Une "constitution" mauvaise pour Europe, France et Wallonie

Toudi mensuel n°68, avril-mai-juin 2005

Une constitution européenne ? Ce n’est ni une constitution ni une bonne chose pour l’Europe. Mais c’est un mauvais projet pour la Wallonie. et un tres mauvais projet pour la France

En grande pompe, les Chefs d’État et de Gouvernement des 25 États actuellement membres de l’Union Européenne se sont réunis en octobre dernier pour procéder à la signature du « projet de traité constitutionnel » issu des travaux successifs de la Convention pour l’avenir de l’Europe, de la Conférence Inter-Gouvernementale qui a suivi celle-ci, et du «Sommet Européen» qui a mis le point final au texte.

La cérémonie de signature a eu lieu à Rome, pour mieux tenter d’établir aux yeux du public que la construction communautaire avait commencé dans la même ville en 1957 (avec Paul-Henri SPAAK) alors qu’elle a débuté à Paris en 1951, avec Robert SCHUMAN et Jean MONNET. La différence n’est pas que symbolique : le traité de Paris était un traité fort, structurant au-dessus des maîtres de forges le destin du charbon et de l’acier, mais aussi un traité social : la Haute Autorité, ancêtre de la Commission Européenne actuelle, comportait un représentant des syndicats européens1.

Ces deux caractéristiques disparurent ou furent amollies par le traité de Rome déjà plus sensible aux sirènes du libéralisme mercantile. Silvio BERLUSCONI, qui n’est avare de rien sauf de rigueur, avait expressément écarté les spécialistes attitrés de la Radio Télévision Italienne (RAI) - puf ! des agents d’un service public ! - pour les remplacer par le metteur en scène Franco ZEFFIRELLI, connu pour un style cinématographique qui privilégie les ornements et les stars. Style approprié au « traité constitutionnel » qui, comme tout bon opéra, ne fait pas ce qu’il chante.

La secousse provoquée en France par l’intensité du choc qui a opposé les socialistes de progrès (de Laurent FABIUS à Henri EMMANUELLI) aux sociaux-démocrates arrangistes, groupés en l’occurrence sous la houlette maladroite de François HOLLANDE, lequel a choisi de placer son parti dans la mâchoire redoutable de Jacques CHIRAC, a donné au projet une notoriété appréciable, y compris dans une Belgique que l’on sait peu friande de débats doctrinaux. Heureusement, car comment analyser sérieusement, dans le cadre d’un article de revue, un texte qui comporte 448 articles, autant de raisons de s’y opposer ou peu s’en faut, et des annexes plus nombreuses encore (351 pages !), où l’on dit de surcroît souvent ce que le texte veut dire et plus fréquemment encore ce qu’il doit dire, mais que le public ne doit pas connaître maintenant, c’est-à-dire avant son adoption.

Une constitution qui n’en est pas une

On a longuement parlé du nouveau traité comme d’une «Constitution pour l’Europe». Cette appellation n’est pas seulement inexacte : elle est trompeuse. Une Constitution (contrairement à ce qui s’écrit beaucoup, le terme n’est nullement réservé à ce que les Allemands appellent les «lois fondamentales» des États)2 a pour fonction principale d’organiser les rapports des gouvernés et des gouvernants en définissant les droits des uns et des autres. Ce n’est le cas ici que dans une mesure accessoire. Quand la Pologne et l’Espagne se sont opposées à la France et à l’Allemagne, il s’agissait du poids spécifique des premiers et des seconds au sein du Conseil des Ministres, problème parfaitement honorable, mais qui ne concerne pas les droits des citoyens, mais bien les droits des États, et ce qui règle les rapports des États entre eux, en français, cela s’appelle un traité de façon générique (même s’il y a des exceptions, et notoires : Pacte de la Société des Nations, Charte des Nations-Unies par exemple).

Une première question s’impose donc : s’il s’agit - et c’est le cas - d’un traité, pourquoi avoir parlé de Constitution ? En droit, cela s’appelle une manœuvre doleuse. En langage branché, on dit : une arnaque. C’est la transposition en politique d’une escroquerie bien connue sur les marchés, ambulants ou non : on parfume l’emballage pour mieux dissimuler la pestilence du contenu. On notera aussi que la prétendue «Constitution» ne détermine pas le territoire sur lequel elle s’applique. En effet, le nombre des États membres de l’Union Européenne est mouvant.

Les premières communautés furent construites à 6, et passèrent ensuite à 10, 12 puis 15 Membres. Le Premier Mai 2004, la Communauté accueillit d’un seul coup 10 nouveaux Membres (soit un accroissement de 66%). La Communauté mourut du reste de cette ingurgitation trop rapide, pour faire place à l’Union Européenne, dont la création avait commencé dans les traités précédents. Mais cette opération (qu’on appelle bien à tort l’élargissement car le terme donne à penser que la réalité élargie subsiste, ce qui n’est pas le cas : il s’agit d’un changement fondamental de nature), est loin d’être terminée. La décision de principe est prise depuis longtemps d’accueillir trois membres supplémentaires (Roumanie, Bulgarie, Croatie). Une autre décision, plus controversée encore, a été celle d’ouvrir des négociations avec la Turquie.

Mais ce n’est pas tout : une autre décision de principe est déjà entérinée : celle d’accueillir le moment venu« les États balkaniques», c’est-à-dire ceux qui sont issus de la Yougoslavie éclatée mais aussi l’Albanie3.

Même cela n’épuise pas le sujet : on a pu constater depuis Noël que l’Ukraine frappait à la porte, et elle n’est pas la seule : on peut en dire autant de la Moldavie. Et il sera dur aussi, un jour ou l’autre, de m’expliquer (et d’expliquer à d’autres) que Stalingrad n’est pas en Europe.

Dans un autre ordre d’idées, l’Euro est reconnu déjà par des États qui ne font pas partie de l’Union (Lichtenstein, Andorre, Monaco etc.). Or ces États (et notamment Monaco), entrent subrepticement au Conseil de l’Europe, dont on serait bien avisé de vérifier la composition actuelle.

Il faudra aussi tôt ou tard revenir au cas de ceux qui ont refusé d’entrer : la Suisse y pense de plus en plus sérieusement (d’autant que l’Union l’entoure complètement), et ce sera le cas de la Norvège quand elle aura épuisé les charmes de ses gisements de gaz et de pétrole.

Enfin j’ai gardé pour la bonne bouche que de beaux esprits (dont certains politiquement très actifs), ont proposé très sérieusement d’ouvrir l’Union à Israël et à la Palestine (pour Israël, c’est chose faite, mine de rien, en ce qui concerne l’Eurovision et la Coupe (d’Europe!) de football).

Regarder l’avenir, c’est donc envisager une Union de plus de quarante États ! Mais sans certitude. On a donc rédigé le contrat de mariage, et on prie les citoyens de l’accepter (soit directement par acte référendaire, soit indirectement par voie parlementaire), mais sans connaître exactement la mariée. Étonnez-vous après cela des réticences des peuples !

