Public, privé, intime et spirituel/religieux

DE L'INTIME AU PRIVE ET AU PUBLIC.ANALYSE DE DEMARCHES SPIRITUELLES AU XXIE SIECLE COMME FORMES SOCIALES : SEPARATION,FUSION OU CONJONCTION ?
10 April, 2012

[L'auteur est membre du CIRTES( Centre Interdisciplinaire de Recherche Travail), et du LASCO (État et Société Laboratoire d'Analyse des Systèmes de Communication des Organisations)] La débattante est Monique Goosse

En complément des différents exposés de ce colloque, je voudrais simplement préciser que mon propos s'inscrit ici dans une approche conjointe de la sociologie et de l'anthropologie : j'étudierai le rapport entre dimensions intime, privée et publique avant d'esquisser l'analyse de l'articulation entre la dimension spirituelle et d'autres dimensions du moi social. Je n'aborderai donc pas directement l'approche de la théologie pratique. Je m'inscrirai dans une réflexion située dans le contexte de notre univers occidental sécularisé.

(Monique Goosse)

Tout d'abord, au terme de ce colloque, qu'entends-tu par spiritualité et par démarches spirituelles?

Je vais répondre par une question. Qu'y a-t-il de commun entre le spectacle Vertical Road du chorégraphe Akram KHAN, les toiles de Gérard GAROUSTE, Pierre SOULAGES ou Caroline CHARIOT- DAYEZ, la musique du groupe ENYA ou les chants des moines de SILOS, le théâtre d'Henri BAUCHAU, les écrits de Etty HILLESUM abondamment repris et commentés depuis quelques années ? Tous ces auteurs font référence à la vie spirituelle, à des formes de spiritualité.

Que suggèrent les propos d'amis franc- maçons quand ils m'avouent s'être rendus à trois reprises au cinéma pour voir le film « Des hommes et des dieux » ? Ils se disent préoccupés par une forme de vie intérieure, de spiritualité qui ne se laisse pas enfermer dans le cadre de religions instituées ou de systèmes précis de croyance. Je renvoie dans le même sens à l'ouvrage du philosophe marxiste et psychanalyste slovène, Slavoj ZIZEK, Fragile absolu.Pourquoi l'héritage chrétien vaut-il d'être défendu ?

Je pense toujours dans le même sens, aux propos lors d'un colloque du Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté, dans lequel Catherine LAVIOLETTE, une collègue de Louvain la Neuve, estimait fondamentale l'inscription de l'Université dans la vie sociale, au cœur des questions quotidiennes. Elle mettait en évidence l'importance de la dimension spirituelle à partir de cette phrase de la Genèse dans le récit de Caïn : « Qu'as-tu fait de ton frère ? »...

Tout en reprenant ce qui a été dit ces deux derniers jours, je mettrais en évidence ici la notion de principe inspirateur, d'acquiescement à notre finitude et de dépassement de celle-ci. Je mettrai également ici en évidence la notion de transcendance, même si celle-ci peut revêtir des acceptions différentes selon les convictions personnelles.

(Monique Goosse)

Quelle est la pertinence pour les sciences sociales à prétendre analyser les spiritualités ? Y a-t-il un champ commun à la recherche en sciences sociales et à la démarche spirituelle ?

Pour répondre à cette question je mettrai trois traits en évidence tout en rappelant :

  • Même si la vie spirituelle ne prétend pas enfermer dans un mouvement uniforme, elle s'inscrit toujours dans une tradition particulière, dans un contexte sociétal précis. On ne peut pas écouter BACH sans se référer au courant piétiste du XVIIIe siècle en Allemagne, sans pour autant réduire BACH au milieu qui l'a porté. Par ailleurs la cantate BWV 115 «Mache dich mein geist bereit», par exemple, peut m'atteindre en profondeur aujourd'hui, de manière indépendante des circonstances de sa composition, et cela échappe en bonne partie à la visée des sciences sociales.
  • Les démarches spirituelles proposent de s'inscrire dans un dépassement de la rationalité instrumentale et stratégique au profit de la raison large, de la rationalité communicationnelle qui implique la communication, le dialogue entre mouvements, entre convictions, même en termes conflictuels.
  • Les démarches spirituelles ne sont pas de pures démarches mentales, elles s'inscrivent dans des actions, dans des mouvements du corps dans l'espace et le temps, dans des champs identifiables de relations qui structurent l'humain (rapport à d'autres humains et à son environnement naturel), qu'il s'agisse de démarches de prière, de jeûne, de marche, de pèlerinage. Elles ont donc un sens pour la vie sociale globale, que ce soit en connivence ou en réaction par rapport à «l'esprit du temps».

