Baudhuin Simon est mort le 8 mars dernier

Toudi mensuel n°71, mai-juillet 2006
Toudi Mensuel

Baudhuin Simon (circa 2000): leçon de porcologie

Il était né le 29 août 1947. Le 8 mars 2006, il prenait volontairement un train «en pleine poire» et mettait fin à ses jours de cette façon. En sa maison d'Habay, il avait laissé sur la table une tasse de thé presque vide avec au fond quelques fleurs violettes, son portefeuille et ses papiers d'identité. Entre cette fin d'hiver et ce début de printemps, il était allé prendre l'air. Pour l'identifier, pour identifier ce corps dont il avait tant de soin, il faudra prendre ses empreintes digitales et rapporter le constat à une fiche qu'il avait à la police. Sur cette mort, Baudhuin - il avait tenu à démarquer son prénom d'un roi des Belges - ne s'est pas expliqué. Mais les républicains perdent un des meilleurs d'entre eux.

La revue «R»

Baudhuin Simon était fiché à la police parce que, durant les années 70 et 80, il avait été un militant passionné à la gauche de la gauche dans les luttes syndicales. Il avait fondé le groupe «chantiers» qui rassemblait les travailleurs du bâtiment en Wallonie et aussi, en 1974, la revue «R» qui dans les mêmes années fut une «petite revue» - donc une grande ! - rebelle, révolutionnaire, avec des dossiers sur les fabriques d'église, le travail, nos langues, la fermeture de la sidérurgie d'Athus, l'écologisme naissant. Elle vécut de longues années, sans pub et sans subsides, jusqu'à l'année terrible de 1987, sur laquelle nous reviendrons. Daniel Seret avait participé à un dossier resté fameux sur la censure au Luxembourg. Puis y avait publié sa réflexion Ça sert à quoi l'art ? Dans le même numéro, il y avait eu un poème sarcastique sur la fête des artistes à Chassepierre. Du coup la revue n'y eut pas de stand. Le Service du livre luxembourgeois la raya de sa liste. La revue organisa l'exposition des dessins «politiques et fantasmatiques» de Daniel Seret, proposant des expos de ceux-ci dans les «Chambres d'amis» de plusieurs lecteurs de la revue, anticipant ainsi sur une pratique devenue courante. Pour le groupe «Chantiers», Daniel réalisa une «commande sociale» avec une affiche représentant des machines et deux mains qui en pendent dans une grille représentant une carte de chômage.

Les ennuis avec la Justice

Quant à Baudhuin Simon, il va faire connaissance avec la Justice dans des conditions équivoques, mais pas pour lui. Ses idées et sa personne dérangent tant que, en 1977, il est suspecté d'un vol qu'il aurait commis sur le chantier de la Sogetra à Virton où il travaillait alors. En 1982, le commis du pointage d'Habay est assassiné. Quelques jours auparavant, Baudhuin s'en était pris avec véhémence à ce fonctionnaire peu respectueux des personnes privées d'emploi. Il est à nouveau suspecté. Dans les deux cas, il est lavé de tout soupçon. Le 9 octobre 1987, il est arrêté au bureau de pointage d'Habay-la-neuve et mis au secret durant un mois. Du fond de sa détresse, il lança alors des appels au secours que ses amis entendirent. Il sera défendu dans la presse et entouré par ses copains tant au tribunal d'Arlon qu'à celui, en appel de Liège. Il fut accusé de «pédophilie».

En réalité, il n'a jamais nié qu'une petite fille qu'il connaissait bien était rentrée chez lui - Baudhuin ne fermait pas la porte de sa maison - et l'avait surpris nu en train de prendre un plaisir. C'est cette version qui est évidemment la vraie, car même le juge d'Arlon lui reprocha de ne pas fermer sa porte ! Et tant à Arlon qu'à Liège, il ne fut condamné qu'à quatre mois de prison dont on sait qu'ils ne débouchent pas sur un vrai emprisonnement, punition dérisoire en une époque où, sept ans avant l'affaire Dutroux, les magistrats étaient déjà d'une sévérité implacable (et justifiée), dans ce genre d'affaires. Dans son numéro annuel de 1989, la revue TOUDI décidait d'acquitter Baudhuin Simon au nom de l'idée que chaque citoyen détient une parcelle de la souveraineté populaire et donc aussi du droit de juger, sur la base d'arguments qui nous semblent aujourd'hui assez lumineux. Baudhuin avait signé tous les manifestes wallons, c'est une chose à dire, car avec lui nous en valions mieux. Cet artiste wallon était vraiment connu dans le monde entier de l'art postal dont nous allons reparler.