Or est-il raisonnable de penser que les institutions sont adaptables à n’importe quoi et à n’importe qui ? Évidemment pas ! On nous répète à satiété que « 70 % des lois nationales » relèvent de la compétence européenne et portent la marque de l’influence de l’Union. Sans doute. Mais si c’est bien le cas, ouvrir les portes de la Turquie à l’Union, c’est lui donner (plus on attendra plus le poids de sa population sera grand face à une population des 25 qui diminue partout), une influence plus grande sur 70 % de la législation française (ou belge d’ailleurs), une influence plus grande que celle respectivement, des Français dans le premier cas et, plus encore bien entendu, des Belges dans le second.

Ce n’est pas non plus par hasard si le territoire est l’un des trois éléments fondateurs de tout État.

Les amateurs noteront aussi, dans cette dialectique traité/constitution qui n’est pas que sémantique, que le nouveau texte comporte une clause de sécession, qui permet à un État membre de quitter l’Union. L’idée d’une clause de sécession ne me scandalise nullement, bien au contraire, mais a-t-on jamais vu quelqu’un sortir d’une Constitution? Évidemment non.

Nous sommes donc essentiellement face à un traité, même si ce traité possède des caractéristiques tout à fait particulières : par exemple, ce n’est pas la Cour Internationale de Justice qui est appelée à trancher des litiges éventuels entre Membres, mais une juridiction interne à l’Union : la Cour de Justice des Communautés.

Un nouveau Traité mais un recul

La construction européenne s’est faite progressivement en remplaçant et en complétant le traité de base (Traité de Paris 1951), par une foule de textes successifs (Traités de Rome sur le Marché Commun et sur l’Euratom, Traité de Maastricht, Traité d’Amsterdam, Traité de Nice - actuellement en vigueur - pour ne citer que les principaux).

Cette avancée progressive correspondait aux vœux des pères fondateurs, qui avaient inscrit dans le traité de base leur vision : une marche vers «une Union toujours plus parfaite». Cette expression figure encore dans le Traité de Nice, sur la base duquel les institutions fonctionnent aujourd’hui, mais elle a disparu dans le projet actuel : ce n’est pas non plus l’effet du hasard.

De plus, on ne peut contester que la plupart des traités aient comporté des améliorations progressives, depuis la transformation de « l’Assemblée Commune » de la première Communauté (celle du charbon et de l’acier), en Parlement Européen jusqu’à la création de la monnaie unique.

À nouveau, il est impossible de recenser ici les améliorations successives, tant elles sont nombreuses. Mais on doit retenir que le mouvement a connu un freinage progressif. Dans la trajectoire de la construction communautaire, le Traité de Maastricht apparaît comme le point culminant, suivi de peu par le Traité d’Amsterdam qui le consolidait. Parmi les améliorations contenues dans ces textes figurait la reconnaissance du rôle essentiel des régions européennes, élément fondamental pour la Wallonie4.

Mais le Comité des Régions lui-même était pollué par l’insertion forcée des villes (je parle évidemment de celles qui ne constituent pas des régions, à la différence des villes-États allemandes de Brême et de Hambourg ou de Bruxelles Capitale).

Et, surtout, le traité de Maastricht ne réglait pas quelques problèmes fondamentaux, que l’on convint de régler à Amsterdam, où on les reporta à Nice, qui les reporta à nouveau. Ces «reliefs» de repas diplomatiques ont été à la base du nouveau projet.

De même, les traités ne parvinrent pas à remédier à l’apparition dans l’édifice communautaire d’un «déficit démocratique» croissant, puisque les matières progressivement confiées aux institutions européennes cessent d’être traitées dans le cadre des démocraties nationales pour ne pas rencontrer suffisamment d’éléments démocratiques (tels que la transparence et la responsabilité, par exemple), au niveau européen.

La Déclaration de Laeken qui créa la Convention pour l’Avenir de l’Europe demanda expressément à cette Convention de se pencher sur le problème, mais la Convention préféra s’emballer pour la rédaction de ce qu’elle appela expressément «une Constitution», terme propagé avec l’aide des médias par le Président de la Convention, l’ineffable Valéry GISCARD D’ESTAING5.

Le non-règlement de la problématique du déficit démocratique constitue l’un des griefs majeurs que l’on peut et que l’on doit formuler à l’encontre du nouveau projet, lequel, loin de régler le problème, l’aggrave.

On voulait une structure simplifiée: le projet la rend plus complexe; on voulait un ensemble plus démocratique : le pouvoir échappe aux citoyens ; on voulait des éléments de gouvernement plus efficaces : le pouvoir est éclaté.

Repli social

Certains leaders socialistes français présentent sérieusement le texte comme un progrès et parlent d’ «avancées sociales» : ce sont des bateleurs. Non seulement le projet ne répond en rien aux exigences de «l’Europe sociale», mais il marque sur plusieurs points une très nette régression.

Bien entendu, le texte ne se présente pas comme tel. Mais l’analyse ne permet aucun doute.

Ainsi :

  • il est fait grand usage de la notion «d’économie sociale de marché», présentée comme une ouverture sur l’avenir ; dans les faits, il s’agit du programme économique des conservateurs catholiques allemands de la CDU et plus particulièrement de celui qui fut le successeur de Konrad ADENAUER, à savoir Ludwig ERHARD ; outre qu’on juge sans peine du caractère novateur que peut avoir un programme vieux d’un demi-siècle, ce programme fut bien entendu combattu à l’époque par la gauche européenne, et en particulier par les socialistes allemands ;
  • on souligne amoureusement que le nouveau traité a repris «le plein emploi» comme objectif, mais précisément ce n’est qu’un objectif, et ceux qui en parlent oublient de rappeler que les traités antérieurs avaient pour objectif de «maintenir le haut niveau de l’emploi» (sic), ce qui s’est traduit par la création durable de près de 20 millions de chômeurs (12 millions 8 à l’heure actuelle dans la seule zone de l’Euro!).

Plus grave encore, la partie II du projet, qui concerne la Charte des Droits Fondamentaux, constitue une duperie monumentale. Tout d’abord, cette Charte n’a pas été écrite, et moins encore adoptée, par la Convention pour l’Avenir de l’Europe, mais bien par une Convention antérieure.

La rédaction de la Charte répondait précisément à un vœu de ces Chefs d’États et de Gouvernements, qui disaient vouloir «un texte de présentation des droits européens». Il ne s’agissait donc pas de rédiger de nouveaux acquis mais de faire en quelque sorte «la nomenclature des droits existants». Pourquoi cette nomenclature ? Parce que les droits en question, tant collectifs qu’individuels, figurent dans une foule de textes divers : Convention Européenne des Droits de l’Homme, Charte Sociale Européenne, Pacte de New York ainsi que dans une série de conventions internationales du travail6.

