Mémoire et histoire, un travail immense au Luxembourg

Toudi mensuel n°70, janvier-février-mars 2006

L'asbl Histoire collective vient de publier sous le tire L'histoire est à nous une collection de témoignages oraux impressionnante dont nous donnons un échantillon, de choix à travers le témoignage en Wallon reproduit avec cet article.

Cette asbl a une longue histoire et est partie en réalité des formations organisées par l'ISCO (Institut supérieur de Culture ouvrière). Les étudiants de cet organisme d'éducation permanente du MOC en Luxembourg sont partis de l'ouvrage Rosine Lewin et Pierre Joye, L'Eglise et le mouvement ouvrier en Belgique, Bruxelles 1967, pour notamment interroger la mémoire des dominés au Luxembourg. Ils ont pris conscience à cette occasion de la lourdeur de l'emprise cléricale dans cette province dont on n'a pas toujours idée en d'autres coins de Wallonie où cette influence avait été fortement mise en débat tant par les libéraux que par les socialistes (voire en certains cas par les protestants).

Valeur du témoignage oral

La cheville ouvrière de toute cette vaste entreprise qui court sur trente années est Jean-Marie Caprasse qui nous confiait encore l'autre jour l'erreur commise par certains historiens de s'en tenir à l'écrit. L'écrit est insuffisant même pour les classes lettrées, capables d'archiver leur vie et leur histoire, car il existe aussi des choses que l'on n'écrit pas ou qui sont difficiles à écrire dans le tumulte de certains événements brefs et violents. En outre, il y a des choses que l'on omet d'écrire, purement et simplement. Dans les réflexions théoriques remarquables Problématiques-questionnements (pp. 63-83) qui accompagne ce recueil de documents oraux (si l'on peut s'exprimer comme cela), on commence par reconnaître que la mémoire pure joue bien des rôles au témoin le plus sincère : cela se passe tous les jours devant les tribunaux. En outre, elle interfère avec la mémoire collective. L'ouvrage cite une série de spécialiste de ces questions depuis M.Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire (1925) jusqu'à Paul Ricoeur, La mémoire l'histoire, l'oubli (2000).

Toute mémoire est subjective, raconter l'événement du passé autrement que d'autres témoins, varier lui-même au cours de sa propre existence. Mais cela n'empêche nullement de critiquer le témoin lui-même par des questions simples et respectueuses comme par exemple, en cas de jugements portés, le fait de mettre en opposition le jugement posé aujourd'hui sur certains faits qui pouvaient différer complètement du jugement d'une époque antérieure. Le livre insiste sur le fait que certaines personne sont des récits de vie bien construits et bien organisés autour de dates-clés (« après la mort de papa » etc.). L'enquêteur, celui qui recueille ces sources orales doit se défier à la fois d'une trop grande in,fluence exercée sur le témoin mais aussi d'une trop grande passivité, car il peut aussi aider la parole du témoin à s'organiser. L'asbl Histoire collective estime que toutes ces sources orales doivent ensuite être retranscrites car les progrès techniques n'empêchent pas que l'écrit soit encore ce qui rend le plus accessible une source orale (paradoxalement). Au demeurant, l'oralité des témoignage n'est pas nécessairement anéantie par sa retranscription. Quand l'interview enregistrée a été retranscrite, elle devient un document. Depuis Marc Bloch et Lucien Febvre on est sorti de la conception positiviste de l'histoire qu'on voulait relier étroitement aux seuls documents écrits, ce qui aboutit à ce que seule l'histoire des classes dominantes puisse être écrite, ou l'histoire officielle, ou l'histoire des seuls lettrés.

Les questions posée à l'oral sont celles posées à l'écrit

« Dans le dépouillement d'une enquête » poursuit l'exposé, « bien des questions que l'historien pose au document écrit peuvent l'être, mutatis mutandis, au document oral. Celui qui rapporte l'information a-t-il été acteur, témoin, témoin direct ou indirect, de qui a-t-il pu recueillir des souvenirs plus anciens (tradition orale ou tradition savante)à ? Qu'est)-ce que le témoin a dit, a voulu dire, a peut-être éludé ? Son témoignage est-il cohérent, semble-t-il crédible, a-t-il des raisons de « mentir », de déformer, y a-t-il des risques d'erreurs, des contradictions, quel est le sens, l'usage qui est fait des mots, des concepts ? etc.

