la part plus spécifiquement spéculative de celle-ci, l'identité reconstructive. Il l'a fait avec une très grande simplicité qui a captivé un auditoire composé en majeure partie de non spécialistes et qui l'ont assailli de questions et d'objections. Où est la haine belge de la théorie et du concept? Pas chez nous! C'était un grand moment. 2
Pour Jean-Marc Ferry, il s'agissait donc de mieux articuler qu'il ne l'a fait dans ses écrits, ce qu'il appelle l'identité postnationale et l'identité reconstructive. Voyons, avec lui, en suivant la marche de son exposé ce que sont ces deux concepts et puis, comment il les relie. Il s'agit de deux identités qui concernent tant l'aspect collectif que l'aspect individuel de l'identité.
L'identité postnationale et le suprationalisme européen
Ferry part des analyses du sociologue E.Gellner qui estime que le principe nationaliste exige la congruence de l'unité politique et de l'unité nationale. L'unité politique, c'est l'ensemble des institutions centrales qui déterminent la légitimité de l'éducation. C'est par l'éducation en effet que l'unité nationale a été réalisée en vue de relever le défi de la première révolution industrielle. Cela supposait un nouveau mode de reproduction culturelle qui forme les individus à un langage standard qui s'avère relativement indépendant des contextes et qui lèvent les barrières culturelles (la diversité des patois par exemple) qui entravaient l'homogénéisation du territoire.
L'Europe pourrait se présenter comme la continuation de ce processus, mais les barrières de la communication et les entraves à l'homogénéisation sont de grandes langues de culture reposant sur la force logistique de l'écrit et véhiculant les idées modernes. En outre, ces langues ont permis aussi que s'épanouissent les souverainetés nationales qui ne sont pas les franchises locales et féodales, mais l'autolégislation démocratique. La force de résistance des identités nationales repose sur le fait qu'elles incarnent la souveraineté des peuples. Pour un républicain français, il n'y a pas de différence entre souveraineté nationale et souveraineté populaire et les transferts de souveraineté à l'Europe peuvent être vécus comme une atteinte à la démocratie. Ou alors il faudrait aller jusqu'au bout et faire de l'Europe une Nation nouvelle coiffée par un Etat.
Ceci révèle que le supranationalisme, c'est un nationalisme, car il poursuit le même projet d'intégration: espace homogène sur le plan culturel et espace étatique lui correspondant. Quand les européistes prônent un tel Etat européen, on peut se demander si leur respect des identités nationales n'est pas rhétorique car comment respecter les identités dans un tel contexte?
D'autre part, comment construire un tel Etat-Nation? Par les médias et par l'insufflement au peuple européen d'une même culture politique par le biais des médias. Mais ou bien cela réussit superficiellement et cela suscite des réactions particularistes et fondamentalistes. Ou bien, ce qui est plus probable, ces tentatives intégrationnistes se brisent sur les individus qui ne mettent aucun espoir dans l'édification d'un tel édifice abstrait.
La mise en place d'une Europe postnationale
Pour que se mette en place une Europe postnationale, il faut que le citoyen ne voie plus dans la nation l'appartenance ultime, mais sans renier les solidarités nationale ou régionales.
Mais comment fonder concrètement le postnational, cette identité abstraite qui repose sur l'adhésion à des principes universels? L'adhésion du citoyen doit s'ancrer dans une culture politique. Chaque nation possède une culture politique singulière et a mis en oeuvre concrètement les principes des Droits de l'Homme. Ces principes ne sont pas effectifs du seul fait qu'ils existent, mais du fait qu'ils ont été longuement et lentement mis en oeuvre par les nations européennes avec énormément de bavures évidemment, mais avec une constante autocritique. A tel point qu'on pourrait parler d'une mise en forme (au sens sportif) des nations européennes en ce qui concerne la démocratie. Ce sont des pays démocratiquement en forme. Cette « forme » est ce que Ferry appelle les « cultures politiques ». Les relations entre les trois pouvoirs ne sont pas les mêmes en France ou dans notre pays, le juge anglo-saxon a un large pouvoir d'interprétation de la loi, ce qu'il n'a pas en France. On peut songer aux différents systèmes institutionnels etc.