Cette première Convention7 a fait de son mieux et son travail n’est pas négligeable, mais j’ai refusé de participer au consensus sur le texte final, car ce dernier posait problème au niveau de certains droits individuels, mais plus encore en ce qui concerne les droits collectifs ou sociaux. Le refus de reconnaître le droit à la sécurité sociale m’a paru particulièrement grave, d’autant que ce droit est expressément reconnu par le Pacte de New York, et avait de ce fait été approuvé par les Gouvernements des États membres et ratifié par tous les Parlements de ceux-ci. Je trouvais dès lors particulièrement dangereux d’adopter postérieurement un acte qui ne pouvait qu’être régressif. Ce ne fut pas à l’époque l’avis de la Confédération Européenne des Syndicats (C.E.S.), ce qui n’empêcha pas le Secrétaire Général de celle-ci de dénoncer dans une brochure le caractère régressif de la nouvelle Charte. Comprenne qui pourra.

La Charte fut solennellement «adoptée» et «promulguée» en 2000 par les Chefs d’État et de Gouvernement, ce qui donna l’occasion d’une cérémonie télévisée, mais la valeur juridique de la Charte resta faible et controversée.

La deuxième Convention souhaita donc inscrire le projet dans la «Constitution», mais les Chefs d’État et de Gouvernement n’y consentirent qu’au prix d’une double pirouette juridique.

On précisa tout d’abord que la Charte, même inscrite dans la Constitution, n’aura qu’une valeur contraignante limitée (et notamment ne pourra créer aucune nouvelle compétence au niveau de l’Union), puisque son rôle sera limité à la compétence communautaire. Ce qui aboutit à des situations loufoques : le domicile est inviolable, mais selon qu’on se plaint d’une violation par rapport au droit communautaire ou par rapport au droit général, c’est tantôt la Cour de Justice des Communautés qui est compétente et tantôt la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Il est facile d’imaginer l’imbroglio juridique dans lequel se trouveront les juridictions d’application.

Pire, le Bureau de la Première Convention (somptueusement appelé Praesidium), a rédigé des «commentaires» qui non seulement limitent la portée des articles, mais les contredisent : ainsi le texte de la Charte interdit les licenciements abusifs, mais le commentaire du Praesidium énumère froidement pas moins de quatre catégories de licenciements qui sont réputés n’être jamais abusifs (et qui comme par hasard couvrent 80 % des cas litigieux). Ce commentaire absolument partiel et complètement abusif ne fut soumis ni à la première Convention, qui avait pourtant rédigé les textes, ni à la deuxième (qui se borna à les inscrire dans la partie II sans les rediscuter). Mais ce commentaire-là, lui, fait l’objet d’une disposition contraignante, et le projet de traité constitutionnel fait obligation aux cours et tribunaux d’appliquer les textes dans la perspective établie par le commentaire et seulement dans cette perspective.

La Charte, qui n’était pas glorieuse et établissait essentiellement un catalogue de certains des droits (et non de tous), déjà reconnus aux citoyens d’Europe par des traités antérieurs, n’a donc plus qu’un effet restrictif par rapport à ces mêmes droits, et peut-être aussi par rapport aux autres, dont une juridiction pourra toujours constater qu’ils ne sont pas mentionnés dans le nouveau texte et en tirer argument. Beau résultat, et qui contraste fortement avec les «avancées sociales» annoncées de façon répétitive par les tenants du OUI.

Un projet inadapté

Mon ami Philippe DESTATTE, par ailleurs Directeur de l’Institut Jules Destrée et dont la probité notamment intellectuelle est proverbiale, m’a dit qu’il avait peine à croire qu’un texte puisse avoir tant de défauts. C’est en effet statistiquement improbable. Mais il faut se souvenir du dicton selon lequel un chameau n’est jamais qu’un cheval dessiné par un comité. Il en va ainsi du « projet de traité constitutionnel».

On n’a pour l’attaquer que l’embarras du choix, ce qui explique le nombre effarant de contrevérités qu’il provoque. Jack LANG, qui fut ancien Ministre français de la Culture, et souvent mieux inspiré, exposait très sérieusement comme un argument du OUI qu’il fallait «rendre des chances à la candidature olympique de Paris » après le OUI (d’ailleurs bien mesuré) des électeurs espagnols, qui selon lui favorisait la candidature de Madrid. Je reconnais bien volontiers qu’on pourrait aussi dresser un bêtisier au départ des arguments de certains partisans du NON, mais, pour être aussi pittoresque, ce bêtisier serait moins long. C’est pour défendre un mauvais dossier qu’on est appelé à faire les pirouettes les plus scabreuses.

Complexification de la structure

Dès l’origine, la Communauté Européenne a fonctionné sur base d’une structure articulée entre quatre organes principaux de décision : une Commission (qui fut d’abord la Haute Autorité), un Conseil des Ministres, une Cour de Justice et une assemblée parlementaire (aujourd’hui le Parlement Européen), qui constitue à la fois une nouveauté restée exceptionnelle et le seul organe démocratiquement élu de la construction européenne.

À cette structure de base sont venus, au fil du temps, s’ajouter divers organes spécialisés tels que le Comité Economique et Social, le Comité des Régions, la Banque Centrale Européenne, la Cour des Comptes.

On voulait simplifier : le schéma s’alourdit de deux ajouts. D’une part, les Parlements nationaux seront désormais habilités à freiner voire à empêcher les décisions, d’autre part, on institutionnalise le «Conseil des Chefs d’État et de Gouvernement» sous le nom de Conseil Européen. Ce Conseil Européen - ce sont les «sommets» bien connus - - fonctionne depuis longtemps, mais n’était pas inscrit dans les traités. On donne donc, tout en réclamant plus d’efficacité, un rôle accru aux intermittents de la politique, qui se réuniront au moins deux fois par semestre. Pour quoi faire ? Juridiquement, pas pour prendre des décisions, ou peu. Politiquement, pour influencer les décisions des autres institutions.

On vient d’avoir une brillante démonstration de ce flou institutionnel. Le Conseil en question s’est réuni pour traiter du projet de directive sur la libération des services publics au sein de l’Union, la fameuse «Directive BOLKESTEIN».

Résultat :

  • la directive ne sera PAS retirée ;

il y a «un accord pour l’amender».

Mais :

  • c’est le Conseil des Ministres qui doit se mettre d’accord sur un texte (de toute évidence après le référendum français) ;
  • le Premier Ministre de Sa Gracieuse Majesté, à savoir Tony BLAIR, a fait aussitôt savoir à la presse anglaise «qu’il ne s’agissait de rien de grave, un simple eczéma français ; on changera trois virgules après le mois de mai et tout ira bien» ;
  • au niveau de la procédure, le Parlement demeure du reste saisi et c’est d’abord lui qui devra se prononcer : à supposer qu’il se trouve une majorité pour approuver le texte, comment le Conseil des Ministres pourrait-il proposer ensuite des changements substantiels ?

