Grèves générales en Wallonie

20 August, 2010

La grève générale en Belgique (et en Wallonie) est liée à une vraie spécificité de cet espace politique. Entre 1886 et 1961 éclatèrent huit grèves générales en Belgique Cela s'explique par les fortes concentrations ouvrières à Gand, Anvers et, principalement, en Wallonie, à Charleroi et Liège, mais aussi dans d'autres endroits du sillon industriel comme le Centre et le Borinage. Le 4 mai 1869 Marx écrit à Engels « que dans plusieurs grands Etats militaires de l'Europe continentale, les grèves ont commencé avec la fin de la guerre de sécession » 1 Et d'autres auteurs estiment que la Belgique est plus que probablement le premier pays à avoir connu une grève générale 2 En effet la grève générale de 1893 en faveur du suffrage universel fut un succès (12 avril-18 avril 1893 avec notamment le grave incident de l'avenue de Jemappes à la frontière de Jemappes et Mons qui fit sept morts. Marcel Liebman cite César de Paepe qui, en 1890 encore, écrivait que la grève générale qui a semblé être une utopie sera possible en Belgique 3

Carl Strikwerda écrit que cette gève générale fut la première grève générale en Europe : « En 1893, les socialistes menèrent une grève générale qui fut la première grève générale en Europe... « 4

Mythe ou réalité?

Les Chartistes en Angleterre considéraient que la grève générale était le moyen d'arracher à la bourgeoisiele suffrage universel et une voie vers le socialisme. La Première Internationale déclara que la grève générale populaire était un moyen de lutte contre la guerre. Le Congrès pour la Paix de l'Alliance des bakouninistes estimait que la grève générale était la principale arme du prolétariat à l'instar du syndicalisme français d'action directe. Mais au-delà de ces déclarations de principe, Paul Frölich estime que, à la même époque, il y avait des grèves générales bien réelles en Belgique et par exemple celle de 1893 qui réussit et ouvrit la porte du Parlement à des représentants de la classe ouvrière 5 . Cette grève générale victorieuse on la doit aux Socialistes belges, estime Carl Strikwerda, ces socialistes qui « sont l'un des mouvements socialistes ayant le mieux réussi au monde » [l'ancienne version était « le mouvement socialiste le plus fructueux dans le monde » traduction corrigée ce 10 septembre 2013 suite à la lecture de Philippe Raxhon La Grève de l'hiver 1960-1961 : sujet d'histoire ou objet de mémoire? p. 19-27, p.25 dans Bernard Francq, Luc Courtois, Pierre Tilly (directeurs) Mémoire de la grande Grève de l'hiver 1960-1961 en Belgique, Le Cri, Bruxelles, 2012.] 6 Cette grève générale fut selon lui la première grève générale en Europe. Il veut probablement dire la première grève générale à l'échelle d'un pays , même s'il s'agit d'un pays à la superficie réduite dont on doit ajouter cependant qu'il était la deuxième puissance industrielle au monde proportionnellement à sa superficie et sa population.

Karl Marx était très sévère à propos de la répression des grèves en Belgique : « Il n'existe qu'un seul petit pays du monde civilisé où les forces armées sont là pour massacrer les ouvriers en grève, où toute grève est saisie avec avidité et malignité comme prétexte pour massacrer officiellement les ouvriers. Ce petit pays unique et béni, c'est la Belgique, l'Etat modèle du constitutionnalisme continental, le confortable paradis et la chasse gardée des propriétaires fonciers, des capitalistes et des curés. Comme la terre fait sa révolution annuelle, ainsi est-on assuré que le gouvernement belge effectue son massacre annuel d'ouvriers. La tuerie de cette année [4mai 1869] ne se distingue de celle de l'an passé que par le nombre plus effroyable encore de victimes de la boucherie, par de plus sauvages exactions de la soldatesque, par ailleurs ridicule, ainsi que par l'allégresse tapageuse de la presse, de la prétraille et des capitalistes, et par l'inanité du prétexte qui a fait sévir les bouchers de l'Etat officiel. 7

Quelle sorte de grève générale ?

Gerhart Niemeyer a distingué cinq types de grèves générales tels qu'on peut les repérer dans les Congrès de la IIe Internationale : la grève générale pour obtenir des changements constitutionnels, la grève anarcho-syndicaliste menée contre l'ordre établi en vue de l'annihiler ; la grève générale comme préparation à la révolution ; la grève générale d'un jour à l'occasion du 1er mai ; la grève générale contre une guerre internationale... 8 Il a ensuite réduit ces cinq types à trois : « (1) l'action d'une classe en ascension pour tracer sa voie vers le pouvoir politique et l'influence ; (2) le rejet radical de la société existante et la rupture en vue d'une vie nouvelle ; et (3) la mobilisation d'une force supranationale capable de mettre fin aux maux de la société conteporaine sans cependant de révolution totale » 9 Gerhart Niemeyer considère la grève générale belge de 1893 comme une victoire, mais estime que la grève générale en Hollande a tourné à la catastrophe avec des conséquences désastreuses, que celle de Suède n'a pas atteint les résultats espérés , qu'en Italie elle a été politiquement sans effet (mais non pas socialement) et qu'en Russie la grève générale a baissé la cote que l'on pouvait donner à la grève générale comme pouvant convenir en tant qu'action révolutionnaire décisive. » 10 On peut penser que la grève générale belge de 1893 correspond au type (1), que la Jacquerie wallonne de 1886 correspond au type (2) et qu'elle préfigure à certains égards la grève renardiste ?