Or ces différentes identités ne doivent pas être un obstacle à l'intégration. Pour réaliser une unité pluraliste de l'Europe, Ferry songe à une constitution européenne (une constitution au sens de Sieyès pas au sens juridique), à trois étages:
- un cadre politique unifié de principes et de règles
- une base pluraliste de nations et de cultures nationales et hétérogènes
- la médiation entre les deux étant une culture politique partagée
Cette médiation ne s'improvise pas. Elle suppose l'ouverture des cultures nationales les unes sur les autres
Techniquement, on peut envisager deux voies pour le réaliser: 1) la création d'un espace public médiatique audiovisuel (pas aux marges, ce serait trop romantique), avec des méthodes non conventionnelles de régulation, 2) la création d'un espace public parlementaire. Les deux pouvant aller de pair. Il ne s'agit pas à proprement parler de renforcer le Parlement européen comme le disent les européistes, mais de la mise en communication des Parlements nationaux et des Parlements régionaux jusqu'au Parlement européen qui retire à la Commission son pouvoir de proposition qu'il n'aurait jamais dû perdre. Si cela n'était pas le cas, les instances communautaires risquent de se déconnecter des sociétés civiles. C'est une structuration politique de type classique de l'espace public européen.
Identité reconstructive
L'identité postnationale renvoie à l'identité politique, l'identité reconstructive renvoie à un dépassement réflexif des identités formées antérieurement dans le cadre de la modernité démocratique et nationale.
Si l'identité postnationale prend sens par rapport à l'identité nationale, l'identité reconstructive prend sens par rapport à des modes discursifs de construction des identités, ce qui est le mode de construction de l'identité, par exemple l'identité narrative ou l'identité argumentative. L'identité narrative est centrée sur elle-même et entre en jeu pour une compréhension mythique du monde (quoi qu'elle puisse aussi servir à une compréhension non-mythique). L'identité entre en jeu dans une compréhension critique du monde et a affaire avec le droit, la raison, l'universel. L'identité narrative est ajustée à une vue plus traditionnelle.
L'identité reconstructive est encore plus réflexive que l'identité argumentative. Elle consiste en la capacité critique d'un individu ou d'un peuple par rapport à son passé propre et à relier cette identité autocritique à une attitude décentrée. C'est la responsabilité assumée à l'égard du passé. Ce phénomène est nouveau et étonnant. Auparavant les histoires nationales étaient dogmatiquement apologétiques et se fermaient au souvenir des horreurs commises, au point de vue des victimes. Aujourd'hui, elles se déstabilisent elles-mêmes tout en renonçant à une gestion apologétique d'elles-mêmes. L'identité reconstructive lève le dogmatisme des histoires nationales. L'identité reconstructive déstabilise les tendances nationalistes à la fermeture, à l'autocentrement non critique, au refus et au déni de reconnaissance de l'autre comme ancien adversaire, ancien maître ou ancien serviteur.
Il faut reconstruire, mais pas dans le sens d'une réparation réelle des violences infligées. On ne peut pas faire que ce qui a été n'ait pas eu lieu. L'identité reconstructive fait le deuil de la réparation réelle (espérée dans la perspective chrétienne), et renforce la réparation symbolique par la reconnaissance ouverte des violences infligées: l'Allemagne après Hitler, la France après Vichy, les Etats-Unis après la conquête de l'Ouest, du moins dans leur cinéma. Cela concerne aussi des histoires moins connues: Anglais et Tasmaniens, Espagnols et Patagoniens...
Or de tels actes sont requis non comme les conditions d'une pleine appartenance à la communauté politique européenne, du moins comme celles d'une appartenance à une communauté politique dans la perspective d'une nouvelle identité postnationale.
Il y a là un geste éthique fondamental à poser. Il faudrait aller plus loin et réfléchir concrètement sur le lien à établir de manière plus procédurale. Le point crucial est l'ouverture d'un espace public pluraliste où se formerait une culture politique partagée, médiation entre la cadre constitutionnel unique et la diversité des ancrages nationaux et même individuels. Les traditions nationales et ces cultures interprètent différemment, voire conflictuellement les règles édictées dans le cadre communautaire. On ne saurait figer les traditions nationales dans l'indifférence, une tolérance politique qui neutralise les différences autant que l'autoritarisme. Il y a des conflits d'interprétation dans les actions communes. Et les conflits d'intérêt s'expriment d'ailleurs dans les conflits d'interprétation, ce qui est un progrès dans la civilité.