En clair : rien n’est changé à la procédure, mais les Chefs d’État (et de Gouvernement), peuvent amuser la galerie et annoncer des nouvelles dont on verra plus tard si elles se vérifient ou non.

La presse française a fait grand bruit autour des résultats du «sommet Bolkestein» ; dans le même temps, et dans l’indifférence de la même presse, la gauche du Parlement a déposé une motion demandant le retrait de la directive : la droite a bien entendu voté massivement contre cette motion de report, qui a été repoussée. La droite française a voté comme l’ensemble des droites, à la seule exception d’une ancienne Ministre8.

Faiblesse démocratique

J’ai mentionné plus tôt l’existence, dénoncée depuis près de vingt ans, d’un «déficit démocratique européen», déficit que la Convention devait chercher à réduire. Le projet dit de Constitution n’y parvient pas. Pourtant, le thème reparaît dans les arguments des partisans du OUI.

Ceux-ci font grand bruit d’une innovation : le nouveau projet accorde aux citoyens européens, disent-ils, le droit de s’adresser directement à la Commission pour lui demander d’agir. C’est exact. Mais encore faut-il replacer la «nouveauté» dans son contexte.

  1. On a toujours pu envoyer des pétitions au Parlement Européen, à telle enseigne que ce dernier en a traité 12.000 en 2004. On a créé aussi un médiateur européen pour aider au règlement de nouvelles plaintes. Il n’y a donc rien de nouveau.
  2. Si, disent les partisans du OUI : ici on permet aux citoyens de s’adresser directement à la Commission. C’est exact. Mais ils ont toujours pu le faire : rien dans les traités n’a jamais interdit à personne, au singulier ou au pluriel, d’écrire à un Commissaire, à plusieurs d’entre eux ou à la Commission Européenne, et bien entendu personne ne s’en est privé. En outre, il faut maintenant, pour remplir les conditions de ce courrier spécial, réunir un million de signatures réparties dans plusieurs pays de façon «significative». Quand on sait qu’un parlementaire européen représente à peu près cinq cent mille citoyens, on crée un mécanisme compliqué pour permettre à un million de citoyens de faire la même chose que deux parlementaires !
  3. Sans doute, disent les partisans du OUI, mais la Commission, une fois officiellement saisie, devra agir.

Non, précisément : elle recevra la pétition ; si elle est aimable et bien organisée, elle accusera réception et, si elle est honnête, elle traitera la demande. Mais celle-ci (ce qu’on ne dit pas mais qui figure dans les textes), doit obligatoirement porter sur l’application de la Constitution, et rien que sur cela : pas question (même avec dix millions de signatures dans dix États), de demander une révision de la Constitution, par exemple.

De plus, la nouvelle procédure permet effectivement de demander une application du traité à la Commission, mais ne garantit nullement que la Commission agira. Elle peut agir, dit le texte, ce qui signifie qu’elle peut aussi ne pas le faire. C’est dans l’Évangile qu’il est écrit «frappez et l’on vous ouvrira» : dans les traités européens, on peut frapper (belle liberté en vérité), mais l’ouverture est remise à des temps meilleurs !

C’est ce qui explique que le mécanisme ait déjà été utilisé, avant même l’entrée en vigueur de la Constitution : l’Église catholique, apostolique et romaine a recueilli sans problème un million de signatures (et sans doute judicieusement réparties dans plusieurs États), pour demander l’inscription de Dieu dans le préambule de la Constitution. Je suis à ce jour sans nouvelles du message … dont la recevabilité me paraît douteuse mais, serait-il même accepté, dont l’efficacité est nulle. Au XXIe siècle, permettre (à un million de personnes !) d’exprimer un simple vœu, est-ce le signe d’une démocratie sérieuse et agissante ? Évidemment non.

Un Parlement incomplet

On cite aussi comme avancée le fait que le rôle du Parlement est accru. C’est exact. Mais, à nouveau, il faut se replacer dans le contexte. Il était extraordinaire et novateur en 1951 qu’une organisation internationale comporte une assemblée parlementaire dotée de pouvoirs de décision, même limités. La chose reste unique au niveau mondial, cinquante ans plus tard. Mais les pouvoirs de l’assemblée, pour être réels, n’en étaient pas moins limités, et sévèrement, par les traités. Au fil du temps, on l’a dit, l’assemblée est devenue un Parlement, c’est-à-dire qu’elle en a pris le nom, qu’elle a fortement accru son pouvoir budgétaire et que son intervention, qui était au départ limitée MÊME DANS LE VOTE DES LOIS EUROPÉENNES, donc quels que soient leurs noms, dans les textes à valeur contraignante, s’est généralisée.

Quand le Parlement intervient, on parle aujourd’hui de codécision, codécision qui s’exerce avec la Commission et surtout avec l’autre chambre législative européenne : le Conseil des Ministres (qui intervient toujours depuis le début). Qu’apporte de neuf le nouveau projet à ce propos ? Que la codécision devient la règle, et à coup sûr c’est un progrès, mais toute règle a des exceptions. On maintient donc des cas où le Parlement n’interviendra pas plus demain qu’hier. De plus, le projet prévoit de nouveaux domaines d’où le Parlement est exclu, et non des moindres. Ainsi, le Parlement Européen reste complètement tenu à l’écart de la Banque Centrale Européenne, à la différence fondamentale de ce qui se passe aux États-Unis, où la Réserve Fédérale vient rendre des comptes au Congrès. Rien de pareil en Europe. Bien plus, le projet prévoit la création d’un « Comité économique et financier » (article III – 192), auxquels participeront les États membres, la Commission et la Banque Centrale Européenne sur base d’une décision du Conseil, mais le Parlement sera seulement «informé» de cette décision. Pareillement, le Parlement sera tenu à l’écart des travaux de ce Comité, dont les missions sont cependant nombreuses et importantes, et comprennent notamment le suivi de la situation économique et financière des États membres, ce qui concerne pourtant largement les représentants du peuple.

Nous rencontrerons plus loin d’autres exemples de pareille mise à l’écart de la seule institution élue de l’Union.

Mais revenons à la procédure législative européenne. Un clarification indiscutable apparaît dans le vocabulaire juridique : on ne dira plus «des directives à effet contraignant» mais bien des «lois européennes». Bravo ! Toutefois, le Parlement Européen restera le seul au monde à ne pas pouvoir exercer de droit d’initiative. Seule la Commission Européenne possède juridiquement ce droit (et, politiquement, le Conseil Européen des Chefs d’État, auquel on voit mal la Commission résister).

À l’autre bout de la même procédure législative, le Parlement n’a pas non plus le pouvoir du dernier mot : c’est le Conseil des Ministres, cette fois, qui peut agir. Après un demi-siècle de bon fonctionnement, quelle prudence quand il s’agit des pouvoirs de l’assemblée représentant les peuples de l’Union !