Un artiste libertaire et «porcologue»

Après cette épreuve qui le brisa, Baudhuin, qui avait déjà exposé avec Bloudy, Mathieu, Daniel Seret en 1986, se lance dans la «porcologie», soit des créations de tous types à partir du cochon, animal décrété sale, mais qui est cependant, au plan organique, le plus proche de l'être humain. Il collectionne toutes les images de cochon dans l'art, la BD, sur les tickets de bal, dans un traité vétérinaire sur le cochon au 19e siècle, la publicité, les titres de journaux. En feuilletant ses dossiers, on trouvera sans doute où, aux USA, on peut trouver telle sorte de cochon/nain. Il fait des «performances» découpe des cervelas en tranches et jette du ketchup dessus. C'est violent, mais la mise en croix du Christ fut, elle aussi, violente. Il veut casser l'art parce que l'art est bourgeois et que, pense-t-il, l'art est fini : le situationisme est passé par là. Tout cela envahit les murs de sa maison. Il se met à la gravure. Le cochon se décline sous toutes les formes.

Il accumula une documentation énorme sur le sujet ainsi qu'une collection d'oeuvres d'art. Car cet animal inoffensif uniquement destiné à l'abattoir, symbolise bien le combat de l'innocence contre les pouvoirs tout-puissants. C'est vrai que dans le Luxembourg, son cousin, le sanglier a repris du poil de la bête: têtu, endurant, résistant. N'est pas cochon qui veut et le plus cochon n'est pas celui qu'on croit, et d'ailleurs le cochon est propre, c'est l'homme qui est sale et salit le cochon, son semblable,son frère. Baudhuin vivant aurait aimé ces réflexions sur son animal fétiche... Il multiplia les dessins, des gravures, les photos, les «readys mades» sur le sujet; pour lui l'homme était bien un porc, et le cochon un homme. Pour s'initier à quelques techniques, il se rendait régulièrement à Habay-la-Vieille chez le père Bossaert.

L'art postal

Ou le «mail-art». Cela, c'est la grande entreprise de Baudhuin Simon. Il participe au développement d'un réseau international d'art postal dont les principes sont la liberté d'expression et l'égalité des expressions. évidemment, tous les mail artistes ne sont pas de cette école. L'art postal consiste à peindre, dessiner, coller des images (etc.), sur des enveloppes timbrées selon les règles de la poste et envoyées à quelqu'un à qui on offre ainsi une «œuvre d'art» qui ne lui coûte rien (indépendante du marché), qui n'est pas contrôlée par les critères officiels de la chapelle esthétique et demeure indépendant de la domination culturelle. Ce que réalise la Poste aujourd'hui avec des timbres personnalisés est la version fade de l'art postal. Il avait pour ses amis un tiroir où il mettait les «images» et les «textes» qu'il leur destinait dans un futur courrier. Car il avait un côté archiviste. Les articles de presse découpés, les images les envois, tout était noté, daté. Dans un superbe cahier où chaque adresse du réseau était inscrite sur une fiche rose (la couleur du cochon), complétée de notes et documents collés correspondant à un «document important» pour la personne ou pour lui. L'art postal était devenu sa vie. Les principes de liberté et d'égalité, de vie, il les trouvait dans cette activité. L'art postal n'est ni l'art amateur neutralisé, ni l'art dominant agressif, mais c'est bien une démarche authentique : un art libre et gratuit. Il organisa de nombreuses expositions de mail-art en Wallonie et à l'étranger, notamment en Pologne. Il se lança en plus dans des «happenings» ou performances liées au thème du cochon. On se souvient notamment d'expositions organisées au Centre culturel de Rossignol, ou à Hotton, cette exposition autour du billet de banque pour laquelle il reçut des centaines d'oeuvres venues du monde entier. Ou encore cette autre aux Chiroux, sur le thème des Anges dévastés.