Moi, je vois aussi un lâcher prise, une rupture avec un enchaînement d'actes quotidiens, en tout cas une mise à distance et un centrage sur la profondeur de soi-même pour porter un autre regard sur soi-même et sa relation à l'autre et aux autres

INTIME, PRIVE, PUBLIC

(Monique Goosse)

De manière très précise, dans notre réflexion préparatoire au colloque tu distinguais intime, privé et public ? Pourquoi cette distinction à propos des démarches spirituelles qui paraissent renvoyer plutôt à la sphère intime de la personne ?

Je répondrai en trois temps pour expliquer la pertinence et la validité de cette distinction :

Tout d'abord il ne faut pas confondre le privé et l'intime. La spiritualité renvoie non seulement à l'intimité personnelle mais également à cet espace d'échanges identifié par Danièle HERVIEU-LEGER quand elle parle de la « validation mutuelle du croire » : cette validation s'opère de nos jours non directement par rapport à une institution ou une hiérarchie mais d'abord par les pairs (« ce qui fait sens pour toi fait sens aussi pour moi »). C'est ce qui amène à parler de société en réseau : les convictions, les inspirations qui guident une vie peuvent être partagées avec d'autres, faute de quoi elles ne seraient pas des convictions.

2° Dans le prolongement de ces réflexions, comme je l'avais exprimé dans les conclusions du précédent colloque de l'IPR ici à Strasbourg, il est important de se demander ce que signifie la volonté de reléguer convictions et spiritualités dans la sphère privée : nous assistons trop souvent à une confusion non seulement entre sphère privée et sphère intime mais aussi entre espace public autonome (par exemple le cadre de ce colloque) et espace public organisé, institutionnalisé (par exemple le cadre politique ou de négociations paritaires au plan social). Or les démarches spirituelles s'inscrivent dans des cadres spatio-temporels qui sont plus larges que le cadre intime ou privé. Un déni de l'expression publique des démarches spirituelles peut aboutir au retour instrumentalisé de celles-ci, comme nous le constatons aujourd'hui : pensons à l'affrontement entre des conceptions de l'Europe et du monde occidental, aux rapports conflictuels entre convictions religieuses et modernité !

Par ailleurs dans nos sociétés démocratiques sécularisées, les spiritualités et convictions relèvent d'un espace partagé avec d'autres mais ne peuvent servir de prétexte pour imposer une vision commune et centralisée. C'est chez nous l'héritage de deux siècles de tensions, d'oppositions et de difficultés pour assimiler la séparation des pouvoirs, la liberté de conviction et renoncer à occuper toute la place, comme Emile POULAT et d'autres sociologues l'ont bien montré: nous sommes ici dans un rapport complexe entre les différentes sphères de la vie humaine et devant la difficulté d'articuler les registres factuel, éthique et symbolique.

Les démarches spirituelles relèvent du langage symbolique et ne peuvent être confondues avec des convictions éthiques partagées qui peuvent fonder un vivre ensemble en société, même si cela parait difficile dans nos sociétés occidentales post-industrielles.