Une commission européenne dégradée

Dans l’équilibre général des pouvoirs de l’Union, on voit la modestie de l’amélioration du rôle du Parlement Européen. Globalement parlant, les pouvoirs et compétences du Conseil des Ministres et de la Cour de Justice (au demeurant considérables), n’évoluent guère. Par contre, la Commission Européenne, qui fut le creuset de l’intégration et l’une des causes principales de son succès, voit sa position fortement diminuée.

  1. Ainsi la Commission ne pourra plus prétendre représenter l’intérêt général dans la mesure où elle est intergouvernementalisée et ne comptera plus qu’un représentant par État, représentant qui aura en permanence la tentation de devenir, au minimum, dans la Commission, le représentant de l’État ;
  2. finie aussi, avec la possibilité pour les grands États de désigner deux Commissaires, la possibilité (devenue coutume) d’assurer la représentation de plusieurs courants politiques et non d’un seul, celui qui domine le Gouvernement ;
  3. le Président de la Commission n’est toujours pas élu par la population9 et, malgré tout ce qu’on en a dit, pas élu par le Parlement Européen ; choisi par le Conseil Européen (celui des Chefs d’État et de Gouvernement), il est seulement présenté par ce Conseil à l’approbation du Parlement, qui peut le refuser ;
  4. le nouveau Président ne choisira pas non plus les autres membres de la Commission ; tout au plus donnera-t-il à cet égard un avis au Conseil Européen, et seulement au départ de la liste des «papabili européens » dressée par les États membres, le Parlement étant privé même du droit de suggestion ;
  5. la composition globale de la Commission est soumise à un vote d’approbation par le Parlement Européen : à l’automne dernier, on a vu ce dernier s’opposer à telle ou telle personnalité : il s’agit là du fruit de l’action parlementaire et nullement du traité ; très significativement, après son approbation par le Parlement Européen, la Commission devra au contraire être encore nommée par le Conseil Européen ;
  6. tout ceci, on le voit, n’est guère de nature à fortifier le poids politique de la Commission mais il y a pire :
  • le Conseil Européen nommera (c’est nouveau) l’un des vice-présidents de la Commission, vice-président qui aura aussi le titre de Ministre des Affaires Communautaires ; il s’agira d’un être juridiquement hybride : Commissaire par le jeu de la collégialité, mais agent du Conseil et faisant rapport à ce dernier par l’exercice de sa fonction ; il est donc évident que cette création diminue fortement le rôle, notamment symbolique, du Président de la Commission ; qui plus est, celui-ci devra faire face à un autre compétiteur : le Conseil Européen se dotera en effet d’un Président, qui disposera d’un mandat de trente mois, renouvelable une fois.

Nous voici donc devant un monstre européen à trois têtes : quelle déchéance depuis la simplicité efficace du seul Président de la Haute Autorité (Jean MONNET par exemple) ou du seul Président de la Commission (Walter HALLSTEIN par exemple). Quelle preuve triste, mais tangible de la dégénérescence de la Maison Europe ! Ce n’est pas l’image de la troïka qui gêne : je crois au contraire que, bien utilisée, cette notion pourrait fortement dynamiser la construction européenne. Mais à quoi peut répondre le besoin de juxtaposer, sans règle d’appartenance, de langue, ou de sexe, trois autorités qui sont de surcroît toutes les trois désignées par la même instance, le Conseil des Chefs d’État et de Gouvernement (dit Conseil Européen), dont on mesure par là le pouvoir énorme et presque totalement incontrôlé, et si éloigné de la volonté populaire.

Une politique étrangère insaisissable

Ce n’est pas la multiplication des têtes qui va rendre l’Europe plus visible et plus unie au plan mondial. Ce n’est pas non plus, quoi qu’on en dise, la création du «Super Ministre des Affaires Étrangères», autre gadget cher aux partisans du OUI. On vient de rappeler les conditions de désignation de ce Ministre, qui n’est du reste guère différent de l’actuel Haut Représentant10, qui fut lui aussi présenté en son temps comme «Monsieur Europe», et dont chacun peut voir aujourd’hui qu’il fait ce qu’il peut, mais qu’il peine à la tâche.

Son successeur, tel qu’il est dessiné, ne pourra faire mieux que lui. Le nouveau Ministre est appelé «à conduire la politique étrangère» mais non à la définir. De surcroît, voilà une personne qu’on installe dans un véhicule à deux volants, deux freins et deux accélérateurs, mais non synchronisés. Ce nouveau Ministre doit en effet répondre d’une part aux exigences de la collégialité au sein de la Commission, mais aussi au(x) vœu(x) du Conseil des Ministres, pour ne rien dire de l’influence cachée mais réelle du véritable employeur : le Conseil Européen. Même le système fédéral belge, dont on se plaît souvent à condamner la complexité, n’avait rien inventé d’aussi embrouillé.

Les textes eux-mêmes disent des choses presque contradictoires. Selon l’article I – 28 § 2, c’est le Ministre qui «conduit» la politique extérieure ; par contre, selon l’article I – 40 § 1, qui emploie le même verbe, c’est l’Union Européenne ; mais, et en tout état de cause, c’est le Conseil Européen qui «identifie les intérêts stratégiques de l’Union et fixe les objectifs de sa politique étrangère et de sécurité» (article I – 40 § 2). Voilà un Ministre qui a tout l’air d’un exécutant (c’est du reste ce que dit expressément l’article I – 40 § 4), et comme on le voit, sa création ampute la Commission d’une partie significative de ses prérogatives. Comme si tout cela ne suffisait pas, le Ministre n’est ni le principal exécutant ni le seul. Il n’est pas le seul puisque «les États Membres» continuent à «exécuter» non seulement leur politique mais même celle de l’Union (article I - 40 § 4) ! Il est d’autant moins le seul que ce Ministre préside l’une des concrétisations du Conseil des Ministres, à savoir le Conseil des Affaires Étrangères (article I - 28 § 3), et que c’est ce Conseil qui «élabore l’action extérieure de l’Union selon les lignes stratégiques fixées par le Conseil Européen» (article I – 24 § 3). Et comment les Ministres adoptent-ils ces décisions ? À l’unanimité (article I – 40 § 6) !

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On connaît assez le droit de vote tel qu’il est exercé par cinq États seulement au sein du Conseil de Sécurité des Nations Unies (comme les affaires du monde vont bien, comme chacun peut le voir, on parle très sérieusement de multiplier les droits de vote, mais c’est à nouveau une autre histoire). En Europe, pas de gêne : tout le monde a son droit de veto, de l’État le plus nombreux (présentement l’Allemagne en attendant la Turquie), à l’État le moins peuplé (présentement Malte en attendant Monaco). Aimable tâche, dans ces conditions, que celle du Ministre !

Imaginons qu’on le nomme demain. Il ne peut que constater que certains États membres occupent l’Irak tandis que d’autres s’y refusent. Son premier souci est naturellement d’harmoniser : il le fera quand il aura obtenu l’unanimité des acquiescements. De toute évidence, ce n’est pas près d’arriver: on voit par là qu’il y a loin de la coupe aux lèvres, et du texte à la réalité.

