La mort est trop active pour qu'on l'aide
Comme tout le monde, j'avais suivi avec une profonde horreur le dénouement de l'affaire Julie et Mélissa. J'avais partagé la tristesse qui avait accompagné la découverte des sévices qu'elles avaient subis avant de mourir dans des conditions atroces. Quand on avait retrouvé leurs cadavres, le 17 août 1996, je me souviens m'être penché sur le berceau où dormait mon bébé de deux mois pour m'excuser silencieusement auprès d'elle de l'avoir fait naître dans un monde transformé en poubelle. Très vite, cependant, je m'étais senti gêné par le déferlement hystérique de paroles vengeresses qui avaient accompagné les aveux de Marc Dutroux, alors que les parents des fillettes assassinées demeuraient quant à eux d'une dignité exemplaire. Mon propre père se mourrait d'un cancer. Chaque fois que j'allais lui rendre visite, je voyais aux fenêtres de ses voisins des affiches qui proclamaient : « Pas de pitié pour les pédophiles » et qui exigeaient la peine de mort pour cet homme que tous les journaux du monde présentaient comme un être inhumain, un monstre absolu. La mort ne se montrait-elle donc pas assez active pour qu'en plus on songe à lui venir en aide ? Mais chaque pelletée de terre arrachée au jardin de Sart-la-Buissière, où le criminel avait enfoui ses victimes, avait creusé dans les consciences un abîme d'effroi qu'il fallait conjurer à toute force. On s'en souvient, les psychologues, les éducateurs, les criminologues, les responsables d'association, tous ont multiplié les interventions publiques pour insister sur les dangers que couraient nos enfants, et les parents ont commencé à rechigner à l'idée de laisser leurs gamins jouer dans les rues ou aller seuls à l'école, tandis qu'en classe, institutrices et instituteurs rivalisaient d'ingéniosité pour mettre en garde les élèves sans blesser leur sensibilité. Aux yeux de certains, chaque adulte, chaque homme en particulier, était un abuseur potentiel. Et très vite, la suspicion s'était étendue à l'attitude des pères vis-à-vis de leurs propres enfants.
Pour ma part, cependant, jamais je n'aurais imaginé que la folie ambiante puisse un jour me concerner personnellement. Victoire et moi, nous vivions en effet dans un milieu plutôt critique à l'égard de ces discours où le fantasme l'emportait sur la raison. Nous n'avions pas participé à la Marche blanche, que nous avions cependant suivie à la télévision, chacun de son côté : Victoire 1 chez ses parents, om elle était allée passer quelques jours avec Sophie encore au couffin, et moi dans notre maison. Le soir, nous en avions parlé au téléphone, partagés entre une sincère empathie et la crainte diffuse que ce mouvement ne prélude au retour d'un ordre moral que nous jugions l'un et l'autre archaïque et malsain. Quant à la question de l'inceste, je ne m'en étais tout bonnement jamais préoccupé. Le tabou qui s'y attache était et demeure pour moi une chose qui va de soi, et les enfants ne sont pas des objets sexuels, point à la ligne. On allait me prouver à coups de poings que j'aurais mieux fait de réfléchir davantage.
Marcello Sereno, Comment priver un enfant de son père, Un dysfonctionnement ordinaire de la Justice, Editions Jeunesse et droit, Liège, Paris, 2009, pp. 49-50.
Compte rendu de Comment prouver un enfant de son père par Jean-Marie Klinkenberg
- 1. Nom d'emprunt donné par Marcello Sereno - lui-même nom d'emprunt - à son ex-épouse qui est à l'origine des accusations de pédophilie qui l'amèneront à la condamnation par la Justice à la suite de ce qu'il pense être comme beaucoup et comme cette revue un grave - et pourtant "ordinaire" - dysfonctionnement de la Justice.