3° Enfin cette distinction me paraît permettre d'élucider et d'articuler les rapports entre spiritualité et pouvoirs : il ya toujours le risque d'invasion de la vie spirituelle par les rapports de pouvoir, le risque de vouloir occuper tout l'espace sans qu'il y ait de place pour le questionnement, comme c'est le cas dans les groupements à orientation sectaire. Lorsque nous mélangeons le registre symbolique (ce qui fait sens, ce qui inspire des engagements, ce qui transcende les préoccupations purement factuelles ou stratégiques) et le registre éthique (en politique cela concerne la gestion-médiation de la violence, la manière de considérer les rapports de pouvoir, la place de soi-même et des autres en société), nous assistons à une perversion du sens. Nous sommes à ce moment dans le mouvement sectaire et dans une confusion entre la proposition de vie et la maîtrise sur les autres (on impose à l'autre ce qui parait meilleur au nom d'une certitude sur ce qui est vrai, juste et bon...). On est à la fois dans une perversion spirituelle et une perversion sociale.
Or telle qu'elle est formulée dans différents ouvrages, dans différents mouvements, la proposition spirituelle invite à creuser le désir, à refuser la logique de la maîtrise (sur soi-même, sur les autres, sur l'environnement naturel...), à reconnaître une transcendance par rapport à la logique instrumentale (technique) et stratégique (la gestion des rapports de pouvoir).

SEPARATION, FUSION, CONJONCTION

(Monique Goosse)

Quand tu parles de séparation, de fusion ou de conjonction tu vises le rapport entre action et contemplation ? La communauté de Taizé propos, par exemple, une articulation entre engagement social et contemplation ? je pense notamment à l'engagement de frères de Taizé au Bengla Desh. Même si ton analyse ne vise pas simplement le monde chrétien, que veux-tu exprimer par cette distinction ?

Cette distinction ne vise pas avant tout le rapport entre action et contemplation, mais l'articulation des démarches spirituelles, qui sont aussi de l'action, par rapport à la vie sociale en général. Cette question concerne aussi bien le sens des engagements quotidiens que la démarche plus précise des responsables politiques. Elle a été posée dernièrement chez nous en Wallonie et à Bruxelles, il y a quelques années déjà, quand la JEC s'est intitulée Jeunes et Citoyens ou, plus récemment, quand la Fédération des Scouts Catholiques s'est dénommée Fédération des Scouts, en renonçant à la référence directe à Dieu, pour revendiquer de manière plus large l'importance de l'approfondissement spirituel

1°) La séparation concerne les formes sociales où les démarches spirituelles sont séparées de manière radicale de la vie quotidienne, en particulier dans nos sociétés occidentales sécularisées. Mais une vie spirituelle déconnectée de la réalité sociale vécue est-elle encore une vie spirituelle ?

J'observe avec d'autres, aujourd'hui, une tendance à distinguer différents domaines de la vie, à séparer de manière stricte les conduites que l'on estime adaptées à la vie privée et celles qui conviennent à la vie publique. L'affirmation de l'autonomie du sujet est une conquête importante de la modernité ; il est toutefois intéressant d'observer comment nous articulons différentes dimensions de la vie, en particulier du vivre ensemble et du rapport aux autres. A cet égard la démarche spirituelle est bien une pratique sociale parmi d'autres, une manière de se situer sans réduire le sujet à ses pulsions ou à une attitude passive.

2°) La fusion concerne la volonté de considérer que toute la vie quotidienne doit être absorbée par la démarche spirituelle. Ici se pose à nouveau toute la question du pouvoir et du mélange entre le politique et le symbolique. Dans les sociétés traditionnelles c'était le modèle théocratique. Dans la société actuelle, c'est la manière dont se pose le rapport aux maîtres de spiritualité, aux gourous... Personnellement, je n'ai pas rencontré directement de groupes de personnes qui prétendaient fusionner la démarche spirituelle et toute la vie en société, même en affirmant que la vie spirituelle concerne l'intégralité de la personne et ne peut être séparée de la vie quotidienne.

3°) La conjonction concerne un mode d'articulation entre autonomie subjective et appartenance à un tout social. Ici, je m'inscris en faux contre les propos trop souvent énoncés à propos d'un prétendu « bricolage des croyances » ou d'un hypermarché des religions et croyances dans lequel nos contemporains viendraient faire leurs choix de sens comme consommateurs. La réalité est beaucoup plus complexe et, d'après différentes enquêtes, la recherche spirituelle n'est pas un simple amoncellement de sources diverses ou de choix aveugles. Dans notre société occidentale où le sens n'est plus donné ou admis de manière globale et partagée, le sujet s'efforce de construire une cohérence à partir de différentes références, tout en refusant de s'inscrire dans un espace trop délimité.