Conclusions

Achevons ici, pour des raisons de temps et de place, l’analyse des institutions projetées. Ni au niveau des principes ni au niveau des articles précis, elles ne répondent aux espérances de ceux qui jusqu’ici ont voulu l’Europe non pour elle-même, mais pour assurer un avenir meilleur à ses peuples, fortifier la paix sur son territoire et dans le monde, construire une société plus juste. Mais sachons que la même analyse pourrait se poursuivre de pièce en pièce et de défaut en défaut. Qu’on en juge - mais rapidement.


1) C’est au moment où le Gouvernement des États-Unis s’affranchit du respect du droit international, et d’abord de la Charte des Nations Unies, que l’on propose aux peuples européens de se constituer officiellement vassaux du nouvel Empire américain : la politique de sécurité et de défense de l’Union doit être compatible (!) avec la politique décidée par l’OTAN (article I- 41 § 2).
2) Pas d’illusion à se faire sur le rôle futur de l’Europe dans le monde : «les États membres s’engagent à améliorer progressivement leurs capacités militaires» (article I – 41 § 3). De plus, le projet prévoit, outre des missions pacifiques, des missions militaires (y compris en dehors du territoire européen), l’envoi de forces de combat pour la gestion des crises, des «missions de rétablissement de la paix» et des «opérations de stabilisation à la fin des conflits» (article III - 309). En clair, tout est prêt pour le tourisme armé en Irak, en Iran ou ailleurs. Détail pittoresque : pour éviter tout problème, le projet prive le Parlement Européen de tout pouvoir dans ce domaine.
3) L’Europe étant appelée à s’étendre à l’infini, vous recherchez avec vos voisins des actions concentrées ? Que nenni, il faudra que celles-ci concernent au moins le tiers des Etats membres (neuf aujourd’hui, dix demain, onze après-demain etc.). Détail piquant : il faudra l’autorisation de tous les Etats membres pour débuter une action restreinte. Et, pour éviter toute hâte excessive, on sera prié de demander d’abord l’accord de la Commission Européenne !
4) Il y aurait un autre article à écrire sur les carences du projet :
- tout le monde sait que la détérioration du climat de la Planète s’accélère mais le traité ne contient pas un mot à ce sujet, comme si quelqu’un pouvait croire qu’il existe un gouvernement qui puisse régler seul ce problème ;
- chacun commence à savoir que l’Europe, comme le reste du monde, commence à manquer d’eau ; déjà on constate des effets importants dans certaines régions d’Espagne ou d’Italie : non seulement le projet ne contient pas un mot à ce sujet mais, en sacralisant la concurrence, il interdit tout système juridique de protection de cette matière inhérente à la vie ; j’ai entendu François HOLLANDE affirmer sans rire que le projet ne contenait « aucune régression par rapport aux traités antérieurs » : ici, ce n’est pas seulement par rapport aux traités antérieurs que l’on régresse mais par rapport au droit romain11 !

5) J’ai donné plus haut des exemples concrets et insupportables de régressions sociales, y compris dans les droits fondamentaux : le projet en comporte hélas ! bien d’autres.

6) Le projet a fait éclater une querelle profonde sur la conception économique qui le sous-tend. En termes populaires, c’est l’ultralibéralisme ; en termes juridiques, c’est la sacralisation de la concurrence. Elle figure dans tous les traités antérieurs, « affirment les partisans du OUI » : en fait, ce n’est vrai qu’à partir du Traité de Rome et non pas de celui de Paris. Le problème n’est pas là et il ne s’agit pas d’un choix doctrinal entre le kolkhoze et le supermarché. Oui, la concurrence a sa place, et une grande place, dans l’organisation de l’économie ; non, elle ne constitue pas une valeur supérieure et elle doit pouvoir être contrôlée par la puissance publique.

7) La convergence de l’autonomie totale de la Banque Centrale Européenne, de la sacralisation de la concurrence et du blocage de toute politique sociale sérieuse ainsi que l’absence de dispositions adéquates dans le traité, mutilent la fonction principale de toute collectivité publique : maintenir la paix y compris sociale.

8) Cette mutilation de la puissance publique laisserait l’Europe complètement désarmée devant des choses qui pourraient fort bien se produire par l’effet de l’aggravation des secousses naturelles (l’Indonésie n’a pas le monopole des tsunamis, ni le Japon celui des secousses terrestres), par l’effet du terrorisme international, ou par l’effet de l’implosion de la situation économique anormale créée aux États-Unis par une dette publique qui dépasse 300% du Produit Intérieur Brut.

9) Enfin, je suis de ceux qui ne peuvent souscrire à l’abolition des services publics. On lit tous les jours que « le projet crée une base juridique aux services publics ». Or c’est tout le contraire : L’EXPRESSION « SERVICES PUBLICS » A ÉTÉ DÉLIBÉRÉMENT EXPURGÉE DU PROJET DE TRAITE !

Aucun problème, nous dit-on : le projet parle bien de « services d’intérêt économique général », et de traiter le problème comme si c’était un problème de traduction.Ce n’est nullement un problème de traduction, et ceux qui s’intéressent au problème savent que le Livre blanc de la Commission Européenne sur les services d’intérêt général précise d’entrée de jeu que les « services d’intérêt général » et les « services d’intérêt économique général » NE DOIVENT PAS ETRE CONFONDUS AVEC L’EXPRESSION «SERVICES PUBLICS». Or ceux-ci conditionnent des pans entiers de la démocratie : sans eux, c’est le règne de la société duale, celle où l’argent règle tout, du berceau au caveau en passant par les études, le travail, la santé, les loisirs, les pensions. On sent dans la jeunesse comme un flottement à ce sujet, et on l’entend dire que les services publics fonctionnent trop souvent mal. Comment pourraient-ils fonctionner bien quand on les prive un peu partout depuis vingt ans des capitaux nécessaires à leur entretien, à leur développement, à leur renouvellement ? Comment passer sous silence par ailleurs que cette suppression totale des services publics, qui équivaut bien entendu à leur interdiction, contraste avec le Traité de Nice qui attribue au contraire à ces services le rôle d’une «valeur» de la Communauté : nouvel exemple probant et attristant d’une régression dans le nouveau projet.

10) Et tout cela dans un traité qui codifie abusivement les politiques, comme vient de le reconnaître Jacques DELORS, pourtant tenté par les sirènes du OUI, mais qui reconnaît que l’on s’enferme dans une impasse dangereuse et explosive quand on inscrit les politiques (et non plus seulement les principes) dans un texte que la règle de l’unanimité rend immuable. À quoi servirait désormais l’élection du Parlement Européen, puisque quand bien même la totalité du Parlement voudrait modifier les politiques, elle ne le pourrait pas puisque celles-ci seraient désormais bétonnées dans un texte dont la plus petite modification - un adverbe ! - exige l’accord non seulement de vingt-cinq États aujourd’hui (trente ou quarante demain) mais de près de cinquante chambres parlementaires, en raison de la généralisation du système bicaméral ? Robert BADINTER, autre ténor français proche du OUI, a dénoncé cet enchaînement des politiques et, en le dénonçant, a trouvé le mot juste : c’est un carcan monstrueux qu’on impose à l’Europe, et ce sans aucune obligation internationale, contrairement à ce qui se dit12.