Engels, le disciple de Marx n'était absolument pas en faveur de la grève générale. Il écrit à son ami Léo Frankel le 24 avril 1891 qu'il espère que le deuxième Congrès de la IIe Internationale « éclairera beaucoup de monde, s'il a lieu, car il se trouve sérieusement compromis par les thèses absurdes des Belges sur la grève générale » 11

Tableau des grèves en Belgique (1893-1961)

Carl Strikwerda écrit pour commenter ce tableau : « Je crois que les grèves belges jusqu'aux années 60 ont été d'une force singulière. Elles furent, au moins partiellement des grèves politiques qui furent assez différentes de celles de France et d'Italie. Par la forme qu'elles ont prises les grèves belges ressemblèrent à des grèves générales : massives, pas très longues et relativement rares. Cette forme singulière de la grève dura jusqu'aux années 60 à partir desquelles un système de négociations plus apaisé les remplaça. » 12

[Ce tableau n'inclut bien sûr pas la Jacquerie wallonne de 1886]

Tableau

13

Date Revendications Industrie(s) Grévistes Total de l'année Durée Localisation Nombre (estimation) de journées de travail perdues
1893 Suffrage universel Grève générale de 1893 200,000 ? 7 jours Partout 1,200,000
1897 Modification du règlement de travail Mineurs 18,945 35,948 24 jours Hainaut et Liège 450.000
1899 Augmentation des salaires Charbon 12,842 57, 931 43 jours Hainaut, Liège, 450,000
1901 Arrêt des baisses de salaires Dockers 15,000 43, 814 19 jours Anvers 285,000
1902 Mettre fin au vote plural Grève générale de 1902 250,000 260,000 7 jours Partout + 1,500.000
1905 Augmentation des salaires Mineurs 51,789 75, 672 47 jours Hainaut Liège 3,500,000
1910 Augmentation des salaires Mineurs 13, 700 26, 289 35 jours Hainaut, Liège 480,000
1911 Modification du règlement de travail Mineurs 23,000 55,316 + 30 jours Liège +800,000
1912 Augmentation des salaires Mineurs 25,800 61,654 + 30 days Hainaut + 800,000
1913 Fin du vote plural Grève générale de 1913 375,000 391,000 10 jours Partout + 3,500,000
1920 Hausse des salaires et solidarité Mineurs et métallos 66,500 289,190 +/- 10 jours Namur & Liège 6,650,000
1923 Augmentation de salaires Mineurs et métallos 44,477 104,980 +/-18 jours Hainaut & Liège 1,890,000
1925 Augmentation de salaires Metallos 58,104 81,422 +/-35 days Namur & Liège 2,000,000
1932 Augmentations de salaires et négociations collectives

Mineurs et

Grève générale de 1932

de 140,000 à 166,000 de 160,000 à 190,000 30 jours Hainaut puis partout 4,100,000
1936 Salaires, reconnaissance des syndicats et les 40 heures/semaine

Dockers, mineurs,

Grève générale de 1936

520,000 560.000 20-30 jours Anvers, Hainaut puis partout 11,300,000
1950 Question royale Grève générale contre le retour de Léopold III 500,000 650,000 6 jours Partout 3,000,000
1957 Arrêt des restrictions de salaires Métallos 183,000 339,055 9-12 jours Partout 2,350,000
1957 ? Construction 72.000 339,055 +/- 10 jours Partout 795,000
1959 Grève de protestation contre les fermetures de mines Mineurs et puis grève générale

76,176

140,000

123,473 Hainaut, Liège

514,000 (Hainaut),

1,050, 000 (Liège)

1960-1961 Grève contre la Loi unique Grève générale de l'hiver 1960-1961 340,000 360,000 34 jours Partout 5,150,000

Résultats politiques et sociaux des grèves générales

Quelques grèves générales ont échoué : il n’ y eut pas résultats immédiats à des mouvements comme ceux de la jacquerie wallonne de 1886, des grèves générales de 1902 et 1913 qui demandaient la fin du vote plural (lié au contexte de l’obtention du Suffrage universel en 1893) et un véritable suffrage universel « un homme une voix ». Au contraire, la grève générale de 1950 contraignit Léopold III à abdiquer. La grève générale de 1960-1961, pour ce qui est de sa revendication première (le retrait de la Loi unique), échoua mais fut au départ d’un puissant mouvement régionaliste et du renardisme.

