Marxisme et sentiment national

République n°34, janvier-février 1996

La Liberté guidant le peuple


Sous prétexte que l'histoire est la lutte des classes et que les conflits idéologiques n'en sont que la superstructure, un certain marxisme nous détache de toutes les situations où le sort des classes n'est pas immédiatement engagé. La guerre de 1939, classée comme guerre impérialiste au moins jusqu'à l'intervention de l'URSS, n'intéressait pas ce genre de marxisme. L'histoire vraie devait recommencer pour eux le jour où la lutte sociale pourrait se manifester à nouveau. Le fascisme n'étant, après tout, qu'un parent pauvre du capitalisme, le marxiste n'avait pas à prendre parti dans cette querelle de famille, et le succès de l'un ou l'autre camp ne lui importait pas beaucoup. En période de crise, pensaient certains d'entre nous, le capitalisme ne peut plus se permettre d'être libéral, il devra partout se raidir et les mêmes nécessités qui ont amené à l'existence les fascismes étoufferont les libertés dans les prétendues démocraties. La guerre mondiale n'est qu'une apparence, et ce qui reste vrai sous cette apparence, c'est le sort commun des prolétaires de tous les pays et la solidarité profonde de tous les capitalismes à travers les contradictions internes du régime. Il ne saurait donc être question, pour les prolétariats nationaux, d'assumer en quoi que ce soit les événements où ils se trouvent mêlés, chaque prolétaire sous l'uniforme ne peut se sentir que prolétaire. Ainsi, certains d'entre nous, quand ils apprenaient quelque échec des Allemands, boudaient à leur propre plaisir et affectaient de ne pas se mêler à la satisfaction générale. Quand nous leur présentions la situation d'un pays occupé comme le type même des situations inhumaines, ils s'efforçaient de dissoudre ce phénomène dans le phénomène plus général de l'exploitation et de l'oppression capitaliste. Placés depuis toujours dans le secret de l'histoire, ils comprenaient la révolte patriotique mieux qu'elle ne se comprenait elle-même, ils lui donnaient l'absolution au nom de la lutte des classes. Et pourtant, quand la libération est venue, ils l'ont appelée par son nom, comme tout le monde.


Ils n'avaient pas besoin, pour le faire, de renoncer au marxisme. L'expérience de ces quatre années nous a, en effet, appris à mieux comprendre les relations concrètes de la lutte des classes et de l'idéologie. La lutte des classes n'est pas plus vraie que les conflits idéologiques, ils ne s'y réduisent pas comme l'apparence à la réalité. Marx l'enseigne lui-même, les idéologies, une fois constituées, ont leur poids propre comme le volant entraîne le moteur. Par suite, une analyse marxiste de l'hitlérisme ne peut pas consister à le classer sommairement comme "épisode du capitalisme". Elle met sans doute à nu la conjoncture économique sans laquelle il n'aurait pas existé, mais cette conjoncture est singulière, et, pour la définir entièrement, pour rejoindre l'histoire effective, il faut faire état de particularités locales, et non seulement de la fonction économique du nazisme, mais encore de sa fonction humaine. Le marxiste ne doit pas appliquer mécaniquement le schéma capital-travail, mais penser à nouveau chaque événement qui se présente pour déterminer chaque fois par où passe la ligne sinueuse de l'avenir prolétarien. Il n'est pas obligé de considérer l'oppression en pays occupé comme un phénomène de surface, au-dessus duquel la vérité de l'histoire devrait être cherchée. Il n'y a pas deux histoires, l'histoire vraie et l'histoire empirique. Il n'y en a qu'une, et tout ce qui arrive en fait partie, à condition qu'on sache le déchiffrer. L'occupation allemande, pour un marxiste en milieu français, n'était pas un accident de l'histoire, mais un événement de première grandeur. La victoire de l'Allemagne et celle des Anglo-Saxons ne sont pas équivalentes du point de vue de la lutte des classes, parce que les gouvernements anglo-saxons, si réactionnaires qu'ils soient et veuillent être, se trouveront freinés dans leur propre pays par leur idéologie libérale, et que la lutte sociale, à redevenir tout de suite manifeste, gagne en intérêt pour des hommes qui n'ont pas cent ans à vivre et qui en auraient passé cinquante peut-être sous l'oppression fasciste.

Le marxisme ne supprime pas les facteurs subjectifs de l'histoire au profit des facteurs objectifs, il noue les uns aux autres. L'idéologie nationale ne peut être une fois pour toutes qualifiée comme bourgeoise; il s'agit à chaque moment d'en apprécier la fonction dans la conjoncture historique, où elle peut tantôt être progressive et tantôt réactionnaire. Dans la France de 1940 et maintenant, le sentiment national (nous ne disons pas le chauvinisme) est révolutionnaire. Cela ne veut pas dire seulement qu'il s'oppose en fait aux intérêts immédiats du capitalisme français et que les marxistes peuvent l'utiliser au profit de leur lutte propre et par une pieuse ruse. Cela veut dire que la conjoncture historique libère la réalité nationale des hypothèques réactionnaires dont elle était grevée et autorise la conscience prolétarienne à l'intégrer. On répondra peut-être que, dans une politique marxiste, la nation ne doit jamais être une fin mais seulement un moyen, que le patriotisme marxiste ne saurait être qu'une tactique, et que, par exemple, l'épuration pour un marxiste sert à la révolution, tandis que pour un patriote, il s'agit au contraire d'intégrer le mouvement des masses à la nation. Mais ce langage même n'est pas marxiste. Le propre du marxisme est de ne pas distinguer la fin et les moyens, et il n'y a pas en principe de politique moins hypocrite et moins machiavélique. Il ne s'agit pas de surprendre la donne foi des patriotes et de les conduire là où ils ne veulent pas aller. Ce n'est pas le marxiste, c'est l'histoire qui transforme le sentiment national en volonté révolutionnaire. Il s'agit de faire voir aux patriotes - et les événements s'en chargent en même temps que les marxistes - que, dans un pays affaibli comme la France et passé, par le mouvement de l'histoire, au second rang des grandes puissances, une certaine indépendance politique et économique n'est possible que par un jeu de bascule plein de périls ou dans le cadre d'Etats-Unis socialistes qui n'ont aucune chance de se réaliser sans révolution. Etre marxiste, ce n'est pas renoncer aux différences, à être Français, Tourangeau ou Parisien, ce n'est pas renoncer à l'individu pour se confondre avec le prolétariat mondial. C'est bien rejoindre l'universel, mais sans quitter ce que nous sommes. Même dans une perspective marxiste, le prolétariat mondial, tant qu'il n'existe qu'objectivement et dans l'analyse de l'économiste, n'est pas un facteur révolutionnaire. Il le devient s'il se saisit comme prolétariat mondial, et cela n'arrivera que par la pesée concordante ou par la rencontre au même carrefour des prolétariats de fait, tels qu'ils existent dans les différents pays, non par un internationalisme ascétique où chacun d'eux perdrait ses plus fortes raisons d'être marxiste.

(Maurice Merleau-Ponty, Sens et Non-Sens, Paris, Nagel, 1966, pp 261-268)