Et la Wallonie ?

Ce qui est mauvais dans le traité l’est évidemment pour tout le monde, et donc pour la Wallonie comme pour les autres parties de l’Europe. Il faut toutefois ajouter quelques considérations. La première est que le traité ne prévoit d’obligations budgétaires que pour les capacités militaires. Rien n’est prévu pour la politique de cohésion territoriale, celle qui abrite ce qu’on appelait jadis la «politique régionale», celle enfin qui, au niveau des régions, veut éviter que la construction européenne ne rende les régions riches plus riches et les régions pauvres plus pauvres. De ce fait, et suite à l’action de divers gouvernements qui veulent plafonner le budget européen, la politique de cohésion est menacée dans son existence même, et bien entendu dans ses montants. D’autre part, le traité fait la part très belle aux petits États, parce qu’il leur garantit une représentation dans tous les organes. Il ne prévoit rien, par contre, pour les Régions, même grandes. Celles-ci ne tarderont pas à s’en apercevoir.

Enfin, de beaux esprits ont voulu lier trois principes contradictoires : assurer la représentation des petits États (qui détiendront chacun d’office six sièges au Parlement Européen)13, respecter la population des grands États et enfin limiter le nombre total des parlementaires européens. Il s’ensuit que chaque nouvelle admission d’un petit État crée une pression, puisqu’on ne peut augmenter le nombre total de parlementaires ; que cette pression ne frappe pas les grands États, et que de ce fait elle tombe nécessairement sur les autres, donc sur nous. Le traité de Nice nous a fait perdre un siège, et celui-ci en ferait autant, en attendant un avenir encombré de nouvelles admissions donc de nouvelles pressions. Rien dans ce projet n’est bon pour la Wallonie.

Et la France ?

Pour la France comme pour la Wallonie, il faut se résoudre à l’évidence : ce qui est mauvais pour tout le monde est nécessairement mauvais pour la patrie française. Je n’emploie pas le terme à la légère. «Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la Wallonie : le sentiment me l’inspire autant que la raison.» Et contrairement à ce qu’il en est pour mon vieil ami Paul-Henry GENDEBIEN, ce sentiment n’a rien à voir avec le rattachisme. Mais les Wallons, plus que d’autres, par la proximité géographique mais plus encore par les liens de l’histoire, ont appris à regarder la France comme une seconde patrie. Ils ne sont pas les seuls, Thomas JEFFERSON, immense et lointain prédécesseur de George W. BUSH, a eu voici plus de deux siècles cette formule éclairante: «tout homme a deux patries, la sienne et puis la France». De tous les États membres de l’Europe, la France a la personnalité la plus rayonnante. Au fil des ans (et des siècles), l’Allemagne, l’Angleterre,l’Espagne ont eu des politiques et des moyens de puissance qui ont porté leur influence aux quatre coins de la planète. Dans une moindre mesure, le Portugal, la Hollande, la Suède, ont exercé aussi une influence sans commune mesure avec leur territoire ou leur population. Écrire ceci n’est pas nier le génie propre aux autres peuples, mais leur histoire est différente, à commencer par celle de l’Italie, dont l’influence est partout et nulle part, en quelque sorte. Bien évidemment, le rayonnement de la France a largement participé de cette politique de puissance. S’il n’y avait pas eu la Royale14, il n’y aurait pas eu la Louisiane. Ni le Québec. Ni Madagascar, etc.

Mais le rayonnement de la France ne se réduit pas à la puissance. Il participe de la culture, de la langue, du génie de vivre, de cette façon particulière d’être.Du fait que c’est la Révolution Française qui a implanté, pour reprendre le mot de Saint-Just, le bonheur et la liberté sur le continent européen. Du fait que c’est en France, comme par hasard, que l’étincelle européenne a mis le feu au fagot des vieilles illusions mal rameutées après la guerre, et mal remises de la défaite. Dans les situations politiques les plus embrouillées et les plus inattendues, c’est vers la France que se tournent les peuples, pas seulement vers la France, mais plus vers la France que vers d’autres. Faut-il que la France ait du génie pour que Jacques CHIRAC devienne un guide ! Mais c’est ce qui s’est fait depuis dix ans, en Europe et dans le monde. Vouloir l’Europe, ce n’est ni vouloir supprimer l’Allemagne, ni vouloir supprimer l’Angleterre, ni vouloir supprimer l’Espagne, ni vouloir supprimer personne. Vouloir l’Europe, c’est vouloir être Français autrement, Allemand autrement, Italien autrement.

Et les fédéralistes européens commettent aujourd’hui une profonde erreur. Entraînés par leurs habitudes de pensée, ils ne voient dans le projet dit de Constitution qu’un autre traité, qui vient s’ajouter aux autres comme une planche à une autre planche. Ce n’est pas le cas. Le croire, c’est minimiser l’importance et la signification profonde de l’admission de dix nouveaux Etats membres. Cet «élargissement» - le terme est impropre et trompeur - a fait changer la construction européenne de nature, à tel point que la Communauté Européenne en est morte, et qu’elle a fait place à l’Union.

En veut-on une preuve ?Jusqu’ici nous étions nombreux à penser que la règle de l’unanimité dans la prise de décision au sein du Conseil était un frein. Ce n’est plus le cas. Elle est devenue au moins autant une mesure protectrice. Regardons par exemple l’intégration sociale : on l’espérait, on voulait le faire par le haut. L’unanimité était un frein. Mais aujourd’hui c’est BOLKESTEIN : nous avons besoin de l’unanimité pour nous protéger contre l’unification par le bas. Dans cette Europe nouvelle, nous sommes tous menacés; et la France n’échappe pas à la règle.

La population perçoit mieux la menace que les élites. Dans la Communauté à 6, la Belgique détenait un sixième pondéré du pouvoir (soit 17%). Dans la Communauté à 10, 10%; dans la Communauté à 15, 6, 5%. Et aujourd’hui, dans la Communauté à 25,4% seulement. En attendant moins. L’influence française aussi est tirée vers le bas.De plus, une diplomatie stupide lui a fait accepter de renoncer à la règle cardinale fixée (par traité aussi !), depuis la guerre : la parité avec l’Allemagne même réunifiée. Le Traité de Nice a emporté une partie de cet acquis, et le nouveau projet menace d’emporter ce qui reste. Il ne faut pas se dissimuler qu’une partie du silence de l’Allemagne trouve là son fondement. Pas dans le peuple, qui ignore (comme chez nous) tout de cette affaire. Mais «en haut», pour parler comme M. RAFFARIN.