Certes, l'art ne fait pas une vie libre ! L'art, jamais, ne remplace la lutte pour la liberté politique, sociale et économique. Aujourd'hui, depuis la défaite des progressistes dans les années 70, on a tendance à prétendre que l'art c'est mieux que la vie. Les syndicats qui coordonnent la lutte ouvrière, ont tendance à rejeter l'idée que les travailleurs auraient besoin de l'art. Il y a eu une timidité du syndicalisme wallon à poser les questions de l'égalité jusqu'au bout, celles de la colonisation, de l'autogestion, l'idée qu'il faudrait plutôt bloquer les prix que les salaires.

La vie de Baudhuin, c'était aussi le mail-art, cet art postal qui le mit en contact avec le monde entier. L'enveloppe devient une oeuvre d'art et la lettre qu'elle contient aussi.

Peut-être parce que la censure commence par le rejet préalable des artistes, étant donné que l'art représente la liberté d'expression, et qu'il est impensable à n'importe quelle autorité d'éduquer à la liberté d'expression, d'association, à l'égalité ? Cela demande d'inventer de la relation humaine - et cela passe par l'art - et de mettre cela en pratique - et cela passe par l'action collective. L'art accepté est celui qui enveloppe cette dimension de liberté et d'égalité sous une couche épaisse d'images, au point que cela en devient un vœu pieux. L'art postal retourne cette logique culturo-marchande.

Les Saharouis, une vie d'ascète athée

Vers la fin de sa vie, les voyages de Baudhuin Simon l'avait amené dans les camps de réfugiés saharouis en Afrique. Des camps où le dénuement est total, la misère immense. L'un de nous l'a rencontré à l'exposition expoporc à Engreux. Il était très bouleversé. Il essayait de convaincre le petit public présent de «faire quelque chose», d'aider, même de donner un peu d'argent. C'était étonnant de voir ce vieux militant non pas indigné, mais affecté, étonnant, car il n'y a pas la moindre illusion à entretenir sur les dirigeants de l'Occident. Il semblait surpris. Qu'il ait été indigné, c'était bien normal, mais surpris...

Baudhuin a désormais choisi de vivre rigoureusement. Il ne mange pas n'importe quoi, n'importe comment. Il est très strict sur le soin à apporter à son corps et l'organisation de son temps. Lorsque l'on allait chez lui, il offrait une Orval et en buvait une avec son visiteur. Mais il disait alors qu'il boirait de l'eau pendant quatre jours pour se nettoyer. On pouvait reprendre une Orval, mais lui s'arrêtait là.

Il se posait la question de savoir comment vivre sainement dans un camp de réfugiés du Sahara occidental. Mais aussi de savoir comment organiser ici des groupes actifs alors qu'il ne possédait ni voiture, ni téléphone, ni portable et n'était pas connecté. La communication avec lui était très difficile ou, si l'on veut, extrêmement lente. Mais cela lui correspondait, notamment le fait de ne confier ses déplacements qu'aux services publics dans le Luxembourg, un Luxembourg de plus en plus lorgné par les riches qui y achètent à tour de bras pendant que les pauvres gagnent les villes où peuvent se concentrer les services sociaux à leur bénéfice : économie d'échelle !

Vivre comme il vivait, ce pouvait être d'un mortel ennui, dans une grande lenteur, dans la dépendance à l'égard de qui possède un véhicule. On songe à un Bernanos athée.

Un grand peintre paysagiste qui s'appelait Carot, évoqua, sur son lit de mort, le regret de n'être jamais parvenu à peindre le rose du ciel quand le soleil se cache. N'est-ce pas ridicule de peindre un coucher de soleil tant les vrais sont magistraux. Nous dirions qu'on y voit passer des cochons roses. La vie d'un artiste vaut plus que son art. C'est ce que dit l'ami flamand de Baudhuin avec qui il réalisait ses performances. C'est curieux comme la Wallonie collectionne ce genre d'artistes de leur vie comme Noël Godin, Jean-Jacques Rousseau, Jacques Dapoz... Il nous semble qu'il aurait pu, à la rigueur, détruire son œuvre, pas sa vie. Même si nous avons aussi dû écrire à trois ces quelques lignes, tant seule la lenteur permet d'entrer dans cette vie, cette mort sur laquelle nous refermons nos pensées et nos souvenirs, pour l'instant, car Baudhuin Simon ne sera pas oublié.

Trois amis

(Guy Denis, José Fontaine, Daniel Seret, brisés par le chagrin et mêlant leurs tristesses et idées.)