Le Grand complot au coeur du site du Bois-du-Luc

Le mort de Roux, Vandervelde et Rosa Luxembourg (titre du n 4 de TOUDI annuel 1990
Toudi annuel n°4, 1990

La fusillade de Roux (29/3/1886). Elle fit dix morts

Dans cet extrait de la pièce de Jean Louvet Le grand complet ­qui, jouée à la Louvière au moment où ces lignes sont publiées, apparaît d'une ­manière saisissante ce qu'ont été les premières convulsions du mouvement­ ouvrier en Wallonie et, plus loin, la manière dont le POB a canalisé la­ protestation ouvrière, révélée à travers le dialogue entre Emile Vandervelde, ­le chef du POB et Rosa Luxembourg, la militante radicale de la IIe­ Internationale qui devrait payer de sa mort son radicalisme, à Berlin en ­janvier 1919, lors de l'écrasement de la Révolution allemande des conseils ­ouvriers. Un texte de Robert Demoulin situe le contexte dans lequel éclate la­ grève de 1886 au cours de laquelle l'armée sema la mort parmi les grévistes de­ Roux tout près de Charleroi.

Le 18 mars 1886, à Liège, à l'invitation d'un groupe anarchiste, des milliers ­d'ouvriers se réunirent pour célébrer l'anniversaire de la Commune de Paris.­ Après un meeting terminé par la Marseillaise, ce fut une soirée d'émeute. Le ­bris des vitrines, le pillage des magasins, des restaurants et des cafés dans ­le centre de la ville terrorisèrent les bourgeois. L'ordre fut rapidement ­rétabli. Le lendemain, la grève était générale dans les charbonnages de Seraing­ et des environs. L'armée occupa le terrain et des incidents graves éclatèrent.­ Il y eut des morts. L'unité de la Wallonie ouvrière se manifesta alors par la ­répercussion de cette secousse dans le bassin de Charleroi. Le 25 et le 26­ mars, les mineurs se mirent en grève et pressèrent métallurgistes et verriers ­de les suivre. Les actes de violence se multiplièrent. Les verreries, où l'on­ avait installé des fours à bassin, ce qui avait eu pour effet de réduire la ­main-d'oeuvre, furent détruites. Déchaînés, les émeutiers mirent le feu aux­usines, saccagèrent des châteaux. Une grande peur saisit toute la région.­ L'armée, commandée par le général Van der Smissen, réprima le soulèvement. A ­Roux, le sang coula à trois reprises. A la stupeur succéda le calme. La grève­ cependant s'était étendue aux charbonnages du Centre et du Borinage et les­ remous agitèrent toute la Wallonie, du Tournaisis à Verviers. Carriers de ­l'Ourthe et du Tournaisis, mineurs du pays de Herve réagirent aux événements­ qui avaient ébranlé les grands centres industriels du sillon ­Haine-Sambre-et-Meuse.

Le gouvernement, effrayé, chargea une Commission du travail de faire une vaste­enquête et il s'engagea dans la voie de l'intervention. C'était une véritable­révolution dans les conceptions des dirigeants de l'époque, qui promettaient­aux faibles et aux malheureux une protection spéciale de l'Etat. En 1889, ­l'interdiction du travail industriel pour les enfants de moins de 12 ans et les­jeunes filles de 12 à 21 ans, la durée du travail ne pouvait excéder 12 heures­ et le travail de nuit était prohibé.


[Extrait de Léopold Genicot, Histoire de la Wallonie, Privat, Toulouse, 1973, pp. 382-383.]

[Note de TOUDI en ligne de ce 9 juillet : le spectacle fut joué en plein air sur un vaste espace au coeur du charbonnage de Bois-du-Luc où pouvaient même évoluer des chevaux. Cet espace est aujourd'hui rempli de végétations qui empêcheraient la réédition de la pièce. Pour donner une idée de ses dimensions, à la fin du spectacle une foule de plusieurs dizaines de Borains apparaissent au fond de la vaste scène et sont salués par les grévistes qui crient Les Borains! en les reconnaissant de loin malgré la pénombre.On peut lire aussi une autre information en anglais1]

Un tout jeune adolescent, vêtu d'habits pauvres de 1886, erre sur la scène

Il a perdu la raison

MARIE - Le soir, je reste parfois des heures sans éclairer.

J'attends de mettre un peu de lumière sur le décor: le buffet, le divan, la­table.

Dans l'obscurité, l'écran de la TV, il est très sale. Je ne vois plus très­nettement les couleurs du film.