Il y a pire (dans ce traité, il y a toujours pire). Il y a ce que j’appelle les raisons yougoslaves de s’opposer au traité. Je m’explique. Il était une fois la Yougoslavie : elle réunissait une demi-douzaine de peuples, trois religions majeures et deux alphabets. Elle a explosé. Analysons un instant les effets de cette explosion sur la construction européenne La Slovénie est devenue membre de l’Union le 1er Mai 2004; la Croatie a fait sa demande, qui a été acceptée, et devrait normalement entrer en tout cas avec la Bulgarie et la Roumanie. La décision de reconnaître la «vocation européenne des Etats balkaniques» devrait permettre de digérer progressivement (pas nécessairement dans l’ordre !) les autres composantes (Bosnie, Montenegro, Serbie, etc.) et peut-être le Kossovo, qui n’était pas une république yougoslave. Avec le traité qu’on nous propose, qu’est-ce que cela signifie ? Qu’il y aura cinq, six, peut-être sept minorités yougoslaves au Conseil des Ministres, et un Belge. C’est injuste. Qu’il y aura cinq, six, peut-être sept juges yougoslaves à la Cour de Justice et un Français. C’est ridicule. Qu’il y aura cinq, six, peut-être sept membres yougoslaves de la Commission et un Allemand.

Et c’est cette Commission là qui va faire un budget ? C’est fou ! Mais il y a pire (voir plus haut). On a fini par comprendre «en haut» qu’il était aberrant d’imposer la présence d’un représentant par État membre au sein de la Commission Européenne. On a donc accepté l’idée qu’il fallait remédier à ce mal. Et, pour y remédier, on a basculé dans l’absurde.En effet, le traité prévoit qu’à partir de 2014, la Commission ne comprendrait plus «que» un nombre de Commissaires égal aux deux tiers des États membres (sauf si le Conseil Européen en décide autrement), soit dix-huit pour vingt-sept membres, vingt pour trente, etc. MAIS, pour composer la Commission, il faudra pratiquer «un système de rotation égal entre les membres» (article I – 26 § 6), c’est-à-dire dans lequel «les États membres sont traités sur un pied de stricte égalité» (idem).

En clair, comme au jeu du mouchoir de notre enfance, chaque État membre sortira à son tour du cercle - je veux dire de la Commission - mais pour plus longtemps que pour une partie : pour cinq ans. Ainsi nous propose-t-on une Commission Européenne qui pendant cinq ans fonctionnera sans la France (mais avec trois Yougoslaves) et pendant cinq autres années sans l’Allemagne (mais avec un Balte au moins !). A moins, bien entendu, que l’on ne fasse sortir à la fois la France et l’Allemagne !

Lénine, pardon : Monnet, réveille-toi : ils sont devenus fous !

Eh bien NON : Il faut avoir le courage de le dire, et de le dire clairement : l’Europe sans la France, comme l’Europe sans l’Allemagne, non seulement ce n’est pas l’Europe que nous voulons, mais ce n’est plus l’Europe ! Voilà la réalité. OUI il y a ici et là de petites améliorations dans les textes. OUI la hiérarchie des normes est plus claire. OUI il y a une modeste avancée de la compétence du Parlement Européen. Et l’une ou l’autre chose encore. Mais le reste défie le bon sens, renverse les priorités, piétine les principes. Et met finalement à mal la recherche de la paix, d’où tout est parti.

Car sacraliser la concurrence, c’est lancer les entreprises les unes contre les autres, alors que faire l’Europe c’était travailler ensemble aux mêmes réalisations, concevoir Ariane, réaliser l’Airbus (ce que la sacralisation de la concurrence n’aurait pas permis et ne permettra plus), c’est aussi lancer les travailleurs les uns contre les autres, c’est refaire des uns et des autres, des concurrents d’abord et des ennemis ensuite, avec des conséquences qui ne sont imprévisibles que pour ceux qui ne veulent pas voir. Voilà pourquoi il faut, comme toujours, revenir à JAURÈS, JAURÈS qui voici un siècle et un an - comme cet anniversaire a été discret ! - disait à la jeunesse d’Albi, mais nous disait aussi : « le courage, c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe - salut Raffarins et Hollandes, Moscos et Sarkozys - le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire».

NON. Constitutio delenda est.

  1. 1. C’est un syndicaliste belge,Paul FINET, qui fut désigné à cette fonction.
  2. 2. Ainsi, et depuis 1919 donc ce n’est plus guère une nouveauté, l’Organisation Internationale du Travail, aujourd’hui agence spécialisée de l’ONU, est bel et bien régie par une «Constitution». Ce n’est du reste pas l’effet du hasard : cette Constitution règle largement les droits des travailleurs et ceux des employeurs.
  3. 3. La France, qui a pris part à cette décision, a ultérieurement modifié sa Constitution pour prévoir la tenue d’un référendum pour toute admission d’État membre.
  4. 4. À la tête de la Région Wallonne, j’ai connu le temps où la Commission Européenne refusait encore de traiter avec les Régions, et la Région Wallonne a joué un rôle dans la destruction de cet anachronisme, mais ceci, comme aurait dit Rudyard KIPLING, est une autre histoire.
  5. 5. La prétendue « Constitution » n’est donc nullement issue d’une Constituante véritable puisque la Convention pour l’Avenir de l’Europe n’a pas été élue et puisqu’elle n’avait même pas le mandat d’écrire une nouvelle «Constitution», contrairement à ce qu’affirme le site de la Commission Européenne, qui devrait être plus sérieux et ne pas se prendre pour une nouvelle Propaganda Abteilung.
  6. 6. La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de l’O.N.U. (1948) n’est pas mentionnée ici car il s’agit comme son nom l’indique d’une Déclaration dont la valeur symbolique est considérable, mais qui ne crée pas de droits objectifs dans le chef des citoyens, à la différence des autres textes cités.
  7. 7. Dont je faisais du reste partie.
  8. 8. Mme Roseline BACHELOT.
  9. 9. Dès novembre 1979, deux mois après mon entrée au Parlement, je déposais des propositions d’élection non pas du seul Président mais de la Commission : ces propositions sont restées lettre morte.
  10. 10. Actuellement Javier SOLANA.
  11. 11. En droit romain déjà,l’eau est une « res nullius », une chose non appropriable.
  12. 12. Le droit international n’établit pas de règle en matière de révision des traités. La Charte des Nations Unies peut être modifiée par deux tiers des Etats membres (comme toutes les Constitutions d’Etat d’ailleurs : a-t-on jamais vu, du moins dans les Temps Modernes, une Constitution qui exige l’unanimité pour se réviser ?
  13. 13. C’est mettre le siège maltais au Parlement Européen aux environs de 65.000 voix - - alors qu’il en faut 500.000 en moyenne !
  14. 14. Vieille appellation de la marine française.