La grève générale de l'hiver 1960-1961

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28 November, 2010

Grève de 60-61

André Renard à La Louvière le 9 janvier 1910 (Photos de la collection AMSAB)

La grève générale de l'hiver 1960-1961 est la plus importante grève du 20e siècle en Belgique et est d'ailleurs appelée pour cette raison « la grève du siècle » 1 Son facteur déclenchant, c'est la politique d'austérité décidée par le Gouvernement Eyskens qui consistait en une série de mesures désignées par ces deux mots Loi Unique. La grève démarre le 20 décembre 1960, quelques jours après le mariage entre Baudouin Ier et Fabiola. Elle est particulièrement dure en Wallonie.

Contexte historique

Cette grève clôt une décennie d'agitations sociales qui commencent avec la grève générale contre le retour du roi Léopold III en 1950, se prolonge avec la guerre scolaire de 1954 à 1958 puis la poursuite du déclin industriel wallon qui commence à la fin de la Deuxième guerre mondiale. La colère du monde du travail va s'étendre à toutes les régions du pays, y compris la Flandre, et spécialement la région de Gand et celle d'Anvers : « Le mouvement prit là l'allure d'une grève générale, mais avec le soutien d'une minorité en Flandre (...) Après la grève, des comparaisons furent faites en Wallonie "entre le remarquable succès de la grève générale" dans cette région et "son échec relatif en Flandre". Des courants du mouvement ouvrier en Wallonie en tirèrent la conclusion que son activité serait condamnée à des années de stagnation s'il demeurait lié au concept d'une Belgique unitaire. » 2

Les mineurs, les métallos, les fonctionnaires deviennent le fer de lance du mouvement. Face à la coalition gouvernementale catholique-libérale de Gaston Eyskens, les socialistes fédèrent le parti, le syndicat et les mutuelles dans l' Action Commune Socialiste. Le syndicat des services publics (la CGSP), des fonctionnaires et celui des métallos sont les plus violents. Philipp Mosley parle même d'une longue période qui commence avec le film Misère au Borinage, la grève très dure de 1932 dont parle ce film et écrit : « Les choses se mirent à empirer en 1956 avec la catastrophe de Marcinelle, dans les victimes de laquelle on compta de nombreux travailleurs immigrés, et ensuite avec la mise en place du plan de fermeture des mines de charbon. Dans des scènes qui rappellent le film de Storck sur le Borinage sorti en 1933, l'agitation sociale dans la région de Mons connut son moment d'escalade avec la grève générale de 1960-1961. » 3

André Renard leader d'une grève wallonne

Déjà, le 17 novembre 1960, - donc avant le déclenchement de la grève -, André Renard, Secrétaire-Général adjoint de la FGTB, déclare devant des militants syndicaux réunis à Charleroi : « On nous a fait croire à la percée socialiste en Flandre. Il suffit de voir les chiffres. Pour moi, le combat reste entier, mais je choisis le meilleur terrain et les meilleures armes. Pour le moment, le meilleur terrain et les meilleures armes sont en Wallonie, la meilleure route passe par la défense des intérêts wallons. Je suis en même temps socialiste et wallon et j'épouse les thèses wallonnes parce qu'elles sont socialistes.» 4

