Adieu à Magritte
Il y a de jolies trouvailles littéraires et journalistiques dans ce livre de Guido Fonteyn, surtout quand, errant dans les lieux où Magritte a vécu enfant, il décrit la Sambre, les rues d'un Châtelet désolé. Il y a d'autres traces d'humour dans ce livre sur lequel nous reviendrons. Si nous en parlons ici, c'est parce que G. Fonteyn se réfère beaucoup à Yves Quairiaux.1
Des approximations
Mais il y a aussi beaucoup d'erreurs factuelles. Dans ce numéro de TOUDI, le compte rendu du livre d'Y.Quairiaux [L'image du Flamand en Wallonie, Labor, Bruxelles, 2006 2] aurait dû précéder celui de Guido Fonteyn. En fait, nous y reviendrons dans le prochain numéro, cet ouvrage d'Yves Quairiaux révolutionne toute notre historiographie. Un ouvrage plus que capital!
Il y a parfois chez GF des raccourcis, des ellipses qu'on peut comprendre comme l'idée que l'existence de minerais dans le sous-sol wallon a entraîné la formation d'une société «fondée sur la tension entre le capital et le travail» (p.24), par exemple. Mais il y a aussi des approximations ou des interprétations à discuter lorsque G. Fonteyn parle de jeunes chômeurs wallons qui parviennent à tromper «le vide leurs journées», grâce à leurs GSM (p.15 à Châtelet), ou déambulant «sans but» et ayant «peu d'ambition» (p.48, en Thiérache). Dire que Simenon et Magritte sont nés à cause du «développement explosif de la société wallonne», n'est pas nécessairement faux, mais demanderait à être fondé (p.72). Ou que les socialistes ont simplement «rejoint» les luttes ouvrières (p.73), ou que le wallon est une «langue romane dont l'évolution a été bloquée par le français» (p.93) [son usage généralisé dans les techniques de la modernité jusqu'en 1950 au moins, s'explique par sa supériorité sur le français à cet égard - en vocabulaire]. Ou que seuls des «Wallons romantiques» auraient essayé, mais en vain, d'établir grammaires et dictionnaires, alors que, au contraire, il y a dans ce domaine de fabuleuses réussites (dont le grand dictionnaire de Jean Haust). Ou que «Flamind» serait l'équivalent de «bougnoule», ou que «les choses s'arrangeaient» pour les ouvriers wallons à la fin du 19e siècle à cause des sports, des meetings aériens ou de la colombophilie (p.99), ouvriers qui «avaient découvert les plaisirs de la vie» (p.116). Ou que, en 1960 (?) on a vu «les usines sidérurgiques donner des signes d'irrémédiable déclin» (p.124). Ou que si «à la fin du Moyen-Âge» la Flandre abritait 62,63 % de la population de l'actuelle Belgique cette proportion avait été ramenée à 53 % au 19e siècle. Ou que «la Flandre et la Wallonie se sont tournées ouvertement le dos» à partir des années 60 (p.142). Ou que «la question royale fait prendre conscience aux Wallons de l'intensification de l'influence flamande en Belgique» (p.152). Ce n'est pas entièrement faux, mais on se reportera au livre d'Y. Quairiaux : cette prise de conscience est déjà réelle avant 1914 car la Flandre domine déjà.
Des erreurs
Aux pages 67 et suivantes, il est question d'un Raoul Warocqué revenant d'Amérique - mais Yves Quairiaux nous informe qu'il n'y a jamais été - écrivant une lettre à Léopold II - cette lettre n'existe pas - lui demandant de faire venir des Chinois en Wallonie plus «exploitables» que des Flamands ce que Warocqué aurait vu aux USA) - ce qui est invraisemblable en plus : le roi n'ayant pas à proprement parler le pouvoir de faire venir des Chinois à la place des Flamands en Wallonie, dans un système politique comme le système belge. Le problème c'est que l'auteur revient encore sur cette lettre inexistante p.120. Et qu'il développe, à partir d'elle, toute une réflexion sur cette manière d'envisager la main d'œuvre étrangère par des patrons wallons qu'il rapproche de l'exploitation des Noirs au Congo. Ce n'est pas dans une revue comme celle-ci qu'on va nier cette exploitation, mais on peut tout de même faire une différence entre ces patrons et le peuple wallon, qui, en outre, n'a jamais appelé les Flamands «les coolies du Nord» (p.67). Peut-on vraiment dire qu'en 1960, les Wallons ont protesté «contre le risque de voir le centre de gravité politique se déplacer» (p.153) alors que ce centre a, tous comptes faits, été toujours au Nord (cela avait été le cas très fortement les trente années avant la Grande Guerre par exemple, et il y avait eu déjà des protestations violentes, des morts...)? 