Il faudra que je brosse, que je prenne les poussières sur tout; enlever les­taches, jeter de l'eau.

Cette manie que j'ai depuis des semaines de garder la même robe sur moi. Le col­est sale.

Je sens mauvais? (A l'Enfant fou) C'est pour cela que tu ne viens pas très de­ moi?

J'arrive souvent la première et je reste seule dans le noir.

C'est le moment de la répétition que je préfère.

Toi aussi peut-être tu faisais du théâtre en ce temps-là?

A ton âge, je faisais rire tout le monde.

Les riches aiment bien que les pauvres les fassent rire.

Je parle toute seule.

Les carrelages, les trottoirs d'hiver à l'eau froide, les enfants des autres,­les vieux des riches, oui, je les ai nettoyés.

Bientôt, il faudra que je joue. Que je me montre.

C'est difficile de bien se montrer. On se fait toujours avoir.

Si on pouvait faire du théâtre dans le noir, comme maintenant, il me semble que ­ce serait plus juste.

On n'entendrait que ma voix, rien que ma voix. Ce serait un moindre mal.

Mais le public a peur quand la scène n'est pas éclairée. Un grand trou noir.

Il y en a eu des grèves pour qu'on soit représenté au parlement, pour qu'on ait­le suffrage universel.

Toi, tu le sais.

Tu sens la poudre, le sang séché sur tes vêtements.

Viens.

Ils ne voulaient pas de nous, les bourgeois. Nous n'étions pas présentables.

Et voilà que moi je ne suis plus présentable.

LE MORT DE ROUX - Ça se transmet, la peur.

Par le ventre, la bouche, les yeux grands ouverts. De père en fils.

Ça se faufile dans tes jambes.

Lui, l'Enfant fou, il a tout vu.

S'il n'avait vu que les ouvriers mendier, s'il n'avait vu que Van Gogh donner ­sa chemise et s'habiller avec des journaux, il ne serait pas devenu fou. Comme­le peintre.

Mais il en a pris plein la gueule, l'enfant: les ouvriers et les ouvrières avec­ des haches et des bâtons, les couvents incendiés, les pillages, les usines­ détruites.

Et l'armée aussi, le 3ème de ligne surtout, qui tirait comme ça, sans prévenir.

"En joue! Feu!"

Tu vois, on dirait qu'il comprend.

Il a été pris dans l'incendie d'un château. Le château d'un patron, d'un grand­ lama.

L'enfant a eu tellement peur qu'il est devenu fou dans les flammes.

MARIE - Perdre la boule, je sais ce que c'est. Mais je suis revenue à moi.

LE MORT DE ROUX - Si je te disais: l'Empereur d'Allemagne propose au roi des ­Belges, Léopold II, de rétablir l'ordre dans le pays pendant l'année terrible.

Si je te disais: en 1886, il y a deux foyers révolutionnaires dans le monde.

Moscou.

Ici.

Je suis un laissé pour compte.

Tu vas, tu viens, on t'oublie.

Tu fais grève, tu meurs d'une balle, là, d'un coup, sur le trottoir.

A la morgue, on était quatorze, quinze grévistes tués, alignés.

Vingt peut-être.

Les familles sont venues reconnaître les morts.

Un après l'autre, on les a reconnus.

Moi, non.

Je suis resté sur la table.

Mon père s'est penché sur moi.

Non. Je ne le connais pas.

La sueur coulait de son front sur le mien transpercé.

Peur, peur des représailles. Personne n'a osé me reconnaître. Gréviste anonyme­dans un angle du cimetière.

Il faut dire que j'avais mis le paquet.

Il y a même une bourgeoise qui est tombée morte en me voyant prêt à incendier­sa maison.

Lui, bien des années après, les enfants le poursuivaient dans les rues.

Pour provoquer ses crises de folie, ils criaient:μ

Gréviste 86! Gréviste 86!

(L'Enfant fou est pris d'une véritable terreur. Dans sa crise, il renverse,­casse.).£t

MARIE - Autrefois, cela m'est arrivé.

Je tombais par terre, toute raide.

Et la mousse blanche sortait entre mes dents.

Petit! Ne te cache pas.

Toi aussi, tu reviendras à toi.

(L'Enfant fou réapparaît des coulisses avec une hache.

Un acteur-clown le désarme). L'Enfant fou rit.

LE CLOWN - J'ai rêvé ce matin que je basculais, la tête en avant, dans le­plaisir de vivre.