Manifestation d'ouvriers wallons à Bruxelles

Violence et tension pré-révolutionnaire en Wallonie

Dans leur Political history of Belgium from 1830 (Histoire politique de la Belgique depuis 1830), Els Witte, Jan Craeybeckx, Alain Meynen, donnent la mesure de cette violence en quelques lignes qui impressionnent:« Le syndicat du service public, l'ACOD [NDA : l'Algemene Centrale der Openbare Diensten) : en français CGSP, Centrale Générale des Services Publics], lança la grève dans les services publics le 20 décembre 1960 et entraîna immédiatement dans l'action des dizaines de milliers de travailleurs du secteur privé. Ce qui plongea le pays dans une crise qui dura cinq semaines complètes. Quelque 700.000 grévistes affrontèrent le gouvernement et beaucoup d'entre eux descendirent dans la rue pour participer à des manifestations de masse répétées quasi quotidiennement. On en compta plus de 300 en cette période troublée. Les services publics les plus importantes furent complètement paralysés jusqu'à la fin durant des semaines et certains groupes de grévistes se transformèrent en comités de grèves semi-autonomes qui tentèrent d'organiser la vie sociale de leurs camarades. Il y eut des signes d'une tension pré-révolutionnaire en Wallonie. Les maïeurs socialistes se déclarèrent solidaires des grévistes et refusèrent d'obéir aux ordres du gouvernement. A travers la région industrielle du Borinage, des barricades barraient l'accès à maintes localités. Le gouvernement recourut à la violence pure et simple et à l'action psychologique pour rétablir l'ordre. De puissantes autorités morales, comme le Cardinal Joseph-Ernest Van Roey, condamnèrent la grève et la jugèrent même criminelle. D'une certaine façon, cela légitima la menace d'user de la violence contre les grévistes. Depuis le début, la répression violente de la grève faisait partie des scénarios envisagés par le gouvernement. Plus de 18.000 gendarmes furent mobilisés pour démanteler les piquets de grève et prendre le contrôle des endroits stratégiques. L'armée vint renforcer la gendarmerie. Il y eut jusqu'à 15.000 soldats pour monter la garde devant les bâtiments industriels, les ponts et les tunnels, les gares et les bureaux de poste. Les grévistes ripostèrent à la violence grandissante des forces de l'ordre. En Wallonie, les militaires durent se frayer un passage à travers les clous à trois têtes semés sur les routes, les arbres renversés, les blocs de béton, les voitures retournées et les grues renversées. Les rues furent dépavées.Liège vécut le pire des affrontements le 6 janvier 1961. En tout, 75 personnes furent blessées pendant les six heures que durèrent les combats de rue. Deux grévistes blessés décédèrent peu de jours après. Le week-end suivant les actes de sabotage augmentèrent dans la province de Liège et la province de Hainaut. On fit dérailler un train et il y eut des attaques contre les ponts et les lignes à haute tension. Quelque 3.000 soldats belges furent retirés d'Allemagne pour protéger les lignes de chemin de fer et les installations électriques importantes. Le 9 janvier, les forces de l'ordre commencèrent à arrêter les grévistes en place dans les piquets de grève en vue de prévenir toute tentative de révolte. Quelque 2000 grévistes furent appréhendés et la moitié environ furent condamnés à un mois de prison ou plus.»

18.000 gendarmes

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Les auteurs de Political History of Belgium: From 1830 Onwards soulignent aussi les différences entre la Flandre et la Wallonie : « La grève mit en évidence les approches différentes du monde du travail en Flandre et en Wallonie. Au sud de la frontière linguistique, la grève s'étendit rapidement à tous les secteurs de la vie sociale et les métallos de Liège l'utilisèrent pour pousser en avant le programme des réformes de structure db u syndicat socialiste FGTB. Les ouvriers wallons étaient aussi menacés par le déclin de l'industrie wallonne. Ils exigèrent des réformes radicales et demandèrent que les holdings soient écartés de la décision en matière économique. 6

Enfin, à Saint-Servais, non loin de Namur, les mandataires socialistes de la Wallonie tiennent une assemblée sans les socialistes flamands qui vote une résolution sans précédent dans l'histoire politique belge. Cette résolution soulignait que « la politique du gouvernement aggrave et accélère la dégradation de la situation économique en Wallonie » et déclarait que « si cette politique ne se modifie pas, le peuple wallon n'aura d'autre alternative que de choisir lui-même les moyens de son expansion sur le plan économique et social » 7

Analyses politiques et sociologiques de la grève

Après la grève, André Renard écrivit que ce mouvement avait été une grève sorélienne (du nom de Georges Sorel, l'un des penseurs français de la grève générale comme moyen de lutte de la classe ouvrière) 8 Il mourut quelques mois plus tard (en juillet 1962). Mais il donna son nom au « renardisme » qui fut aussi, au départ, tant idéologiquement que pragmatiquement, le programme de la plus grande partie du mouvement wallon.

