Destin d'une femme
Jean-Pierre Dumont dont nous avons publié il y a quelques années l'histoire du sonneur de Bethléem tué par l'armée israélienne Li p'tit soneû d'clokes (p.73 dans ce livre), rassemble une série de récits parfois courts, parfois plus longs dans Contes dim'pays èt d'co pus lon, aux éditons Li Cwèrneû, 4040 Herstal.
Le plus étonnant de ceux-ci est le récit intitulé Nanète (pp. 95-131). Il conte l'histoire d'une femme. C'est évidemment l'histoire d'une femme racontée par un homme, mais de bout en bout du point de vue de l'héroïne elle-même.
Fille de fermiers, Nanète est lancée dans les années 60 dans la société de consommation. Un peu naïve sur les choses de la vie, elle entreprend et réussit de brillantes études de secrétaire.
Emue par un châtelain voisin, elle connaît une première fois l'amour sans plaisir ni tendresse. Puis elle rencontre un jeune fermier qui l'aime, qui lui fait des tas d'enfants. C'est un mariage plus ou moins arrangé où Nanète est aimée mais où sans doute elle n'aime pas au sens de la flamme qui réunit de vrais amants. Son mari lui fera cinq enfants.
Nanète trompe un jour son mari avec un jeune technicien qui lui donne du plaisir, mais sans que l'amour n'existe ou puisse durer, car son mari et l'époque, la situation ne l'accepteraient pas. Le curé les rabiboche en conseillant à la belle-mère du mari de quitter la ferme familiale qu'elle possède toujours et en énonçant la loi du bon sens « Mariage demande ménage ». Avec le départ de sa belle-mère qui va même se remarier, Nanète devient maîtresse chez elle. C'est alors que son mari subit un grave accident de travail. Il lui survit. Le couple a encore un jeune garçon, puis le mari meurt laissant une veuve qui va perdre, du fait de la mort de son mari, la ferme réclamée par un propriétaire terrien avide et sans aucun sens social.
C'est seulement alors que Nanète va rencontrer le véritable amour, joignant le plaisir et la tendresse (à supposer que ces deux choses soient différentes).
Erotisme et romantisme au coeur du terre-à-terre
Même si on n'est pas trop habitué à lire le wallon, ce récit se lit aisément. Il faut se défaire de l'idée que la langue wallonne est faite pour le passé et le ton geignard. On en parfois l'impression ici, mais c'est à tort. Même si la classe paysanne est une classe en déclin (c'est-à-dire dont les membres diminuent), elle pénètre la modernité comme nous tous. Les tensions entre le jeune couple et la belle-mère sont typiques de cette question de la cohabitation qui a longtemps pesé sur bien des jeunes ménages d'agriculteurs, à la fois dépendants et peu servis en matière de vraie intimité.
L'érotisme de Jean-Pierre Dumont est pudique, d'une pudeur qui se moque de la pudeur et appelle un chat un chat. Devant la maladresse de son mari durant le voyage de noces, et encore après, Nanète pense à son aventure avec le châtelain et compare : « marcèl immève-t-i trop' si feume. Ô ! il esteût vigreûs ! Mins a hipe aveû-t-i s' feume divins sès brès', divant minme qui... patatra ! Li wapeûr aveut fè potchî l'covieke. » (p.112). Ou lorsqu'elle rencontre pour la première fois le plaisir dans, quand elle rencontre un homme soucieux de celui de sa partenaire, elle crie de joie, « jamais « èle n'aveût avou ossi bon ! », puis, dit l'auteur, « èle si rinda. » (p.119).
Mais elle ne trouvera le bonheur qu'à 50 ans.
On rentre ainsi dans la vie la plus terre-à-terre (c'est peut-être le cas de le dire) de la vie d'une ferme, de la vie tout court. Par exemple, cette vie avec un fermier qui n'est pas toujours propre, qui se néglige, don,t le travail est si dur que le sommeil l'écrase : » Come il ovréve fwért deûr, il èsteût todi sonk-èt êwe èt tapéve a(u)tou d'lu ine odeûr di souweûr. E lèt, a fîyes, èle li wêtîve ronfler èt, pidjote a midjote, èle li vèyéve come in-inètrindjîr. » (p.116).
Il y a quelque chose de naturaliste dans l'écriture de Jean-Pierre Dumont. On a le sentiment d'un récit qui « tient », dont on pourrait faire un film, tellement le scénario en est à la fois simple mais détaillé. On n'est pas en désaccord avec le préfacier, Albert-Paul Depas qui, s'adressant directement à lui, lui dit : »On vit le récit comme ceux de Flaubert et Zola. Malgré le romantisme qui de son aile effleure ton texte, je te crois réaliste, racontant la vie de tous les jours et de chacun. »
Il y a bien d'autres récits intéressants comme Mignolèt, le périple d'un mendiant, Isztimér, une famille souabe qui regagne son village après la chute du communisme, Szentkut, la description d'un pèlerinage en Hongrie etc. Nous avons déjà parlé de l'incursion de Jean-Pierre Dumont en Palestine. Voilà un livre qui honore notre langue et notre littérature et qui est criant de modernité dans une langue déjà ancienne, mais qui, en dépit de tout se renouvelle et est toujours à même de dire le monde, la vie, l'amour, la mort.