Entre mémoire et histoire

Comment les distinguer et le faut-il ? « On dit communément que l' »histoire est objective (ou tend à l'être), et que la mémoire est subjective,n partielle et partiale. On a l'habitude de considérer que la mémoire serait plutôt événementielle, c'est-à-dire frappée par les faits qui viennent rompre la continuité. Elle serait qualitative parce que la perception humaine ne permet pas une juste évaluation des quantités et que le temps accentue encore ce handicap. On dit aussi que la mémoire reconstruit le passé, tandis qu'une archive reconstruit un présent. On a dit que l'histoire analyse le passé, tandis que la mémoire la sacralise, que l'histoire est vérité et que la mémoire est fidélité. » Selon « Histoire collective » le recueil de sources orales, avec traitement critique minimum, ébauche d'une construction de vision collective par un groupe, sous la forme récits croisés, se situe entre la mémoire et l'histoire.

L'auteur pose alors la question de l'épistémologie fondamentale de l'histoire : interpréter à partir du passé, prise de conscience que pour bien comprendre l'événement il faut savoir que le futur n'était pas connu quand il s'est produit... Le meilleur historien pourrait être l'historien de soi ou mieux encore : « un groupe d'individus, une collectivité, faisant ce travail individuellement et en commun, mêlant leurs récits, accompagnés d'une réflexion commune, ne sont-ils pas mes mieux placés pour reconstituer une mémoire collective, pour se faire les historiens d'eux-mêmes. » Avec le concours d'un professionnel, mieux à même de la connaissance du passé en général, on aurait ainsi la synthèse entre mémoire vive et histoire élaborée.

Quelques problèmes

IL est facile de comprendre que le prix du pain (en franc courants), peut paraître anormalement bas jadis. Mais c'est plus complexe lorsque l'on interroge les rapports d'autorité, les sectarismes politiques et religieux, le statut de la femme, les relations d'autorité. Le passé a une logique propre qu'on ne peut pas purement et simplement réfuter au nom de la logique d'aujourd'hui. Même si, en même temps, la comparaison entre le passé et le présent permet de mesurer les évolutions positives sou négatives, voire les régressions, les survivances (et l'auteur coite le reste de féodalité encore présent aujourd'hui au Luxembourg). Il met en cause certaines traditions comme l'idée que le chemin de fer au Luxembourg a été nécessairement écarté des grandes villes par les notables ou celles des « bateûs d'èwe », supposés empêcher les grenouilles de gêner les notables que leurs croassements pouvait déranger : comme Régine Pernoud, l'auteur cite des historiens du Luxembourg d'ancien régime qui ne trouvent nulle trace de cette pratique alors qu'elle est présente dans la tradition orale.

Les classes sociales, la mémoire, vérité ou vengeance

Bien que les témoins interrogés ne parlent gère de classes sociales, ils en comprennent le concept, mais parlent des « petits » et des « gros » (en relation avec la possession de la terre à, des « riches », « demi-riches », des « gens instruits », les « petites gens », les « bribeûs » etc. Certains témoins se réfugient dans le silence quand ils doivent désigner l'endroit où ils habitaient parce que stigmatisé violemment dans le langage, comme « les gens du bas quartier ».

Cette épistémologie de l'histoire, de la mémoire et du témoignage se clôture par une réflexion sur la mémoire qui peut être « vengeresse » ou simplement rétablir la vérité et ces mots très forts : « Mais il y a des mémoires vengeresses. Au niveau des peuples et des nations, elles peuvent activer toutes les dérives, nationalistes, ethniques, colonialistes, ségrégationnistes. Elles peuvent alimenter des projets politiques aussi injustes que les injustices qu'elle sont nourries et engendrer de nouvelles haines. »

Les publications de l'asbl sont d'une richesse extraordinaire et ne sont pas à traiter comme les prospectus trop simplifiés et peu critiques (mais pas toujours) de l'histoire dite « locale » comme La vie quotidienne à Bellefontaine et Lahage autrefois (1981), La Mémoire du rail dans le sud-Luxembourg (1987, 442 pages !), Le cinéma à Athus (1988), Mémoire de la sidérurgie - Du Village à l'usine (1996). On annonce la publication de Jacqueline Daloze Les migrations en milieu rural en Wallonie et au Québec (Université de Sherbrooke). Sur le Luxembourg il faut signaler Notre Luxembourg : mosaïque d'identités ? paru dans L'Avenir du Luxembourg Plus, n° 94, 21-4-1989 et que le présent volume reproduit in extenso (un fac-similé).