3 Est-ce juste de dire que les métallos ont pris, après la fermeture des mines, le premier rang dans les cortèges du 1er mai sans se douter «que l'acier wallon prendrait le même chemin que le charbon» alors que Mittal vient courtiser les dirigeants wallons pour reprendre cet acier en 2006 ce qu'il ne ferait certainement pas pour les charbonnages ? C'est bien de parler du rapport Sauvy, mais il ne faut pas le dater de 1975, puisqu'il date de 1962. Les années 1870 à 1914 peuvent-elles vraiment être sans plus appelées «une période paix et de prospérité sociale» (p.101), alors qu'elles ont vu se dérouler les grèves générales les plus violentes de notre histoire en 1886 et en 1893? Sans compter bien d'autres grèves plus isolées, les grèves dures de 1902 et 1913. Ou les émeutes de juin 1912, quand les ouvriers wallons se rendirent effectivement compte que le «centre de gravité politique» était au Nord du pays (les catholiques disposèrent de la majorité pour l'ensemble belge, comme depuis trente ans et, cette année-là, comme en 1894 par exemple, avec les seuls élus de Flandre : 90% des candidats catholiques élus en 1912, 100 % en 1894 !). Les gouvernements de l'époque pouvaient ne compter qu'un seul ministre wallon. J'aime bien que Guido Fonteyn parle du gouvernement wallon de 1950, mais sa première réunion n'a pas eu lieu le 28 juin 1950. Rédacteur de l'article sur le sujet pour l'Encyclopédie du mouvement wallon, j'ai été plus prudent que Guido Fonteyn qui dit qu'il y a un lien «évident» entre cette tentative et le retrait de Léopold III (que l'édition en français du livre appelle improprement «démission»). Il parle aussi d'un groupe «Schreurs/Renard» dont je ne comprends pas à quoi il correspond. Comme je ne comprends pas l'idée avancée p.156 que «le mouvement wallon ne s'est jamais élargi» et «reste une affaire locale». On devine des problèmes de traduction évidemment.
Des contresens
Si nous suivons Yves Quairiaux auquel G. Fonteyn se réfère abondamment, les moqueries populaires sur les Flamands - il est bon de souligner le mot «populaire» - sont de la stigmatisation sociale, mais pas de la xénophobie qui évoque la peur et la haine. Sans doute quand ces moqueries sont durcies dans un certain vocabulaire wallingant ou de la bourgeoise francophone de Flandre, cela a-t-il un autre sens ? Mais pour parler de xénophobie G.Fonteyn cite en exemple une chanson wallonne qui met notamment dans la bouche d'un Flamand «le gins me louque come un vreye mertico» ce qui n'est pas bien traduit dans le livre par «les gens me regardent comme un singe» (p.132). Pas bien traduit pour deux raisons. D'abord parce que formellement, un mot a échappé au traducteur : «Les gens me regardent comme si j'étais un vrai singe». Alors cela ne veut vraiment plus dire que l'on compare les Flamands aux singes. L'auteur estime que, aujourd'hui, parler ainsi d'une population immigrée, serait condamné par la loi sur le racisme. Oui, si on disait que les Marocains sont des singes ? Mais la chanson wallonne ne dit pas cela. Et de plus, sans approuver toutes les manières de parler des Flamands dans la chanson populaire au 19e siècle, il faut se dire deux choses : c'était une autre époque et les Flamands n'étaient pas à proprement parler des étrangers immigrés puisqu'ils étaient belges. Yves Quairiaux note que jamais les Flamands n'ont fait l'objet de violences graves, alors que cela a été le cas en France sur des immigrés, violences pouvant aller très loin...
Enfin, puisque Guido Fonteyn veut lutter contre les stéréotypes, il n'aurait sans doute pas dû parler d'un déclin moral accompagnant le déclin wallon dans les années 1980 et 1990, car sur quelles bases peut-on en parler sinon des préjugés ? Ou des erreurs ? Et des erreurs, il en commet quand il donne comme exemple de cette dégradation la «bande de Nivelles» (les tueurs fous du Brabant dont personne ne sait ni d'où ils sont ni qui ils sont), ou l'affaire Dutroux. Le lien de cause à effet n'est pas établi. Et quant à l'affaire Agusta (il oublie que Spitaels n'a été condamné que pour l'affaire Dassault), elle n'entraîne pas comme il le dit «toute la hiérarchie» du PS (mais deux de ses dirigeants), et compromet bien plus gravement les socialistes flamands (qui se sont eux enrichis, personnellement, ce qui n'est pas le cas des Wallons). En quoi aussi les exploits de Fourniret seraient-ils à lier au «déclin wallon» - expression qui d'ailleurs est à remettre en cause, on le sait - ce que G.Fonteyn rapproche des agressions dans les transports en commun ou contre les facteurs. Ou du dépeceur de Mons. Ne mélange-t-on pas un peu tout ? Et la maffia des hormones côté flamand, par exemple ? L'assassinat de Van Noppen ? Le pasteur-dépeceur hongrois ? Leernout & Hauspie ? Le smeerpijp ? La régie des bâtiments ? Les cartes de crédit à