Dans les relations internationales ordinaires, on peut en rester là. Dans les relations à l'intérieur de l'Europe, les conflits d'interprétation doivent se dénouer dans des procès d'argumentations publics. C'est là que l'espace public peut se profiler comme l'élément formateur d'une culture politique partagée et d'une citoyenneté européenne digne de ce nom. La démocratie est une culture qui elle-même se forme dans une pratique. Cette pratique de concertation qui vise un consensus politique, mais qui part de différences ancrées doit approfondir ces procès d'argumentation sur les voies d'une reconstruction qui prend en vue tous les contentieux, les ressentiments, les violences, les dénis de reconnaissance. On ne peut argumenter en faveur du droit que si l'on commence, face à l'autre, par faire l'histoire des atteintes par soi-même aux droits de l'homme.
Quelle est la différence entre argumenter et reconstruire?[Ces dernières lignes, en gras, sont la transcription fidèle des propos de conclusion de JM Ferry]Argumenter c'est justifier une prétention à la validité pour la position que l'on défend. Reconstruire, c'est, par une reconnaissance autocritique de l'autre, qui suppose un second récit, une narration seconde, authentifier proprement cette prétention à la validité ainsi que les arguments qui la soutiennent en dépouillant sa propre position de ce que l'on appelle la fausse conscience (cette fausse conscience qui veut par exemple dire, proclamer les droits de l'homme sans penser une seule seconde à dire les atteintes que l'on a portées aux droits de l'homme, ce qui expose à toutes les critiques anti-occidentales). A cause de cette identité reconstructive, qui a plus de puissance que l'identité argumentative, on désamorce les procès bien connus d'inauthenticité, de fausse conscience, d'idéologie lorsque l'on évoque le Droit, notamment par rapport au monde arabe.
C'est à partir du déploiement de l'identité reconstructive, au-delà de l'identité argumentative, que l'on peut espérer qu'une culture politique partagée s'élabore dans la reconnaissance mutuelle et non par imposition d'un corpus authentique. La reconstruction a cette vertu qu'elle décentre la narration par l'argumentation, tout en authentifiant l'argumentation, par la narration. La reconstruction est moins abstraite que l'argumentation.
C'est ainsi que la Communauté Européenne pourrait disposer d'un argument par rapport aux Etats membres en sa faveur. Ce qui lui fait défaut aujourd'hui où il y a une vraie crise de l'Europe, un risque d'écroulement de la CE. C'est elle qui, par excellence, et plus clairement que les nations engagerait la procéduralisation de la reconnaissance réciproque et mutuelle entre les nations, entre les nations et aussi vis-à-vis de l'extérieur et en vue d'une action commune de mieux en mieux assise sur une culture politique partagée. Cette culture ne tombe pas du ciel: elle naît des pratiques qui d'abord passe par des conflits d'interprétation, ensuite des procès d'argumentation, enfin par des approfondissements reconstructifs. C'est par cette pratique discursive que l'on forme une culture politique partagée. Une identité postnationale présuppose, pour être concrète, les performances d'un décentrement autocritique qui est appelé, véritablement appelé aujourd'hui, en particulier par le tiers-monde et une ouverture intersubjective qui trouveraient leur pleine puissance dans la formule d'une identité reconstructive
Le débat
A une question de Madame Joris, JM Ferry précise que dans l'argumentation, c'est comme si l'on regardait dans la même direction. On essaye de savoir où est le vrai et le but est l'accord sur ce qui vaut: l'espace public classique, la communauté des savants, la justesse pratique, la morale. La reconstruction prend appui sur l'argumentation, mais exige un approfondissement qui consiste à viser non seulement ce qui est vrai et faux, mais aussi la reconnaissance réciproque des participants et, en particulier, de leur vécu qui est différent et qui éclaire les raisons pour lesquelles certains arguments peuvent être jugés plus ou moins forts selon l'histoire. On regarde dans la même direction, mais aussi on se regarde mutuellement. La reconstruction a une visée plus éthique. Les malentendus sont thématisés. On recherche la vérité comme dans l'argumentation , mais aussi la compréhension: on vise quelque chose qui ressemble à l'aveu en vue d'une réconciliation. Dans certaines pratiques parajudiciaires, signale Pierre Manil, on peut mettre en présence l'agresseur et sa victime, l'agresseur pouvant défendre non pas son point de vue comme légitime, mais au moins dire ses raisons. A une question de M.Vanderschueren sur la Wallonie, JM Ferry répond que les revendications d'autonomie doivent s'accommoder d'un cadre fédéral et ne pas prendre un tour sécessionniste, sauf si la nation est réprimée. Toute revendication d'autonomie doit passer par un discours.