Socialisme ou barbarie

Sous le pseudonyme de Paul Cardan, Cornelius Castoriadis publie dans la revue Socialisme ou Barbarie, plusieurs articles sous les titres La signification des grèves belges (numéro 32, 1961), Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne (numéro 31, 1960-1961), et Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne (suite) (numéro 32, 1961) 9 Ces articles ont été traduits en anglais par Maurice Brinton en 1965 sous le titre Modern Capitalism and Revolution (édité par Solidarity London). Cornelius Castoriadis écrivit une préface à la seconde édition de 1974 où il explique, spécialement en regard de la grève de 1960-1961 : « Chaque crise particulière peut apparaître comme un "accident". Mais dans la société contemporaine l'existence de tels accidents et leur récurrence périodique (si pas leur répétition régulière), sont absolument inévitables. La crise, ce peut être une récession prolongée anormalement. Cela peut être tel épisode d'une guerre coloniale. Cela peut être les Noirs américains refusant de se soumettre encore plus longtemps à la discrimination raciale. Cela peut être un scandale majeur éclaboussant telle ou telle grande institution respectable. Cela peut être le fait que l'on découvre, du jour au lendemain, que les mines belges ne sont plus rentables, et que les dirigeants du pays décident simplement de rayer le Borinage et ses centaines de milliers d'habitants de la carte économique. 10 Cela peut être le gouvernement belge qui pour rationaliser les finances publiques, provoque une grève générale d'un million de travailleurs qui dure un mois. » 11

Ernest Mandel a publié aussi une étude sur cette grève dans dans Les Temps modernes 12 où il tente d'expliquer les différences survenues entre la Wallonie et la Flandre.

Conséquences politiques

En 1960, le mouvement wallon devint un mouvement de masse sous la direction de l'aile wallonne de la FGTB. A travers la fondation du Mouvement populaire wallon durant la Grande grève de l'hiver 1960-1961, la classe ouvrière wallonne revendiqua tant le fédéralisme que les réformes de structures 13 Cette grève est à l'origine du renardisme qui allie syndicalisme politique et militance wallonne.

Parlement wallon

Engagé à la FGTB, André Cools participa à la Grève du siècle. Quand fut fondé le Mouvement populaire wallon, Cools le rallia. En 1963, il refusa de voter les lois sur le maintien de l'ordre (qui limitaient de fait le droit de grève). Il devint le vice-Premier ministre dans le gouvernement de Gaston Eyskens en 1968-1971. Lui et Guy Spitaels, selon David Wilsford, jouèrent au début des années 1980 un rôle décisif dans la transformation des structures unitaires de l'Etat belge en un système fédéral. Le changement fut largement terminé en 1989 et formalisé en 1993. » 14

Conséquences culturelles

Henri Pousseur (1929-2009), par exemple fut lié de très près aux luttes sociales à Liège durant les années 60 « Les Trois visages de Liège pleins de provoquants collages sonores (évoque) non seulement des instants sonores de la Cité ardente, mais aussi les grèves sauvages et la violence qui s'ensuit, les protestations contre des nouvelles lois qui furent votées etc. » 15. Il y a le dramaturge Jean Louvet dont l'œuvre est pleine de la fameuse grève de l'hiver, par exemple Le train du Bon Dieu. On doit citer aussi les frères Dardenne avec, par exemple, Lorsque le bateau de Léon M. descendit la Meuse pour la première fois Thierry Michel et Hiver 60, Chronique des saisons d'acier ...

Les frère Dardenne et Arta Dobroshi

Louvet est une des personnalités importantes qui signe le Manifeste pour la culture wallonne. 16 « Bien que la dimension culturelle soit déjà présente dans le renardisme, c'est avec le Manifeste pour la culture wallonne que la culture devint une priorité dans le mouvement wallon. A l'inverse, certains défenseurs de la Communauté française de Belgique ont soutenu l'idée d'une fusion entre la Région wallonne et la Communauté française. C'est l'idée de la "Nation francophone" défendue alors par le président du PRL, Jean Gol, et d'autres qui repochèrent aux régionalistes de se "replier" sur une identité wallonne. Récemment un régionalisme bruxellois est apparu, en particulier à travers l'association Manifesto qui défend l'idée d'un développement des politiques culturelles et scolaires adapté à la Région bruxelloise. Les régionalistes wallons et bruxellois privilégient un système basé sur trois Régions avec des niveaux égaux de compétences et d'autonomie. Le mouvement flamand a, lui, toujours préféré un système composé de deux entités, la Flandre et la Wallonie, en vue de la cogestion de la Région bruxelloise. »17