Même si la démarche spirituelle représente un versant plus subjectif de l'affirmation d'appartenance à une communauté de sens, elle n'est pas purement individuelle, comme le montrent différentes enquêtes. Elle renvoie au Moi social et aux ressources mobilisables, aux différents espaces d'unification du moi.

(Monique Goosse) A partir de ton étude, la démarche des jeunes qui sont allés aux JMJ, est-elle une démarche spirituelle ?

A ce propos je dirais que je n'ai nul droit ni nulle prétention à porter un jugement sur le caractère authentiquement spirituel ou non de telle ou telle démarche. En ce qui concerne le public des jeunes de 12 à 25 ans, différentes étude existent, mais elles ne me paraissent pas concerner simplement cette tranche d'âge : les grands rassemblements correspondent à un besoin de se relier, besoin d'appartenance, j'oserais dire de communion. Il convient donc ici de distinguer la démarche d'approfondissement individuel de la démarche de relation, tout en notant l'importance d'appartenance et de validation de cette appartenance par des pairs comme je l'ai déjà énoncé.

Dans le mouvement de Taizé qui continue à nous porter aujourd'hui toi et moi, il est clair que la référence à l'articulation entre lutte et contemplation nous dit quelque chose de la distinction et de la relation entre éthique et symbolique, sans confusion. Je me rappelle en même temps les réactions qui s'étaient manifestées lorsque dans les années 1970, un animateur pastoral dans un article d'une revue catholique avait comparé les rassemblements de jeunes à Taizé et ceux du Bol d'Or (rassemblements de motards).

La démarche spirituelle s'inscrit dans un mouvement qui va du désert, de la solitude personnelle et fondamentale à l'agora. L'agora, c'est la place publique, l'endroit où je peux simplement croiser les autres, mais aussi rencontrer et échanger, dans un espace à ne pas confondre avec le marché.

CONCLUSIONS

(Monique Goosse) Si tu veux dire faire place, faire droit à son être profond, je comprends. Quelles conclusions souhaites-tu livrer dans le cadre de ce colloque ?

Nous nous trouvons aujourd'hui devant plusieurs défis :

1) Le défi de la formation du sujet croyant comme l'a énoncé à différentes reprises Gilbert ADLER, celui de l'accompagnement spirituel étudié avec rigueur et nuances par Christine AULENBACHER et Robert MOLDO. Comment faire droit à son moi profond sans être sous la dépendance d'un gourou ?

2) Le défi de l'articulation entre individu et communauté comme l'a montré François WERNERT à propos du dimanche et de la dimension symbolique communautaire du croire. Comment faire droit à la vie spirituelle personnelle sans réduire le croire à l'individualité du Moi? Comment articuler dimension personnelle et dimension collective du croire, dans le contact avec d'autres modes de spiritualités et de croyances ?

3) Le défi de notre société occidentale par rapport à l'usage totalitaire des technologies et la réduction de l'espace social aux dimensions et aux règles d'un espace marchand. L'articulation entre l'éthique, le souci de l'autre, singulier et collectif, et la démarche de ressourcement relèvent de la démarche spirituelle, en tout cas dans la proposition de l'évangile partagée avec d'autres!

Ces défis montrent l'importance d'une réflexion globale sur la place des démarches spirituelles et sur la pertinence sociale plus large d'un colloque comme celui-ci. Ils nous invitent aussi à risquer un débat plus large dans notre société occidentale : nous avons entendu des réflexions d'Europe et d'Afrique, mais la démarche portée en théologie pratique invite à nous décentrer pour comprendre la cohérence de différentes démarches dans d'autres continents et pour risquer des paroles et des actes qui permettent de contester les écrasements, les abus de pouvoir, l'univers des idoles, y compris au sein des croyances instituées.


COLLOQUE DES 14 ET 15 MARS 2012 UNIVERSITE DE STRASBOURG « SPIRITUALITES ET THEOLOGIE : Questions, enjeux, défis »