Anvers ? Et le VB qui ne nous semble pas accompagner à proprement parler une ascension «morale» de la Flandre... «Tandis que la Wallonie périclitait, l'élite politique de la région s'occupait des Fourons» pense G. Fonteyn (p.166). Ici, ne frise-t-on pas carrément la calomnie ? Citer Cammarata pour appuyer l'idée que les Wallons auraient trouvé en la Flandre le bouc émissaire idéal de leurs maux, sans dire où se situe cette affirmation du syndicaliste CSC, n'est-ce pas un peu oublier la part évidente de vérité que contient cette position? Les Wallons jouent quand même à un contre deux avec les Flamands depuis 175 ans. On a connu une Flandre qui détournait les subsides de l'état vers Zeebrugge et vers leur sidérurgie qu'il fallait aider même si elle était prospère, puisque l'on aidait la sidérurgie wallonne qui ne l'était pas (années 80). Il y a des transferts via la sécurité sociale, mais en fonction de dispositifs qui ont été aménagés bien avant que la Flandre ne décolle vers 1970. Ces transferts ne sont pas une volonté délibérée de la Flandre d'aider la Wallonie sinon elle y mettrait fin. Et elle n'y met pas fin, car elle sait qu'elle couperait de cette façon la branche sur laquelle elle s'assied également. En Flandre, on peut lire ceci sur Internet et sous la plume de Jef Abbeel : «Samengevat kunnen we zeggen dat Guido Fonteyn een portret van Wallonië tekende, met een uitzonderlijk grote liefde voor de Walen, zoals je er in Vlaanderen niet veel meer tegenkomt.» 4 On n'est donc pas sorti de l'auberge. Car si Guido Fonteyn aime tant les Wallons (ce qui d'ailleurs est vrai), on peut à bon droit craindre le pire des autres...
Conclusion
Je trouve que Guido Fonteyn, par toutes ces imprécisions gâche tout de même un peu le métier de journaliste et que cela ne grandit pas la réputation de la profession auprès des historiens. Il a évidemment raison de dire que les Flamands ont été moqués et que cela les a humiliés au départ en Wallonie. Mais tort de ne jamais distinguer cela de la lutte flamande contre la prééminence du français. Les Flamands ont dû s'adapter en Wallonie en commençant par parler le wallon, ce qui change quand même pas mal les perspectives. D'ailleurs, les tentatives wallonnes de légiférer sur le wallon ont été «bloquées» par le fait que les Wallons étaient en face d'une majorité flamande.
Ceci dit, il y a dans ce livre pas mal d'humour et de trouvailles comme les descriptions de certains coins désolés de Wallonie, le rapprochement entre le «Catéchisme du peuple» de Defuisseaux et le «Catéchisme du capitaliste» retrouvé chez une tante de G.Fonteyn dont il souligne qu'elle s'est enrichie. G.Fonteyn joue un rôle positif dans les relations Flamands/Wallons, mais les erreurs, les approximations, les contresens sont très nombreux chez lui (au moins dans ce livre), et il n'y a que la vérité qui peut réconcilier. Par exemple, les Wallons ont élu des candidats de Flandre pratiquement dès l'instauration du suffrage universel (Anseele par exemple, mais il le passe sous silence), ce qui a précédé de peu l'élection de candidats d'origine flamande en Wallonie, comme les frères Van Belle (dès 1930), bien avant un Gaston Onkelinx et sa fille (après 1960). En outre, contrairement à ce qu'il dit, les Wallons boivent aussi beaucoup de bordeaux, les lampes des mineurs se retrouvent chez les antiquaires et Arthur Masson n'a pas écrit des contes de Noël où les anges parlent en français et les bergers en wallon, c'est bien plus ancien.
Ceci dit, à sa décharge, les Wallons se culpabilisent tant sur le plan social qu'ils sont malheureusement beaucoup à commettre les mêmes erreurs que notre confrère et ami sur leur histoire qu'ils connaissent eux aussi, très mal. Pour se réconcilier, il faut savoir reconnaître ses erreurs, mais des erreurs vraies, me semble-t-il... Le prière d'insérer du livre prétend que Guido Fonteyn est «un spécialiste réputé» de la Wallonie. Oui, mais, alors qu'il fasse «mieux la prochaine fois». Ce qui ne doit pas empêcher d'acheter ce livre, au contraire. Et qui ne doit pas empêcher de considérer que Guido Fonteyn attire notre attention sur un phénomène bien réel. Mais comment entrer en relation avec un «Autre» en évitant les préjugés, puisque, si on les évite, étrangement, il n'y a alors plus de relation...
- 1. Guido Fonteyn, Adieu à Magritte/La Wallonie d'hier et d'aujourd'hui, essai traduit du néerlandais (Belgique), par Micheline Goche, Le Castor Astral, Bruxelles, 2006. Préface de Jean Louvet.
- 2. Une vision de la Wallonie radicalement autre
- 3. L'ignorance dans le débat Flamands / Wallons
- 4. Jef Abeel