  1. 1. Belgium, Strike of the Century, 1960-1961.
  2. 2. « The movement quickly turned into a general strike in the region but only a minority support in Flanders (...) After the strike, comparisons were drawn in Wallonia "between the remarkable success of the general strike" there and its "relative failure in Flanders". Some elements in the Walloon labour movement conclude that its activities would be condemned to years of stagnation if it remanded tied to the concept of a unitary Belgium. » in John Carney, Ray Hudson, Jim Lewis, Regions in crisis: new perspectives in European regional theory, Croom Helm, London, 1980 p.43.
  3. 3. « Matters worsened in 1956 with the Marcinelle|Marcinelle disaster, whose victims included many immigrants, and then with release of initial closure plans for Walloon mines. In scene reminiscent of Storck's Borinage film of 1933, social unrest in the area near Mons escalated into general strike of 1960 and 1961. » in Philip Mosley Split Screen: Belgian Cinema and cultural Identity, Suny Press, New-York, 2001,p. 81.
  4. 4. Robert Moreau, Combat syndical et conscience wallonne, Charleroi, Liège, Bruxelles, 1984, p. 119.
  5. 5. «The socialist public sector union ACOD (Algemene Centrale der Openbare Diensten) [in French CGSP, Centrale Générale des Services Publics] started off with a strike of government personnel on 20 December 1960 and immediately drew tens of thousands of Walloon private sector into the action. It plunged the country into crisis for a full five weeks. Some 700,000 strikers opposed the government and many spilled out onto the streets for mass demonstrations on an almost daily basis. Over 300 demonstrations marked the tumultuous times. The most important public institutions were completely paralysed for weeks on end and some strikers' unit turned into semi-autonomous strike committees that tried to organise the social life of their backers. There were signs of pre-revolutionnary tension in Wallonia. Walloon socialist mayors professed solidarity with the strikers and refused to execute the orders of the central government. Barricades throughout the Borinage Walloon industrial belt isolated many places. The government used sheer violence and ideology to turn the situation around. Powerful moral voices, like Cardinal Van Roey, condemned the strike movement and even called it criminal. In a sense, it legitimised the threat to use violence against the strikers. From the start, violent repression had been part of the government scenario. Over 18,000 state policemen had been mobilised to dismantle the strike pickets and guard key areas. The army reinforced the state police forces. Up to 15,000 troops guarded industrial buildings, bridges and tunnels, train stations and post offices. The strikers matched the increase of violence of the security forces. In Wallonia, army troops had to wade through caltrops, trees, concrete blocks, car and crane wrecks to advance. Streets were dug up. Liège saw the worst fighting on 6 january 1961. In all, 75 people were injured during seven hours of street battles. Two injured strikers died a few days later. The following weekend sabotage increased in the provinces of Liège and Hainaut. A train was derailed and there were attacks on bridges and high-voltage lines. Some 3,000 Belgian troops were brought in from Germany to protect rail and electricity infrastructure. On 9 january, the security forces started arresting strikers manning the pickets to prevent any attempt of revolt. Some 2,000 strickers were arrested and about half were sentenced to one month or more in prison.» in Els Witte,Jan Craeybeckx,Alain Meynen, Political History of Belgium: From 1830 Onwards, Academic and Scentific Publishers, Brussels, 2009, p. 278.
  6. 6. The strike laid bare the different labour approaches of Flanders and Wallonia. South of the linguistic border, the strike quickly spread to all sectors of social life and the Liège steel workers used it to boost the structural reform programme of the socialist General Federation of Belgian Labour union. The Walloon workers were also threatened by the decline of Wallonia's industry, including the closure of coal mines. They wanted fundamental reform and demanded that the financial companies be stripped of economic decision-making powers.» in Political History of Belgium: From 1830 Onwards, ibidem, p. 278.
  7. 7. Time Friday, Jan. 13, 1961 There are no Belgians.
  8. 8. André Renard, À propos d'une synthèse applicable à deux Peuples et à trois Communautés, in Synthèses, novembre 1961.
  9. 9. Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne
  10. 10. Castoriadis désigne manifestement ici, par « Borinage », l'ensemble du sillon industriel wallon. Note de TOUDI.
  11. 11. Cornélius Castoriadis Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne translated in English by Maurice Brinton under the title Modern Capitalism and Revolution .
  12. 12. Les grèves belges: essai d'explication socio-économique
  13. 13. Chantal Kesteloot, Growth of the Walloon Movement, in Nationalism in Belgium, MacMillan, London, 1998, pp. 139-152, p. 150.
  14. 14. David Wilsford, Political leaders of contemporary Western Europe: a biographical dictionary, Greenwood Press, Westport, 1995, p. 75. [Il convient de souligner que cette réforme se poursuivit après n'est pas terminée aujourd'hui.]
  15. 15. Voyez Trois Visage de Liège
  16. 16. Manifeste pour la culture wallonne (1983)
  17. 17. An alphabetic guide to the Belgian community dispute.