Regarde les promesses de ce beau jour à vivre.

La rosée dans mes cheveux, les fougères qui dansent à ton passage.

Une fille en marchant peigne ses longs cheveux.

(Il cache la hache)

Il faut oublier tout cela. Le temps a passé.

Cent ans, cent ans déjà de progrès social.

Hôpitaux, syndicats, partis. Nous sommes un empire.

Nous approchons du but.

LE MORT DE ROUX -- On n'avait peur de rien. On a tout cassé sur notre chemin. ­L'Europe a tremblé.

LE CLOWN - La sécurité sociale, les pensions.

LE MORT DE ROUX - Laisse passer le bourreau. (Il prend la hache des mains du ­clown) Républicains, nous l'étions tous ici. Tu peux me croire, ça a bardé.

MARIE, chante - (à l'intention de l'Enfant fou)

Une belle fille passant par là

Fut séduite par mon héros

Ils en eurent un bel enfant

Qui eut lui-même des enfants

Qui eurent aussi des enfants

Quand les travailleurs sont en grève, les jaunes, les bourgeois disent­encore:

Fous de grévistes!

Une belle fille passant par là

Fut séduite par mon héros.

(L'Enfant fou rit)

Marie passe des vêtements de 1886.

Un acteur manipule une faux.

Deux autres nouent des bâtons de dynamité.

Le Mort de Roux passe devant des mannequins portant des costumes militaires. Il­ s'arrête devant un soldat du 12ème de ligne.

LE MORT DE ROUX - Celui-ci était à Liège. Oui. Le 18 mars 1886.

Il y a eu un grand meeting.

Il s'arrête devant un soldat du 2e de lanciers.

LE MORT DE ROUX - Liège encore. Il y en avait partout pour le meeting­ organisé à l'occasion du quinzième anniversaire de la Commune de Paris.

Devant un costume de carabiniers.

LE MORT DE ROUX - Carabiniers. Toujours à Liège. On n'avait pas oublié la­ Commune de Paris de 1871. Les bourgeois avaient aspergé d'essence les ­travailleurs, y avaient mis le feu. On avait attaché des travailleurs à des ­pilotis, à marée basse. Puis, la mer, la mer les a fait taire. Faut jamais ­oublier ça.

Les bourgeois, ils font belle belle avec nous mais attention.

Devant un costume du 14e de ligne.

LE MORT DE ROUX -- Liège encore. Oui, il y avait beaucoup de soldats,­ beaucoup. Pour le meeting. (Il lit un tract): Compagnons, la crise, terrible­ et lamentable, au lieu de diminuer, grandit de jour en jour. Nous faisons appel ­à toutes les victimes de l'exploitation capitaliste, aux meurt-de-faim que le­ chômage a jetés sur le pavé. Resterons-nous dans une coupable apathie?­ Rappelez-vous que jeudi 18 mars 1886, il y aura quinze ans que l'héroïque ­population de Paris se soulevait et que cette tentative de révolution fut­ étouffée dans le sang de 35.000 travailleurs...

MARIE - Tu as déjà mendié?

UN ACTEUR - Non.

MARIE - Moi oui.

UN ACTEUR - C'est fini, tout ça.

Tous les acteurs se rassemblent sur la scène autour d'un orateur pour un ­meeting.

Devant un costume militaire.

LE MORT DE ROUX - C'est un du 9e de ligne. Moi,

c'est un du 3e qui m'a eu.

(...)

Le spectacle de Jean Louvet se termine alors, à une autre période, celle de ­la grève décrite plus loin par Simenon et à l'occasion de laquelle nous ­assistons à ce dialogue fictif entre Vandervelde et Rosa Luxembourg.

[Note de Toudi en ligne de ce 9 juillet 2012 : il s'agit de la grève générale de 1913, commenté dans un colloque récent voir Les calculs du POB in Notes sur le Centenaire de la Lettre au Roi de Destrée

En coulisses

L'ACTRICE-ROSA LUXEMBOURG, lit - Rosa Luxembourg - Vous voulez condamner les moyens non parlementaires.

Vous laissez faire la rue, puis vous l'arrêtez pour aller discutailler au­parlement. L'arme essentielle, c'est la grève de masse. (A toi)

Elle désigne un acteur qui finit de s'habiller.

L'ACTEUR - Emile Vandervelde - Phraséologie périmée. Vous avez tous annoncé­ le socialisme. Mais les crises économiques ne détruisent pas le capitalisme.