Nous sommes sans doute sortis de ce monde-là, mais l'espérance d'une grève générale a encore vécu longtemps en Wallonie chez certains militants, au moins jusqu'à la fin des années 1980 sinon même la moitié des années 90. Des mouvements plus sporadiques ont agité la Wallonie dans les années 80 (le Borinage en 1982 par exemple, même s'il avait été condamné par La décision politique en Belgique de 1965 (considérant le Borinage comme mort politiquement et idéologiquement)). Par certains aspects les grèves enseignantes en 1990 et surtout en 1995-1996 (notamment lors du chahut du 1er mai 1996), ont fait songer au passé des grandes grèves.

Et maintenant?

Même si c'est en des périodes très différentes qu'elles se sont déroulées, il reste quelque chose de la grève de 1893 dans celle de 1961. Comme il demeurait quelque chose des jacqueries paysannes dans le soulèvement de 1886.

Les opprimés trouveront les formes à donner aux insurrections de demain qui auront, avec celles que nous avons vécues dans une Wallonie née de la grève, les mêmes liens que les révolutionnaires républicains faisaient avec les Cités antiques ou que les révolutionnaires allemands établissaient entre la classe ouvrière du 19e siècle-début du 20e siècle et Spartacus avec ses esclaves crucifiés. Claude Nicolet appelle la Révolution française le second Golgotha de l'histoire humaine 14.

Ce qui n'est pas révolution s'appelle Mort, l'Eternel s'appelle Révolution 15

La vie aura le dernier mot.

  1. 1. « In some great military states of ontinental Europe, the era of strikes may be dated from the end of American Civil War » Marx and Engels on the Trade Unions. Edited with an introduction and notes, by Kenneth Lapides, Originally published, Praeger, New York, 1987, p. 69 ISBN 0-7178-0676-6
  2. 2. Serge Deruette, L'organisation ouvrière en Belgique, in Critique politique, n° 6, Septembre 1980, pp. 67-85 qui cite les Cahiers marxistes, n° 2, juin 1969, p. 47 : « C'est en Belgique que se produisirent les premières grèves de masses avec des buts politiques.
  3. 3. César de paepe, Le suffrage universel et a capacité de la classe ouvrière, Gand, 1890, p. 83, cité par Marcel Liebman Les socialistes belges (1885-1914)Editions Vie Ouvrière, Bruxelles, 1979, p. 83.
  4. 4. « In 1893 they [the Socialists] led a general strike of more than 200,000 strikers - the first general strike in Europe ... » in A house divided: Catholics, Socialists, and Flemish nationalists in nineteenth-century Belgium'', Rowman & Littlefield, Laham, Oxford, 1997, p. 109.
  5. 5. Paul Frölich Rosa Luxemburg, ideas in action, Pluto Press, London, 1994 (last translation in 1972, first published in Paris, 1939), p.139.
  6. 6. « one of the most successful Socialists movements in the world » in Carl Strikwerda, A house divided: Catholics, Socialists, and Flemish nationalists in nineteenth-century Belgium, p. 109.
  7. 7. Karl Marx, Friedrich Engels, La Belgique Etat constitutionnel modèle, Le fil du temps, Paris, sd, pp. 285-286.
  8. 8. Gerhart Niemeyer, The Second Internantional, in (editor) Milorad Drachkovitch, The revolutionnary internationals, 1864-1943, Stanford University Press, 1966, pp. 95 et suivantes.
  9. 9. « (1) the action of a newly rising social group in making its way to politcal power and a position of influence; (2) the total rejection of the existing society and the breakthrough to a new life; and (3) the gestation and mobilization of a new suprantaional force capable of arresting the evils of the contemporary society without total revolution » in Gerhart Niemeyer, The Second Internantional, p.100.
  10. 10. Gerhart Niemeyer, The Second Internantional, p.100.
  11. 11. Karl Marx, Friedrich Engels, op. cit., p. 326.
  12. 12. « I believe that Belgian strikes until the 1960's took an almost unique force. They were, at least partially, political strikes which were, however, rather unlike those of France and Italy. In their form Belgian strikes most ressembled general strikes: very large, moderately long, and relatively infrequent.This distinctive strike form lasted only until the 1960's, when a peaceful labor relations system replaced it. » Carl Strikverda General Strikes and social Change in Belgium, University of Michigan, April 1980, p. 1.
  13. 13. Carl Strikverda General Strikes and social Change in Belgium, University of Michigan, April 1980, Appendix 1.
  14. 14. Claude Nicolet, L'idée républicaine en France, Gallimard, Paris, 1994, pp. 47-48.
  15. 15. Charles Plisnier, Le sel de la terre in Oeuvres poétiques complètes, Labor, Bruxelles, 1979, p.391.