On ne peut pas faire l'économie des procédures du discours. L'identité postnationale ne renvoie pas à une géographie et peut être réalisée au niveau de la Wallonie. Elle est sans réquisits d'homogénéité culturelle, linguistique. Elle est ancrée dans le national, mais ouverte aux autres identités et pas seulement dans le sens diplomatique.
Une autre discussion s'engage entre l'animateur du jour et Yves de Wasseige qui pense que la culture politique partagée de l'Europe, son intégration est recherchée par l'intégration économique. C'est une solution qui n'en est pas une parce que le marché peut être un facteur de civilisation, mais ce n'est pas suffisant pour former un citoyen. Même si, comme le rappelle Yves de Wasseige, les élites actuelles en Europe pensent à cette intégration par le marché, elle est impossible parce que le marché tend par nature à devenir planétaire et impérialiste et détruit la communauté civique. Il y a d'ailleurs de nombreux symptômes de ce que les Européens ne sont plus mobilisés par la construction européenne, ce qui, d'après ce qu'en sait JM Ferry, provoque le désarroi des responsables européens. Le marché n'est que l'infrastructure de la Communauté, mais il ne peut engendrer une communauté politique. Jean-Pol Hiernaux insiste sur le fait que l'animateur parle à partir d'identités nationales fortes, ce qui n'est pas le cas de la Belgique, soumise en outre à un processus de dissociation. Sur la question belge, JM Ferry ne veut pas se prononcer. Jean Louvet intervient aussi à propos de la télévision sans frontières et émet des doutes quant à la capacité des médias d'engendrer un espace public. L'animateur avoue aussi un certain pessimisme. Luc Vandendorpe a le sentiment que le processus de reconnaissance reconstructif, tel que l'imagine Ferry, pourrait d'une certaine manière mettre en cause l'Etat belge, dans la mesure où il tend à mettre en rapport les deux interlocuteurs, mais aussi à les identifier . On pourrait se demander en effet si, pour accéder au stade postnational, la Wallonie ne devrait pas, comme la Flandre d'ailleurs, viser à renforcer leur caractère national, non pas dans une perspective nationaliste, mais européenne et donc reconstructive. Le débat reste ouvert, y compris avec J-M Ferry dont la pensée nous servira de guide plus que jamais.3
Conversation avec Jean-Marc Ferry sur Habermas, in Toudi n° 3, 1989. Gellner Nations et nationalismes, Payot, Paris, 1989. J-M Ferry et P. Thibaud in Le Monde des débats, n° 1, octobre 1992. J.Habermas Ecrits Politiques (Gallimard, Paris, 1990) Jean-Marc Ferry Qu'est-ce qu'une identité postnationale? (Esprit, 9/1990), Les puissances de l'expérience (Cerf, Paris, 1991). Nicole Dewandre et Jacques Lenoble L'Europe au soir du siècle, éd. Esprit, Paris, 1992. N° 4 de République avec une interview de JM Ferry. J.Fontaine Jean-Marc Ferry ou l'identité d'aujourd'hui, in TOUDI, n°6, 1992. Jean-Marc Ferry, Philosophie de la communication, Cerf, Paris, 1994 (Volume I et Volume II). J-M Ferry, L'allocation universelle. Pour un revenu de citoyenneté, Cerf, Paris, 1995. Paul Thibaud, Le 18 juin, la France, l'Europe et nous, interview in République n° 35, 1996.
- 1. Qui avait déjà publié dans République à l'époque : Europe, démocratie, nations
- 2. Le texte de cette conférence a été établi avec l'aide de Jean-Marc Ferry: Identité postnationale et identité reconstructive
- 3. Cette objection a eu une suite quelques années plus tard, Jean-Marc Ferry ayant proposé la mise en route d'une démarche reconstructive en Belgique, il s'est vu opposer une critique semblable à celle de luc Vandendorpe: Une divergence avec J-M. Ferry