La grève générale est un moyen d'action dépassé, inutilisable et superflu, ­c'est ce que les Allemands eux-mêmes disent. Et vous nous donnez des leçons!

Sur la scène

Des grévistes font un pique-nique. Drapeaux rouges. Deux grévistes passent à­ vélo en riant. Deux passent en faisant de la course à pied. On entend au loin La sonate pathétique de Beethoven.

Deux soldats entrent, dolman, pantalon rayé, bottillons garnis d'éperons. Ils­ sont gais et récitent sur le ton des dix commandements.

SOLDAT I - Quand la caserne s'éveillera

Crédit on fera

SOLDAT II - Quand 1913 partira

1914 de la classe sera

SOLDAT I - Quand la classe partira

Trois jours de fête on fera

UN GREVISTE - Démobilisés?

SOLDAT I - Dans six mois, février 1914. Alors, salut, la classe!

SOLDAT II, salue - A votre service. 2e régiment des Guides.

SOLDAT I - En attendant, il n'y a pas de train.

UN GREVISTE - C'est grève.

Les soldats sortent.

UN GREVISTE, crie - Si vous revenez, ne tirez pas sur nous!

UN GREVISTE - Pas de danger. On est organisés, pacifiques. Cette fois-ci on­ n'aura rien à nous reprocher: pas de violence, pas de saoulards.

UNE GREVISTE -On visite des musées, on nous organise des concerts, des ­chorales; on fait du vélo.

UN GREVISTE - 400.000 en grève. Il y a des mois qu'on organise la grève.

Ils boivent, mangent.

UN GREVISTE - On se souviendra de la grève de 1913.

Cette fois, on va l'avoir, le suffrage universel.

L'actrice Rosa Luxembourg et l'acteur - Emile Vandervelde, prêts, s'intègrent à ­la scène.

ROSA LUXEMBOURG - Vos grèves ont échoué parce que vos dirigeants ont voulu ­fixer par avance des limites précises. Il faut laisser le libre déploiement du mouvement populaire.£t

EMILE VANDERVELDE - Vous êtes anarchiste. Vous niez toute organisation. Nous ­avons confiance en l'aristocratie ouvrière.

ROSA LUXEMBOURG - Vous pensez à court terme. La grève de masse, c'est une ­période de lutte de classes qui durera des années, peut-être des dizaines ­d'années. C'est le premier pas et la forme naturelle de toute action de masse.­Vous ne donnez pas de mot d'ordre. Faites ce que vous voulez, on ne s'y oppose­ pas. Voilà à quoi servent organisation et dirigeants.

EMILE VANDERVELDE - Les travailleurs auront toujours confiance en leurs ­dirigeants. Retenez bien ce que je vous dis ici. Nous ne voulons plus de ­massacres. Nous voulons la grève générale, formidable et irréversible. Mais­ nous la voulons pacifique. Notre grève est un succès.

ROSA LUXEMBOURG Vous vous faites mener par les libéraux qui dictent leurs ­volontés, à travers vous, à la classe ouvrière.

EMILE VANDERVELDE - Vous êtes malveillante et injurieuse. Je porterai ­l'affaire au comité central de la IIème Internationale. Nous ne cédons en rien ­à la pression des libéraux. Tôt ou tard, nous aurons le suffrage universel.­Vous êtes romantique.

ROSA LUXEMBOURG - Il n'y a jamais eu d'épisode romantique dans le mouvement­ ouvrier belge mais des luttes difficiles et violentes.

EMILE VANDERVELDE - Il n'y a pas eu un seul mort en 1913, pas un seul­ gréviste tué. Ecoutez cette belle musique de Beethoven, le peuple aussi a droit­ aussi aux formes de l'art.

Musique.

Un enfant entre en courant sur la scène, habillé dans un costume de 1913.

L'enfant a peur.

UN GREVISTE - Viens.

L'enfant recule.

Emile Vandervelde s'approche de l'enfant.

EMILE VANDERVELDE - Il ira à Bruxelles, sans crainte, avec un cortège ­d'enfants. On leur donnera du chocolat, du lait, des biscuits. (A l'enfant)

Dis quelque chose.

Tu as peur?

L'enfant ne répond pas.

Vandervelde prend l'enfant par la main et sort dans La sonate pathétique de­ Beethoven.

Fin.

  1. 1. Walloon Jacquerie : le résumé des événements sur la Wikipédia de langue anglaise